Poétique circassienne et autres jongleries chromatiques chez Karel Appel

 


 

« (…) pour compléter votre conception, prenez-le aussi pour un homme-enfant,

pour un homme possédant à chaque minute le génie de l’enfance,

c’est-à-dire un génie pour lequel aucun aspect de la vie n’est émoussée. [1]»

Charles Baudelaire, 1863.

 

 

 

                                    Karel Appel le répéta à l’envi : s’il n’avait pas été peintre, il aurait voulu être clown. Clown ? Autre forme de vie d’artiste, dans la tradition romantique de la bohème saltimbanque du xixe siècle ? Figure à l’excès expressif d’une liberté nomade, d’une subversion sociale par la marge ? Personnage « miroir du monde » et des sentiments humains les plus élémentaires, des rires aux larmes, de la joie enfantine à l’émerveillement des imaginations, de la peur aux yeux écarquillés à la tristesse mélancolique ? Dans la « parade » circassienne qui naît puis se popularise tout au long de la seconde moitié du xixe siècle européen, défilent et s’exhibent, en moult grimaces et contorsions gestuelles, en moult couleurs chatoyantes assemblées en un patchwork chamarré ou en un blanc effarant d’éclat de solitude, clowns pitres, clowns facétieux, clowns dandys, clowns jongleurs, clowns grandiloquents, clowns ripailleurs, clowns blagueurs, clowns amoureux sans espoir, clowns acrobates, clowns mimes, entre grotesque et empathie sentimentale, entre mise en danger des corps, séduction ambivalente et transgression des genres et des normes bourgeoises…

Laquelle de ces figures clownesques aurait été Karel Appel s’il n’était devenu ce peintre sculpteur poète reconnu, membre fondateur du groupe Cobra en 1948, expérimentateur de nouvelles formes picturales et sculpturales comme autant de formes d’utopies impossibles dans un monde en ruine, se forgeant un langage plastique assimilé par les critiques, dans les années 1950, à un « Art autre[2] » ou informel, puis à l’expressionnisme abstrait américain, quoique l’artiste contesta ces étiquettes par une pâte toujours puissamment figurative et de constantes variations de « styles » et de techniques ? Aurait-il été le « clown d’Amsterdam[3] », cette ville où il naquit en 1921, dans l’un de ses quartiers populaires ? Le clown solitaire et errant des cirques ambulants de son enfance néerlandaise ? Le « clown miteux » dont se rient les « enfants cruels » ? Le « clown serpent » charmeur et tendre ou le « clown anti-robot », contre-figure libre face à une société moderne rationnelle et technologique, oublieuse de l’humain et de la nature ? Le « clown visage paysage » dont les « godillots troués », à la manière de ceux de Van Gogh, marche dans l’impossible rejoindre l’attente enchantée d’une foule aux mille visages ? Le « clown blanc » ou le « clown noir » du « plus grand chapiteau du monde » qu’est la piste cinétique des rues new-yorkaises bigarrées et en perpétuelle frénésie ? Le clown devenu « fraternel » auprès des enfants miséreux de Lima et de « l’antique soleil des Incas » ? Le « clown aux larmes d’or » ou le « chat clown » ou le « clown à tête de chien », formes hybridées et rêveuses entre l’humain mis en spectacle et l’animal ? 

 

 

 


 

 

« Au loin

Hors du temps

Le cirque

Sur la ligne d’horizon[4] »

Karel Appel, Appel Circus, 1978.

 

          Karel Appel aurait pu être toute cette multitude clownesque, déroulant, déjouant, défiant, ou s’appropriant la représentation moderne de cette figure aujourd’hui si familière, que l’historien de l’art Jean Clair, dans son texte introductif au catalogue de l’exposition La Grande Parade. Portrait de l’artiste en clown[5], identifie à celle de l’artiste solitaire et déclassé du xixe siècle bourgeois et industriel, qui, pauvre et flâneur dans les villes, s’exprime « pour dire son moi profond, pour faire partager ses émotions, ses passions, ses états d’âme[6] » et qui « quand il se voit dans un miroir, commence à grimacer pour se faire entendre (…). Cela veut dire que c’est désormais dans le mime ou dans le clown que le peintre va chercher son modèle[7] ». Tous ces clowns auraient pu être – et l’ont été – les alter ego d’Appel qui les fait apparaître, revenir de son souvenir d’enfance ou de son rêve éveillé d’adulte, et circuler tels des événements autobiographiques, autant picturaux et sculpturaux que poétiques, dans « Circus », cet ensemble de gouaches colorées conçues par le peintre entre 1976 et 1978, dont seront tirées en 1978 les trente gravures sur bois de l’album Cirque miroir du monde et les dix-sept petites sculptures en bois contreplaqué polychromes formant, au sol d’une salle muséale, une joyeuse parade-installation, Appel Circus[8] – comme il y eut le célèbre cirque Medrano, fréquenté assidûment par artistes et poètes dans le Paris bohème des années 1890-1920, ou le non moins notable cirque Busch, né en Allemagne et itinérant à Amsterdam dans les années 1930-1940[9] , ou dans le régime de la filiation sculpturale, le miniature et mobile Cirque Calder transportable, « fabriqué », entre 1926 et 1932, avec des objets des plus disparates – fil de fer, bouchons de liège, morceaux de tissus – par le sculpteur américain Alexander Calder. Des entités porteuses du nom de leurs propriétaires ou de leurs créateurs, où « le petit peuple du cirque », humain et animal, se produit en des tours singuliers, périlleux, absurdes : acrobates, clowns, dompteurs, musiciens, écuyères, magiciens ou magiciennes, voltigeurs, trapézistes, jongleurs, bestiaire circassien ludique et merveilleux – des chevaux aux lions, des tigres aux chiens savants, des serpents aux otaries joueuses. Karel Appel les convoque dans son « cirque » plastique et sculptural, qu’il circonscrit à l’intérieur d’un espace enfantin perdu, par un trait de dessin assagi et maîtrisé, par l’utilisation de couleurs franches, en aplats nets et, pour les sculptures, par un assemblage vivant et entremêlé de plaques de bois polychromes, comme un écho lointain à ses premiers objets et tableaux sculpturaux hétéroclites, faits de rebuts trouvés, de morceaux de bois, d’ustensiles en métal usagés, de clous rouillés. Reviennent à notre mémoire visuelle le Personnage vert (1947) ou le Personnage debout (1947), figurines ambivalentes et distordues, « bricolées » de bouts de bois et de pointes métalliques, recouvertes de vives traces picturales, ou bien encore, les Deux Chouettes (1948) nées d’un même corps ligneux et apparaissant grâce à des traits rapides à l’aquarelle.

      Nous pourrions définir, dans sa totalité plastique, l’ensemble Appel Circus comme la « scène circassienne » de Karel Appel.

La « scène » esthétique n’est pas selon le philosophe Jacques Rancière, « l’illustration d’une idée. Elle est une petite machine optique qui nous montre la pensée occupée à tisser les liens unissant des perceptions, des affects, des noms, des idées, à constituer la communauté du sensible que ces liens tissent et la communauté intellectuelle qui rend le tissage pensable[10] ». Avec Appel Circus, l’artiste dispose et superpose de façon éclatée et distante par les différents médiums utilisés trois « scènes » — sculpturale, picturale et poétique – et une quatrième scène, que nous dirons « intermédiaire », appartenant à l’album de gravures sur bois, faite d’une simple pochette, qui vient, porteuse du titre de l’œuvre figurée partiellement cachée par une feuille calque découpée, s’intercaler entre le motif coloré et le texte poétique qui l’accompagne, un entre-deux dessiné-peint et manuscrit, entre l’image gravée et le mot imprimé lourdement typographique. La scène circassienne d’Appel serait donc à l’image de « cette machine optique » à l’intérieur de laquelle se tissent des liens intimes unissant l’autobiographique à une « pensée » picturale et chromatique tournée vers l’expérimentation formelle et une réflexion mélancolique sur la condition moderne de l’artiste, un vocabulaire plastique apaisé, après les années de jeunesse de « la véhémence expressive », voire parfois brouillonne, à une poésie qui se fait, dans cette circonstance, visuelle et concrète.

Dans un entretien avec le poète André Verdet, en 1974, Karel Appel, qui fut à l’époque de sa jeunesse estudiantine un lecteur passionné du Walt Whiman de Feuilles d’herbe (1855), du Lautréamont des Chants de Maldoror (1869), et des poètes modernistes néerlandais, qui fut aussi l’ami des poètes comme avec Hugo Claus dans les années 1950 ou Christian Dotremont au moment de la naissance de Cobra, décrit le « fonctionnement » de son écriture poétique, qui se déploie pleinement dans l’Album : « J’écris spontanément. Je ne change que très peu les mots qui me sont venus. Ce qui n’est pas bon, je le décline et je recommence. Quant à l’humour, tu as vu juste. Même la poésie la plus intime, la plus mélancolique, la plus tragique, je la “casse” par le titre. Je choisis mon titre de manière à cacher le vrai sentiment du poème. Un titre qui, au fond, n’a rien à voir avec le poème (…).[11] »

                  Aller à travers l’image, passer outre le titre… et atteindre l’intimité poétique : l’Album Cirque miroir du monde n’est donc pas seulement un livre d’artiste, dont la composition ouvre sur un univers plastique peint et dessiné joyeux et dynamique avec ses figures animées circassiennes et ses découpes joueuses des titres – cette « scène intermédiaire »—, il est un recueil de poésies à part entière, tissant liens et passages, sombres parfois, mélancoliques souvent, vers le narratif d’une vie et d’une introspection de l’artiste :

Ainsi, dans le poème intitulé « Toute la tendresse du monde[12] » :

 

« COBRA

Mon premier tour de piste.

 

On te nomme enfant-adulte

 

Le jeu de l’enfant-adulte

Est un jeu tendre et grave

Il joue avec les règles du jeu

Il transmute la matière

De la naissance à la mort

 

Celui qui perd le sens du jeu

Porte un nom

C’est l’homme fanatique

L’homme fanatique ne joue plus

Il a été joué comme un dé

 

Il y a une sorte d’errance

Dans les choses

Qui flamboient

Et se consument

                                                     Comme le feu

                                                     Comme la

                                                     FIN »

 


                       Ce sont trente poèmes dont la facture interne est presque conceptuelle dans l’usage de la typographie et de l’organisation visuelle des mots, des blancs, et des vides espacés sur la feuille. Les mots sont en lettres majuscules, de couleur noire, certains sont teintés d’un rouge magenta, d’un jaune soleil ou orangé, d’un vert émeraude, d’un bleu cyan ou tirant vers l’outremer. La « palette textuelle » joue avec la « palette chromatique », réduite à l’épure, laissant le récit appellien se raconter : l’enfance émerveillée et l’adolescence misérable pendant les années de guerre et d’Occupation, les saltimbanques et gens du voyage qui le fascinent, les impressions américaines et le bouillonnement circassien qu’est New York où vécut Karel Appel, le jeu toujours, la liberté toujours, le monde animal, les voyages apaisants et solaires en Amérique latine, la couleur expressive, le monde menacé par la technologie moderne, la condition périlleuse du peintre :

 

 « Cirque

Miroir

Des hommes

 

J’ai toujours

Été fasciné

Par le jeu

Dangereux

De l’homme

Et de l’animal

Du cercle de feu

Du trapèze

Et du vide

 

                                    Peindre

                                    Ce travail

                                    Sans filet[13] »

 

                  La « scène poétique » dessine le regard, rétrospectif et humaniste, de l’artiste sur ses choix de peintre, ses souvenirs et regrets d’enfance, sur une société contemporaine qu’il voit ignorante et destructrice des mondes végétal et animal. Cette scène et ses figures imaginaires ou réelles riment avec un faire du possible en traversant l’impossible, une vision de l’artiste que Karel Appel va chercher en la reprenant à son compte chez le poète français symboliste Théodore de Banville qui écrivait, en 1879, à propos des mimes acrobates britanniques, les frères Hanlon Lees : « Entre l’adjectif possible et l’adjectif impossible le mime a fait son choix ; il a choisi l’adjectif impossible. C’est dans l’impossible qu’il habite ; ce qui est impossible, c’est ce qu’il fait[14]. »

Si Appel se mire dans le visage du clown de son enfance, il se décrit aussi en « Jongleur prophétique » qui s’interroge et s’interrogera jusqu’au dernier instant sur la création qui est la sienne :

 

 « (…)

                                    Suis-je devenu peintre

                                              Par indignation ?

Pour crier

Pour tracer dans l’espace

L’amour de la liberté ?[15] »

 

                  Ce qui lie Appel Circus à la fois intrinsèquement et à l’ensemble de l’œuvre de l’artiste néerlandais, ce sont donc les thèmes récurrents du jeu et de la liberté, de l’anti-autorité, de l’enfance qui ne s’éteint pas, et une tendresse originelle pour un bestiaire plus présent que jamais, plus essentiel à l’équilibre du monde que ses qualités de merveilleux ou de fantastique, où s’hybride, avec félicité et égalité, et de façon toute contemporaine, l’humain et l’animal et le végétal, dans ce que Pierre Restany définissait comme la « coexistence entre l’Homme et l’Animal, l’Homme et la Fleur[16] » et « un Hymne à la vie, à la coexistence pacifique entre les trois ordres de la création[17] ». C’est aussi – nous l’avons précédemment évoqué – une continuité adaptée des matériaux, des bois et objets trouvés aux souches de bois d’olivier creusé et peint à l’acrylique (L’Homme hibou n° 1, 1960), que Karel Appel expérimente à profusion dans les années 1960, des polystyrènes peints en relief et plaques en inox assemblées composant des sculptures monumentales en extérieur (Anti-Robot, 1976 ; Poisson volant, 1982) aux bois contreplaqués des petits personnages colorés s’articulant entre animal, végétal et humain, rendus familiers par l’univers de l’Appel Circus. 

 


 

           

 

 

« À quels clowns inconnus

Les visages que je peins

Dérobent-ils

Parfois leurs masques ?[18] »

Karel Appel, Appel Circus, 1978.

 

                        Karel Appel se souvient : « Un matin, j’ai peint un clown essayant de se tenir sur un gros ballon et qui tombait toujours. Je fis des dessins, et après dix jours, j’eus beaucoup d’esquisses. Un jour, le clown retira le masque, le nez, les cheveux, c’était une fille magnifique.[19] » L’épisode relaté par l’artiste lors d’un entretien, l’étonnement et le ravissement qui en naquirent, se situe au début de la Seconde Guerre mondiale, au moment de l’invasion des Pays-Bas, le 10 mai 1940, par l’armée allemande. Appel, dans ses fuites, ses caches et ses pérégrinations à travers un pays en proie à la famine, se trouve alors dans la province du Limbourg. Il a une vingtaine d’années, a débuté son apprentissage des techniques picturales et du dessin avant-guerre auprès d’un oncle maternel, peintre amateur, et du peintre impressionniste amstellodamois Jozef Verheijen (1899-1976), et tente d’entrer à la Rijksakademie van beeldende kunsten d’Amsterdam – ce qu’il réussit en juin 1942. Durant cette période difficile et douloureusement « saltimbanque », le jeune homme accumule les croquis, les esquisses, pris sur le vif : ce sont des visages de paysans au fusain, des silhouettes énergiques au crayon, des paysages, des fleurs, des maisons fixées par les couleurs tourmentées de l’aquarelle. Van Gogh n’est pas loin, Karel Appel oscille entre les nuances impressionnistes et la touche expressionniste. Il découvre les fauves français, les expressionnistes allemands, la peinture violemment colorée et tragiquement ironique de Kees van Dongen. Surtout, à partir de 1942, Matisse et Picasso vont l’influencer. Ses peintures, ses dessins, ses premiers objets peints accusent des traits plus appuyés, plus rageurs, plus spontanés, et se singularisent par une exaltation de la couleur. Le motif du clown est plus que familier à l’artiste naissant, lui qui, depuis l’enfance, fréquente les spectacles du cirque. Mais, surtout, lorsqu’il choisit ce motif, comme autant d’exercices d’apprentissage de la saisie du mouvement et de la figure, il s’inscrit dans la « tradition » moderne du motif clownesque qui s’est affirmé dans la seconde moitié du xixe siècle et épanoui avec les avant-gardes picturales des années 1900-1920, au rythme de la popularité grandissante de la piste circassienne et de ses protagonistes dans les milieux littéraires et artistiques. Impressionnistes (Auguste Renoir et son Clown au cirque, 1868 ; Edgar Degas et sa Mlle Lala au cirque Fernando, 1879 ; Toulouse-Lautrec et La Clownesque Chat-U-Kao, 1895), pointillistes (Georges Seurat, Le Cirque, 1890-1891), fauves et expressionnistes (Kees van Dongen avec son grotesque et dérisoire Clown qui se croit être le Président de la République, 1905-1907 ; Georges Rouault avec ses Clown au tambour, 1910-1913, et Clown tragique, 1911 ; Max Beckmann et sa série gravée, La Foire, 1921 ; Otto Dix et sa Scène de cirque, 1923), (pré)cubistes (Picasso et sa cohorte de Pierrot, d’Arlequin et d’acrobate tristes et désespérés), premiers abstraits (Fernand Léger, Cirque Medrano, 1918) voient dans le motif circassien sinon leur modèle, à tout le moins leur double, mais, surtout, un matériau plastique et coloré malléable à toutes les révolutions esthétiques de la modernité.

            Mais, avant la réalisation d’Appel Circus, peut-on évoquer une continuité du motif clownesque dans la peinture ou la sculpture de Karel Appel ? La réponse immédiate est négative, d’autant que les courants picturaux des années 1950, de l’abstraction lyrique ou géométrique à l’expressionnisme abstrait américain ou aux tenants de l’Art informel évacuent le motif figuratif pour le geste ou la ligne pure. Seul Georges Rouault maintiendra un fil, dès les années 1930, avec la figure du clown qu’il fera tragique et christique (Le Vieux Clown, 1930 ; Le Clown blessé, 1932 ; Le Clown Jim, 1946). Seuls quelques peintres, qui firent les avant-gardes du début du xxe siècle, reviennent tardivement sur le motif, particulièrement sous la forme de livres d’artistes, associant lithographies et poèmes ou textes manuscrits. C’est le cas de Henri Matisse avec son œuvre au pochoir Le Cirque (Jazz) (1947), portfolio de vingt planches lithographiques réalisées à partir de gouaches découpées, avec lesquelles l’auteur de La Danse (1909-1910) réinvente, par montages et découpes, les protagonistes de l’univers circassien dans des couleurs extrêmement vives et joyeuses. Fernand Léger, également, qui, dès 1918, avait consacré à ce thème de prédilection des « tableaux simultanés ». Avant de réaliser, en 1953, ce qui sera l’acmé magistrale de son œuvre circassienne, La Grande Parade sur fond rouge, il élabore, à partir de gouaches, un ensemble de soixante-trois lithographies accompagnées d’un texte personnel manuscrit : Le Cirque, édité par Tériade en 1950. Même titre pour le livre d’artiste, faite de lithographies et de poèmes, imaginé par Marc Chagall en 1956. Une filiation peut ici se faire avec Appel Circus, à la fois dans la conception, les thèmes et motifs.

Néanmoins, Karel Appel ne s’est pas privé, notamment dans ses entretiens avec Frédéric de Towarnicki, d’affirmer que les visages qu’il peint « finissent assez souvent (…) par atteindre une dimension plus ou moins clownesque[20] ». Il précise : « Souvenirs enfouis, sans doute, de visages réels entrevus dans ma vie, déformés par la souffrance, l’humour ou le travail. Souvent dingues. Devenus ensuite imaginaires, quand je les pare de mouvements, de couleurs libres, selon la tête. Ces couleurs aussi deviennent alors clownesques.[21] » Couleurs clownesques, gestuelles clownesques, masques du clown toujours présent-caché dans ses œuvres ? Peut-être peut-on le percevoir déjà dans ses huiles sur toile de 1947-1948 : Effroi dans l’herbe (1947) ou Le Cri de la liberté (1948). Mieux encore dans ce Sourire de 1950, où une tête dont le nez rond au rouge éclatant et les yeux exagérément soulignés par le jaune et le vert nous regarde entre ironie et moquerie. Certains portraits de la période dite de la « véhémence expressive » laissent poindre cette « survivance » de l’excès clownesque et, non sans clin d’œil, nous pourrions nommer, par exemple, le Portrait de Michel Tapié de Céleyran (1956). Ses visages paysages des années 1970 (Visage-Paysage, n°3, 1976) poursuivent cette figure fantôme dans la distribution des couleurs vives, débouchant sur les gouaches circassiennes de 1978.

 

            Appel Circus serait donc le livre ouvert du motif circassien dans l’œuvre de Karel Appel. Les années 1970 sont pour l’artiste une période d’attente, de transition, d’« entre-deux[22] ». Appel Circus vient, en quelque sorte, « résumer » une vie ou faire le point sur une vie de peintre. Le cirque appellien se fait métaphore, les figures du cirque se font métaphores d’un appétit de peindre, d’un monde intérieur plus secret et pudique, d’une mélancolie venue, d’une vie d’artiste sur le fil du temps… et sur une scène du monde dont, un jour, l’on s’absente.

 





[1] Charles Baudelaire, « Le peintre de la vie moderne », Critique d’art, Paris, Éd. Gallimard, coll. Folio/Essais, 1976, 1992,

 

 

 p. 351.

[2] Karel Appel rencontre, au début des années 1950, à Paris, le critique d’art Michel Tapié, par l’entremise du poète belge Hugo Claus. Fasciné par la force expressive et spontanée de la peinture de l’artiste, il l’intègre, en 1952, à son « exposition manifeste », Un art autre, ainsi qu’à la publication du même titre.

[3] Toutes les expressions entre guillemets qui suivent sont extraites des titres ou des textes poétiques de l’Album Cirque miroir du monde.

[4] « Depuis toujours les bohémiens vivent comme les artistes », Album Cirque miroir du monde, I, 07. Collection LAAC de Dunkerque.

[5] Exposition La Grande Parade. Portrait de l’artiste en clown, Galeries nationales du Grand Palais, Paris, du 12 mars au 31 mai 2004. Commissariat Jean Clair.

[6] Jean Clair, « Parade et palingénésie. Du Cirque chez Picasso et quelques autres », catalogue La Grande Parade. Portrait de l’artiste en clown, Paris, Éd. Gallimard, 2004, p. 31.

[7] Jean Clair, op. cit., p. 31.

[8] Pour toutes les informations relatives à la réalisation technique des gravures et des sculptures d’Appel Circus, nous renvoyons aux travaux de recherche universitaire de Carine Beyer : « Les sculptures du Cirque et autres œuvres sculptées de Karel Appel dans les collections du musée d’Art contemporain de Dunkerque », mémoire de maîtrise d’histoire contemporaine, 2003, université Charles-de-Gaulle-Lille 3 ; « Collaborations artistiques et nouvelles techniques d’estampes inventées par Claude Manesse dans les années 1970-1980 », DEA en histoire contemporaine, 2004, université Charles-de-Gaulle-Lille 3.

[9] Dans ses journaux de 1940-1950, le peintre allemand expressionniste Max Beckmann, exilé à Amsterdam, note brièvement à la date du 17 août 1944 : « … Longtemps flâné au Zirkus Busch sous un soleil éclatant. Il faisait beau et j’ai vu plein de tableaux de moi ! », Max Beckmann, Écrits, Paris, Éd. ENSBA, 2002, p. 281.

[10] Jacques Rancière, Aisthesis. Scènes du régime esthétique de l’art, Éd. Galilée, 2011, p. 12.

[11] « Entretiens André Verdet-Karel Appel », Karel Appel, Propos en liberté (1974-1984), Paris, Éd. Galilée, 1985, p. 43.

[12] « Toute la tendresse du monde », Album Cirque miroir du monde, III, 29. Collection LAAC de Dunkerque.

[13] « On voit marcher toutes les couleurs », Album Cirque miroir du monde, II, 11. Collection LAAC de Dunkerque.

[14] Théodore de Banville, préface aux Mémoires et Pantomimes des frères Hanlon Lees, 1879. Cité par Jacques Rancière, « Les gymnastes de l’impossible », ibidem, p. 105.

[15] « Le jongleur prophétique », Album Cirque miroir du monde, III, 29. Collection LAAC de Dunkerque.

[16] Pierre Restany, Street Art. Le second souffle de Karel Appel, Paris, Éd. Galilée, 1982, p. 64.

[17] Op. cit., p. 64.

[18] « L’âne trop paisible pour les enfants cruels », Album Cirque miroir du monde, II, 19. Collection LAAC de Dunkerque.

[19] Cité par Carine Beyer dans son mémoire de maîtrise d’histoire de l’art contemporain, « Les sculptures du Cirque et œuvres sculptées de Karel Appel dans les collections du musée d’Art contemporain de Dunkerque », université Charles-de-Gaulle-Lille 3, 2003, p. 47.

[20] « Entretiens Frédéric de Towarnicki – Karel Appel », Karel Appel, Propos en liberté (1974-1984), ibidem, p. 90.

[21] Op. cit., p. 90-91.

[22] Claire Stoullig, « L’in-between situation des années 1970 », catalogue de l’exposition Karel Appel. L’art est une fête, musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 27 février-20 août 2017, Paris, Éd. Paris-Musées, 2017, p. 89.

 

 


 

 

 

Ce texte a été publié dans l’ouvrage Appel Circus, édité par par le Lieu d'art et d'action contemporaine de Dunkerque, mars 2021.

Commentaires

Articles les plus consultés