Colette Brunschwig & Claude Monet in conversation

 


          Colette Brunschwig se souvient. Elle a 20 ans dans le Paris de l’immédiat après-guerre. Elle veut être peintre. Elle est peintre. Dans un paysage pictural bouleversé, incertain, confus, elle fréquente les ateliers qui ouvrent de nouveau, avec les noms d’avant : André Lhote, Fernand Léger, Jean Souberbie. Il faut recoudre la leçon du cubisme de Cézanne puis de Braque, tenter de ressaisir le fil perdu d’un éclatement, d’un morcellement formel qui furent révolution des avant-gardes au début du xxe siècle, rattraper le fil dissous et ambigu avec l’impressionnisme, celui de Claude Monet notamment, surtout.

 

Colette Brunschwig s’invente ainsi un apprentissage rigoureux mais bref chez André Lhote comme l’a fait avant elle Aurelie Nemours, comme le fait au même moment qu’elle Pierrette Bloch, entre autres. Recherche de la forme. Questionnement de la représentation dans un monde défait ou déconstruit, fragmenté et démultiplié, rapport avec la nature (ce « d’après nature » devenu problématique), captation du réel. Colette Brunschwig se souvient : « [André Lhote] a été l’un des premiers à montrer et à expliquer que la peinture, ce n’était pas simplement reproduire la réalité, que la peinture était quelque chose de réel. Il a ouvert une autre possibilité. Ne plus penser que la peinture servait à reproduire le réel. […] Cela nous permit de penser qu’il y avait une autre façon de peindre que de reproduire la réalité. Cela renvoyait à la question de l’abstraction.[1] » Pour Colette Brunschwig, cette « leçon » ouvre un infini pictural, un cosmos pictural où se joue une métaphysique entre l’Orient et l’Occident, ouvre à des formes nouvelles, à des géométries inattendues autant qu’énigmatiques et suspendues dans l’incomplétude, la libère d’une réalité qu’elle sait impossible à dire : que peindre après le désastre humain, comment peindre après la destruction, après les destructions de la guerre totale qu’elle vient de vivre. S’il ne peut y avoir d’image ou si toute image ne peut que rencontrer sa propre disparition, il y a la peinture, laquelle par sa seule matière, par les tensions et gradations chromatiques et les recouvrements à saturation qu’elle permet, par les irruptions de lumière et les éclats soudain de couleurs qu’elle gicle sur une toile, sur un papier, sur un morceau de bois contreplaqué se fait réel ou réalité immédiate, tactile, palpable à l’œil immergé. 

 

Colette Brunschwig se souvient : « C’est à partir de ce moment-là que j’ai commencé à étudier Monet. Je crois que la première fois que je suis allée à Giverny, c’était pendant cette période où j’étais chez André Lhote. À Giverny, j’ai vu quelque chose d’extraordinaire. J’ai vu la fin de la peinture et à quel point Monet était un peintre d’avant-garde. Monet a créé le réel à partir de la peinture qu’il faisait. Le réel venait de la peinture.[2] »

            Colette Brunschwig tient son fil retrouvé : Claude Monet… avec lequel elle dialoguera toujours. La conversation d’une vie de peintre, ponctuée par un texte critique écrit en 1960 et publié en novembre 1999 dans la revue Lignes : « Sur Claude Monet [3]». 

 

            La nouvelle exposition consacrée au travail de Colette Brunschwig, proposée par la galerie Jocelyn Wolff, s’articule autour de l’écriture de ce texte et du regard de l’artiste sur l’œuvre du peintre impressionniste, particulièrement son œuvre ultime que furent les Nymphéas. D’une guerre l’autre, une révolution de l’espace sous la pression inexorable d’un raccourcissement du temps, d’une vitesse déconcertante et d’une condensation des heures, des formes sérielles, la tentative de la lumière même si « négative », selon les mots de la peintre, contre le noir de la ténèbre et le blanc du néant. 

 


 


 

            Des œuvres au pastel, à l’aquarelle, au stylo bille et à l’encre sur papier, des dessins dits « téléphoniques » réalisés par le geste immédiat de la main prise dans un moment instantané et intermédiaire – entre la vie sociale et privée de la conversation et la poursuite de l’œuvre dans le moindre instant disponible –, des huiles sur toile grand format redessinent, retissent spatialement ce dialogue avec Monet et la réflexion continue de Colette Brunschwig sur la peinture, l’intimité de celle-ci avec la dissolution et le recommencement, et la puissance visuelle de la peinture sous toutes ses formes matérielles et ses formats. Depuis l’ombre ou le « tohu-bohu » inextricable d’un trait énergique, arabesque, fragile, depuis une saturation de griffures, d’écritures et de notations recouvertes, depuis une chorégraphie compulsive de la main jusqu’au recouvrement zébré du blanc déchiré de la feuille de dessin d’un carnet de croquis, depuis l’irruption des couleurs du spectre lumineux, depuis l’infinité des gris – denses, laiteux, sales, souples, marronnés, disséminés, contemplatifs, aucunement neutres – déchirant, évacuant, perçant le noir, laissant poindre la lumière diurne, mince, présente telle une esquisse de clarté résistante, diffuse, vitale.

 

            La plupart des œuvres exposées n’ont jamais été ou rarement montrées. Les « dessins téléphoniques », de petit format, au nombre de 130, tracés au crayon, mais surtout au stylo bille noir, bleu, rouge ou vert seront accrochés en séries, sur le mode de la grille, formant un mur de formes géométriques et courbes, de lignes et de filets en suspens d’une fin refusée, de couleurs rimbaldiennes[4] et de lumières transparentes, recomposant un « espace [semblant] se transformer en temps[5] ». Colette Brunschwig capte et maintient « un angle[6] » de lumière entre les lignes, (re)parcourant le cycle solaire – et terrestre – du levant au couchant… et à la possibilité de son recommencer.

 

Exposition « Colette Brunschwig & Claude Monet in conversation »

Curated by Marjorie Micucci,

with selected works of Colette Brunschwig

Galerie Jocelyn Wolff, Romainville.

  

Vernissage : dimanche 9 janvier 2022.

 

Exposition du 9 janvier au 12 février 2022.

 



[1] Entretien avec Colette Brunschwig, 8 juin 2017, in Marjorie Micucci, « Approches de Colette Brunschwig », Colette Brunschwig, Peindre l’ultime espace, Livre 2, Paris, Manuella éditions, p. 11.

[2] Ibidem.

[3] Le texte « Sur Claude Monet » est reproduit dans le Livre 2 de la monographie Colette Brunschwig, peindre l’ultime espace, ibidem, pp. 99-130.

[4] Colette Brunschwig cite très souvent le poème d’Arthur Rimbaud « Voyelles » (1871), dans sa réflexion sur les couleurs et les valeurs.

[5] Colette Brunschwig, « Sur Claude Monet », op. cit., p. 117.

[6] En référence au poème d’Emily Dickinson – que Colette Brunschwig a beaucoup lu – dont les premiers vers sont : « L’Angle d’un Paysage – / Qui a chaque fois que je m’éveille – / Entre mon Rideau et le Mur / sur une vaste Fente – // En attente – comme un store Vénitien – / Accoste mon œil qui s’ouvre – (…) », traduction Françoise Delphy, Emily Dickinson, Poésies complètes, Paris, Éditions Flammarion, 2009, Fr 578, p. 541.



Photographies de l'exposition : © François Doury.

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