Lola Gonzalez, “Tonnerres” (2021)

 


                                                                        « Un jour,

                     NOUS,

Se vit,

         Dans un monde posthume, (1)»

 

            La maison a été brisée. Coupée. Inhabitable, elle hoquète désormais, démembrée, désarticulée. Ce qu’il reste de ses murs se tord dans le souvenir de l’effroi des vents tempétueux et des pluies froides insatiables. C’était une maison tranquille. À l’écart. Recluse sur sa solitude. Sage. Spacieuse, tournée fière vers l’horizon marin atlantique. Élégante au cœur des forêts et sous-bois ensoleillés des campagnes secrètes et silencieuses. Bourgeoise, encerclée de jardins réguliers à la découpe classique. C’était une maison tranquille, abritant, accueillant l’énigmatique chœur humain hésitant. Singulier et collectif. Clos et vigilant. Guetteur et en attente l’hiver venu d’une bataille indéfinie, à l’ennemi imprécis. Un chœur à la forme intime de famille, de groupe, d’amitié, de clan, de groupuscule, de communauté parmi les communautés incertaines. Inventeur de rébellions rêvées, jouées, de résistances balbutiantes, de suicides inutiles. Le monde est dehors, qui a privé le chœur d’un horizon vivable et qui se retient d’être un nous, élargi.

 

Non loin des pentes alpines à la roche cristalline de la vallée des Merveilles, dans le Mercantour, la maison s’était habituée à se tenir debout, à trôner contre une part du paysage. Et le paysage l’avait si bien acceptée qu’elle s’y était incluse sans demande, sans compromis, à l’ombre des forêts de châtaigniers et de frênes, de mélèzes et de pins cembro ; qu’elle s’y était moulée, en appui sur la roche morainique creusée par les rivières de la Vésubie et de la Roya, et de leurs torrents capricieux, un tissu saisonnier de hautes et de basses eaux. La maison dialogue avec le paysage. Pas de séparation. Pas de distance. Une touche humaine. Depuis des générations. L’idée d’une certaine éternité quotidienne en suspension. L’idée solitaire et individuelle d’une beauté sublime du paysage. L’idée contemporaine d’un paysage dealer satisfaisant les besoins artificiels d’un échange touristique profitable. L’idée insensée d’un maintenant perpétuel et jouissif. 

 

            Il y eut un soudain dans le temps humain et dans le temps météorologique. Ce soudain de mort. L’arrêt du cours mélodique et perplexe des choses. « Ce jour-là, l’insupportable est devenu réalité », dit une femme. Prendre la date et s’en souvenir et la rendre visible : le 2 octobre 2020. La maison n’échappe pas à l’histoire. N’échappe pas à la narration atmosphérique aussi implacable qu’imprédictible. Même si elle enveloppa des insurrections imaginaires, des velléités utopiques, des inventions de langage. Même si elle protégea les cris inquiets et dialectiques d’une individualité commune à recommencer ou à commencer. Le monde occidental européen est celui qui s’étonne de ce qui lui arrive ; qui s’étonne que quelque chose puisse arriver ; qui s’étonne que la réalité obstinée du temps long et des actes existe, que puisse exister un témoin de son ordre stérile ; qui s’étonne de la violence contraire. La perturbation n’est pas une option. Ce monde-là ne comprend pas la mort, l’éclipse, la jette au flux bruyant des images passantes, et s’exclame, sans vertu, d’un tragique de l’histoire revenu. Ce monde-là, qui rit, insensible, aveugle ou responsable de l’« effroyable nouvelle[2] », a oublié les « très sombres temps [3]» où le.la poète ravivait sa parole urgente et impérative et ambivalente et claire et d’une terrible douceur. Ce monde-là déteste l’ambiguïté et galvaude l’énigme. Mais le.la poète, mais l’artiste, dit, redit, pose, tisse, recoud, propose, enregistre, expose. Revient du réel et le donne. Refait le langage et retrouve les images, puissantes, éclatées, fixes, muettes, délicates, béantes, ouvertes aux sens, soulevées. 

 




Aujourd’hui, la maison est une ruine éventrée en aplomb du vertige soudain, dégueulant son intimité politique en lambeaux au-dessus du courant boueux qui fut longtemps rivière féconde, nourricière — mais « longtemps n’est pas toujours[4] » avertit, élusif, le poète. Il manque si peu pour qu’elle chute la maison de bois et de pierre grise, disparaisse du paysage qui s’est métamorphosé, expulsant les traces de l’activité et des constructions humaines. Le paysage a pris la dépression extratropicale venue de l’Atlantique océan — cette « bombe météorologique » au nom ingenré d’Alex —, a absorbé la confrontation folle des éléments, vents et pluies gonflés, enchâssés dans une danse circulaire qui semblait intarissable, dans une course explosive qui altéra les corps sidérés, lui qui sait que rien ne peut durer, lui qui sait que la terre vit, palpite, tremble, s’incendie, s’inonde, s’ébroue, s’affaisse, qu’elle est un équilibre de diversités fragile et un maelström de matières, de courants opposés ou conciliants, de forces physiques tendues. La terre est réactive et ne veut pas mourir. Elle se sait observée, surveillée, mesurée dans ses moindres écarts, dans ses moindres soubresauts, dans ses moindres énergies souterraines. Elle se sait parvenue en ce jeune siècle déjà essoufflé de mort au-delà de la menace et de la réduction, et rêve de résistance. 

 

 


 

La terre se fit surprise en ce matin d’automne 2020. Dans les vallées de la Roya et de la Vésubie, cela aurait pu être un séisme d’amplitude richtérienne. La ligne de faille tectonique est aussi intranquille. La tempérance est une illusion libérale. Un songe occidental factice. Et nous en sommes les aveugles. Et nous en sommes les endormi.es. La maison cassée restera-t-elle dans le corps du chœur humain errant maintenant dans les vallées désertées. Restera-t-elle dans ses yeux de cécité. La catastrophe est là. Que deviendra le chœur qui a vu ? Dira-t-il le paysage métamorphosé depuis la catastrophe ? À partir de la catastrophe ? Sera-t-il autre après la catastrophe qui l’a traversé ? Ses actes et ses mouvements seront-ils neufs ?

 

« Je suis, nous sommes.

Il n’en faut pas davantage. À nous de commencer. C’est entre nos mains qu’est la vie. Il y a beau temps déjà qu’elle s’est vidée de tout contenu. Absurde, elle titube de-ci de-là, mais nous tenons bon et ainsi nous voulons devenir son poing et ses buts. [5]» Ernst Bloch, L’Esprit de l’utopie, avril 1915-mai 1917.

 

Après la catastrophe… Les corps du chœur se détachent du paysage. Les corps meurtris ont tenté une dernière fois de garder ce que fut la tendresse froide d’un rocher, la caresse estivale d’un torrent clair. Le chœur regarde la maison quittée. Il se voit brindille, résidus de la catastrophe. Et quitte le paysage. Tout en lui est alerte désordonnée. Perdu, le chœur cherche à rassembler l’histoire. Mais il est sourd. Mais il est muet. Mais il est lui aussi coupé. Le chœur fuit le monde posthume. Longtemps enfermé dans la maison, dans l’unique familiarité avec lui-même, enfermé dans sa propre clandestinité décrétée et vaine, il est orphelin de son seul horizon d’attente, le paysage, et ne sait plus comment l’habiter. Expulsé, suspect, le chœur rejoint la ville méditerranéenne, blessée d’une autre folie du monde le 14 juillet 2016. Que peut -il faire le chœur, maintenant ? Pourra-t-il se faire témoin, lui qui désormais se retrouve héritier de l’événement, et pourra-t-il raconter ? Pourra-t-il parler, de nouveau, et partager une mémoire et un présent ? En grec ancien, khoros est la danse. Alors, soudain, un instant, le chœur se réconcilie avec son début oublié, se fond dans l’immense d’une danse collective, dans la rencontre d’une génération à l’autre, dans l’égalité d’« une communauté chorale[6] » dont les corps multiples s’animent d’énergies partagées, d’histoires dissemblables, d’émotions inquiètes ou satisfaites. Le chœur initial et témoin a disparu dans un mouvement « qui n’exprime rien d’autre que le mouvement : le mouvement pour le mouvement, libre de tout but à atteindre comme de tout sentiment déterminé à exprimer[7] », toute « hiérarchie des corps, des mouvements et des temporalités[8] » annulée. La possibilité d’un commun pour conjurer la catastrophe, pour un « essayer faire[9] » reste disponible. Tout absurde bu.

Dans la vallée, l’orage est là, à l’affût. Le tonnerre est un glas imprévisible, qui encore appelle. Ainsi l’artiste dénude les hiatus, les dérobades et l’ambivalence des temps présents depuis sa « chambre de veille[10] ».



[1] Poème “Le siècle tombe”, Marjorie Micucci, Lost journey cantos 2, The Contemporary Erratum Press, 2020, p. 217. Poème exposé lors de l’exposition collective Marcelle Alix ouverte, galerie Marcelle Alix, Paris, 30 octobre-21 décembre 2019.

[2] Bertholt Brecht, « À ceux qui naîtront après nous », 1939, Anthologie bilingue de la poésie allemande, édition établie par J.-P. Lefebvre, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1993, 1995, p. 1079-1083.

[3] Op.cit,1079-1083.

[4] Bertholt Brecht, « Aveugles que les Grands !... », Poèmes 6 (1941-1947), Paris, L’Arche Éditeur, 1967, p. 173.

[5] Ernst Bloch, « Ce qui est en vue », 1918, 1923, L’Esprit de l’utopie, Paris, Gallimard, Bibliothèque de philosophie, 1977, p. 9.

[6] Jacques Rancière, « Le moment de la danse », Les Temps modernes. Art, temps, politique, Paris, La Fabrique éditions, 2018, p. 88.

[7] Op. cit., p. 92.

[8] Op. cit, p. 95.

[9] Georges Didi-Huberman, Essayer voir, Paris, Les Éditions de Minuit, 2014.

[10] François Hartog, La Chambre de veille, Paris, Flammarion, 2013.

 

 




Ce texte a été écrit pour la présentation de l'œuvre vidéo Tonnerres de Lola Gonzalez, réalisée en 2021, dans le cadre d'une résidence de l'artiste à la Villa Arson, à Nice, au Centre d'art de Neuchâtel (Suisse) dans le cycle d'expositions
« Parallels 2: The Commuter ».

 

Photographies : captures d'écran. © DR.


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