Entretien avec Mâkhi Xenakis. À l’atelier en février 2019.


 

Au début de l’automne 2018, l’atelier de Mâkhi Xenakis s’emplit, une nouvelle fois, d’yeux. D’une multitude de cet œil toujours présent, toujours appelé à revenir, par le crayon, le pastel, l’encre et l’aquarelle, se formant dans la surprise de la matière, sur les surfaces résistantes du papier ou indépendantes du calque. L’atelier se peuplait alors d’encres noires et de plaques carrées de terre cuite sur lesquelles l’œil s’élargissait, se démesurait en spirales amples, profondes. L’ensemble faisait série pour une future exposition avec Jean-Luc Parant, dans des modulations aléatoires, hasardeuses, recommencées où l’artiste se tenait debout face aux inventions libres et aux réactions de l’encre et de ce noir redouté, tenté d’occulter toute transparence, prête à la conduire vers des partitions de formes inexplorées et inépuisables. Mâkhi Xenakis apprivoisait une nouvelle matière, avec cette curiosité et cette jouissance de l’artiste toujours à l’affût d’une expérience sensible, d’une expérience de son propre geste qui se redécouvre, recrée un savoir. La terre cuite faisant signe aux sculptures de plâtre et de ciment, qui, dans l’atelier, semblent toujours les témoins amusés de nos émotions et de nos peurs, de nos conversations muettes ou prolixes avec les œuvres, déposées, disposées, proliférantes sur les tables de travail. Sur l’une d’entres elles, à la même époque, il y avait d’autres formes oculaires, pulpeuses, charnelles, hésitantes, où l’encre noire arbitraire s’était dispersée sur un papier blanc, avait roulé telle une vague indécise et capricieuse sur cette surface calme. Tout y était subtilité de dégradés de ce noir s’allongeant vers des gris poreux, relâchés, effilés, s’offrant au blanc translucide du papier. La main secrète de l’artiste avait touché les pudeurs et les courbures des mots familiers d’un poème, La baleine noire, partagé aujourd’hui par un livre aux Éditions Tarabuste qui nous réunit, leur avait donné un corps intime, concret, vibrant d’inquiétude et de silences. Il y avait dans ces encres nouvelles un déploiement généreux du regard jusqu’à l’effacement, laissant simplement, parfois, la trace d’une tension de vie, de désir marin autant que terrestre.

Être sous les yeux de l’atelier de Mâkhi Xenakis devient ce lieu de douceur et d’interpellation exigeante ; c’est être introduit dans la complicité d’une « interrogation errante » (1) et, tel le héros balzacien de L’Élixir de longue vie, être dans l’impossibilité de « clore cette paupière blanche » (2) de la beauté et de l’effroi de l’œil, parce que nous sommes toujours  à la recherche de ce que l’on voit…

 

(1) Jean-Christophe Bailly, L’Atelier infini, Paris, Éditions Hazan, p. 2007, p. 10.

(2) Honoré de Balzac, « L’Élixir de longue vie » (1830), in Le Chef-d’œuvre inconnu et autres nouvelles, coll. « Folio classique », Paris, Éditions Gallimard, p. 88.

 


 

 

M. M. Tu utilises une grande diversité de matériaux et de surfaces dans ta pratique du dessin – le pastel, l’aquarelle, le calque, l’encre. Peux-tu nous raconter comment tu cherches et formes cet œil, motif central de ton travail, avec ces matières dont certaines jouent de l’aléatoire et de la fuite ?

 

M. X. En fait, cet œil, je le fais apparaître depuis longtemps, même depuis toujours… Mais, effectivement, depuis que je travaille l’encre, que ce soit sur calque ou sur papier spécial Yupo®, conseillé par mon amie Yana Belyat-Giunta, je me rends compte que je rencontre plus de difficultés qu’avant et, peut-être, est-ce cela qui me plaît. Quand je faisais les Méduses et les encres, je mélangeais l’aquarelle et l’encre qui se repoussent, qui luttent entre elles le temps que ça sèche, et ça m’a toujours beaucoup plu parce que je propose quelque chose, mais l’encre et l’aquarelle décident aussi… Je vois apparaître la chose sans que je puisse vraiment la contrôler, et ainsi elle a sa propre vie. Après soit ça marche, soit ça me semble raté, même si parfois je peux me tromper, et je la mets à la poubelle. Il y a des choses qui me plaisent plus que d’autres, je les garde, je m’y attache, mais peut-être ne suis-je pas le bon juge. Pour les dernières encres que j’ai faites, depuis la fin 2018 et jusqu’à très récemment en 2019, je ne suis plus que dans l’encre avec ce papier Yupo®, qui a la particularité d’absorber l’encre sans qu’il n’y ait de perte de sa force ni de ses transparences.

 

M. M. Tu travailles aujourd’hui l’encre noire avec ce papier aux qualités spécifiques, mais également avec la terre cuite pour une prochaine exposition en commun avec Jean-Luc Parant. Comment modules-tu alors ton geste ?

 

M. X. À chaque fois ce sont des techniques différentes, et cela m’oblige à faire autrement. Cela oblige ma main a travaillé autrement. J’ai tout de suite pensé que l’encre pouvait être intéressante sur les plaques de terre cuite que Jean-Luc Parant m’a apportées il y a quelques mois pour que je peigne dessus. Ce qui compte, toujours, c’est la transparence, et puis le fait que ça produise une matière vivante. Dans ces dernières séries, c’est un œil au centre d’une spirale. Mais l’effet n’est pas du tout le même parce que l’encre ne réagit pas de la même manière sur la terre cuite ou sur le papier. Et, chaque fois, c’est surprenant pour moi car je dois réussir à ce que l’œil existe et nous regarde. Avec l’encre sur la terre cuite, c’est plus facile, d’une certaine façon, parce que je vois plus vite ce qui se passe, ça bouge moins. Alors que sur le papier Yupo®, c’est vraiment un moment terrible, ça bouge pendant longtemps, ça vit tout seul, ça part dans des directions surprenantes, et il faut que j’agisse délicatement pour que ça aille dans mon sens.

 

M. M. Quand tu dis qu’il te faut agir dans l’immédiat dès que l’encre bouge, qu’est-ce qui se passe ?

 

M. X. C’est la panique totale ! Parce que lorsque je pense que c’est bien, ça se transforme petit à petit, et soit ça va être mieux, soit moins bien. En tous les cas, ça ne va plus être exactement ce que j’ai proposé au départ. Ça s’agrandit, ça se disperse mais, en même temps, ça crée des irisations que j’ai provoquées mais que je n’aurais pas pu faire moi-même, puisque, là, c’est l’action de l’encre dans l’eau qui se diffuse. Je deviens spectatrice tout en essayant de proposer quelques directions, accentuer certaines choses, rajouter une pointe d’encre pour qu’il y ait plus de contraste, mais il faut toujours que je fasse attention à ce qu’il n’y ait pas trop d’encre, sinon le blanc, la luminosité, la transparence disparaissent, et là, c’est bouché et c’est « foutu ». Il y a donc tout ce travail où j’essaie d’intervenir de manière un peu hasardeuse, qui m’amuse beaucoup. Je trouve mes techniques en fonction à la fois de mes propres plaisirs, du matériau, de ce que ça donne, et puis après j’y vais…

 

M. M. Il semble qu’il n’y ait pas de période préparatoire dans ton travail…

 

M. X. Quand je prends une nouvelle encre, un nouveau pastel ou un nouveau papier, le travail préparatoire est le moment où je fais des tentatives, mais très vite, je trouve quelque chose qui me plaît et je me lance dans cet inconnu qui m’attend. Et puis, ça marche ou ça ne marche pas. J’ai beaucoup pratiqué le travail de pastel à la gomme, et je le pratique toujours, mais ça ne dépend pas seulement de moi. Par exemple, pendant longtemps, pour mes pastels, j’utilisais une grande gomme « Sennellier-Savonnette® » pour créer le volume. Les proportions étaient liées à la taille de cette gomme, mais un jour, Sennellier® a changé la matière de la gomme, elle avait perdu de sa souplesse, ça ne marchait plus. Alors je me suis retranchée sur des gommes souples mais d’un format plus petit. Et tous les pastels que j’ai fait après étaient à l’échelle de ces nouvelles gommes. Ce n’était pas volontaire, je n’étais pas contente mais, en même temps, cela m’a fait aller vers des directions que je n’aurais peut-être pas abordées toute seule.

 

M. M. Il y a des encres, par exemple, que tu mets de côté, que tu écartes au regard du visiteur, parce qu’elles ne te satisfont pas techniquement et parce que quelque chose dans leur processus, pour toi, n’a pas opéré.

 

M. X. Parce que dans les encres dont tu parles, le bricolage se voit trop, parce que je le connais, et le visiteur, même s’il est attiré vers elles, ne le voit pas forcément. Pour moi, quelque chose qui est réussi, c’est quelque chose qui coule de source. Ce n’est pas que l’on ne voit plus la trace de l’artiste, c’est au-delà de ça. Je pense à un tableau de Manet que j’ai revu récemment au Musée d’Orsay. Je me suis arrêtée sur une main qu’il avait peinte, et pour moi, c’était parfait parce que techniquement, on voyait très bien les touches de peinture, parce que Manet ne cherche pas à faire du réalisme où l’on ne verrait plus sa trace. Manet peint par « à-coups », ce qui le rend moderne et novateur. Ce sont des touches de couleurs très contrastées qui font une main. Mais, dans ce tableau que j’ai vu plusieurs fois, j’ai réalisé subitement à quel point c’était parfait, au-delà de lui, je dirai presque… divin. On ne peut pas faire mieux, on ne peut pas faire autrement, et cette main vit grâce à ces touches qui se superposent et qui font qu’elle est parfaite, unique. On est transportés, c’est ça l’ART ! Je ne veux, bien sûr, pas me comparer à Manet… Mais quand j’essaie de faire quelque chose, je tente d’atteindre cette perfection où l’on ne voit plus les hésitations, les repentirs, malgré les risques que l’on prend. Ou même il faut que le repentir devienne indispensable, évident, nécessaire. Et pour revenir à ces encres mises de côté, que le visiteur peut aimer, moi j’y vois un « mauvais » repentir. Alors que dans d’autres, je ne le vois pas…

 

M. M. Lorsque tu réalises une encre, tu es totalement dans le présent, absorbée par le présent de la matière. Qu’en est-il après, avec le détachement du regard, le temps écoulé, les regards autres des visiteurs ?

 

M. X. Je la vois autrement. C’est-à-dire que lorsque l’« Autre » vient… Enfin, c’est même pire que ça. Si quelqu’un vient à l’atelier et n’aime pas l’un de mes travaux, j’ai tendance à ne plus l’aimer et à le voir comme quelque chose de raté ; mais, inversement, si quelqu’un d’autre regarde ce même travail et l’aime, j’ai tendance à l’aimer de nouveau et à le trouver beau. Mais quand je suis dans l’action, dans le faire, j’oublie toutes ces inquiétudes. J’ai mon histoire avec ce dessin ou avec cette encre. Je me souviens qu’il y avait quelque chose qui m’avait gênée à ce moment-là. Mais ça peut changer effectivement, ça peut m’amener vers autre chose. Par exemple, le fait que j’ai ajouté ce blanc, qui n’est pas une lumière venue du papier mais quelque chose de rajouter, c’était triché avec la transparence. Mais cette tricherie que je vois, si le visiteur n’en est pas lui gêné, cela peut m’amener plus tard à me dire : « Tiens, peut-être que je vais amener du blanc. » Et, au bout d’un moment m’habituer à ce blanc dans ce type de dessin et l’accepter…

 

M. M. Parce que, pour toi, seul le blanc du papier doit rester, la matière ?

 

M. X. C’est ça. Le blanc ne doit pas être rajouté. Il doit venir du papier et amener la lumière. S’il est amené par une touche de peinture blanche, là, pour moi, c’est de la triche, et je le vois. Je parle pour mon travail. Pas en général.

 

 

Mâkhi Xenakis, Encre, 2018.


 

M. M. Tu te laisses surprendre par les matières…

 

M. X. Oui, c’est comme pour mes sculptures en ciment ou en plâtre. Avec le plâtre, c’est encore plus fragrant. Au départ, c’est très dur à travailler parce que c’est une matière molle, flasque, puis, peu à peu, l’eau s’évapore, et le plâtre, en plus, chauffe quand il se met à prendre. C’est un moment magique, parce que l’on a l’impression que ça prend vie, et puis, il y a un moment très précis, mais très court, où il faut faire les yeux, les narines, la respiration, les oreilles… La vie doit arriver, mais après c’est fini. Si mes gestes ne sont pas assez précis et justes, c’est « foutu » là encore, parce que c’est devenu trop dur et que la matière ne répond plus. Et si je veux à ce moment-là continuer, pas en rajoutant du blanc, mais en creusant, ça ne produit pas le même effet, parce que ce n’est pas l’instant de vie dans la masse qui arrive, et qui est magique, c’est ma trace de repentir…

 

M. M. Lorsque nous sommes en présence des pastels, des encres ou des sculptures, que ce soit pour les Gouffres ou Les Folles d’enfer, par exemple, nous ne voyons pas cette urgence de l’instant qui est à leur naissance. Nous les recevons dans des états de contemplation, de perplexité, voire d’inquiétude, puis, peu à peu, se produit une sensation d’apaisement et d’un temps profond…

 

M. X. Ce que j’essaie, c’est que l’on sente la bataille, mais que, profondément, le travail soit apaisant. Il faut qu’il y ait les deux : l’inquiétude et l’apaisement, la bataille et la paix. Et c’est pour cela que dans certaines encres, cela n’a pas vraiment été réalisé comme il fallait, parce que la lumière aurait dû être là, tout de suite et parce que j’ai dû revenir dessus, et je le vois. En ce moment, je suis en train de lire le livre que Jean Renoir a écrit sur son père Auguste Renoir (1). Il parle de son père qui revient sur un tableau touche après touche, jour après jour, et qu’il le fait de mieux en mieux. Et je me dis : « Pourquoi dois-je me mettre, moi, dans cette situation d’urgence ? » Je ne sais pas. Mais c’est vrai que je m’impose ce type de travail depuis longtemps. Au début, je faisais de la peinture à l’huile, et quand j’ai décidé d’arrêter, c’était vraiment pour cesser de me dire : « Eh bien, j’ai le temps d’y arriver ! » Avec ma technique, si tu travailles trop longtemps sur un dessin, que ce soit au crayon, à la mine de plomb, au fusain – que j’ai utilisé au départ –, les traits et les formes se bouchent. Je me suis rendu compte que je me sentais beaucoup à l’aise dans des techniques d’urgence, de temps compté que dans un temps infini où je pouvais sans cesse revenir sur mon ouvrage. C’est peut-être davantage une position philosophique que je me suis imposée que technique. Pour la sculpture, c’est exactement pareil. Au début, j’utilisais de la terre glaise, et effectivement, c’est comme l’huile, je pouvais revenir dessus. Si ça n’allait pas, je mettais un tissu mouillé dessus, et je me répétais : « Ça ira mieux demain !» Et puis, un jour, je me suis dit qu’il fallait que je trouve une technique qui m’oblige à y arriver aujourd’hui, maintenant. C’est bien une contrainte que je me suis imposée, mais qui me convient. Peut-être est-ce pour lutter contre ma paresse naturelle. Là, je suis obligée d’y arriver tout de suite, sinon c’est poubelle, et je recommence.

 

M. M. C’est donc un travail dans l’instant, sans jamais cette idée classique dans l’art de revenir dessus ?

 

M. X. Elle existe, mais dans la série. Dans ce qui sera le prochain travail.

 

M. M. Est-ce la raison pour laquelle dans ton travail, les séries sont si nombreuses et si importantes ?

 

M. X. Au lieu de peindre la même toile, et de revenir chaque jour dessus, je travaille ce que je crois être le même dessin, la même encre, mais sur un support nouveau pour aller plus loin, et la forme se métamorphose d’œuvre en œuvre.

 

M. M. Est-ce que c’est aussi le désir d’être absolument concentrée sur la création ? De la ressentir, de l’éprouver physiquement à la fois dans le geste rapide et dans ton corps ?

 

M. X. Oui, je suis habitée par ce mouvement, par ces figures que je répète à l’infini. Ça m’habite complètement, le reste passe après. Il faut que je trouve des longues tranches de temps pour m’y consacrer. J’ai besoin d’avoir l’impression de progresser même si, au début, ça ne marche pas et que c’est angoissant. Quand je commence, mon cerveau contrôle ma main, ma main contrôle mon cerveau, puis je perds le contrôle et tout devient harmonie. Je peux aller vers cet inconnu. Et puis, ça s’arrête de nouveau, et je recommence autre chose dans une autre technique ou dans l’écriture.

 

M. M. Est-ce que tu dirais que tu vas jusqu’à une forme d’épuisement ?

 

M. X. Oui, tout à fait. C’est vraiment travailler jusqu’à l’épuisement. D’ailleurs, il y a à peu près vingt ans, l’historien de l’art Pierre Wat avait écrit un texte sur mon travail qui s’intitulait « Jusqu’à l’épuisement » (2). Ce n’est pas que je ne pourrais pas refaire cette forme, mais c’est qu’elle ne serait plus incarnée, il n’y aurait plus de vie intérieure.

 

M. M. Mais, par exemple, les sculptures se sont transformées ou, plus exactement, tu les as transformées dans une autre histoire…

 

M. X. Tu parles des Rencontres impossibles (2018), le dernier groupe de sculptures que j’ai réalisé… D’abord, ce n’était plus Les Folles d’enfer (2004), elles n’étaient plus anonymes. Pour l’exposition Catharsis que je devais faire à la Maison des arts de Châtillon (3), j’ai voulu représenter les personnages dont je parlais dans mon livre sur Louise Bourgeois, Louise, sauvez-moi ! (4), qui paraissait à la même époque. Il s’agissait de mon père qui, alors qu’il était à New York, ne voulut pas rencontrer Louise Bourgeois, et de Louise qui ne voulait pas voir mes sculptures que je lui avais apportées. Pour représenter Louise, il fallait lui donner des signes particuliers. C’est pour cela que j’ai recouvert son buste de mamelles comme elle l’avait fait pour certaines de ses sculptures, et puis, j’ai placé des tentacules qui sortaient de sa tête pour symboliser les pattes d’araignées… C’est donc une image très symbolique de Louise. Concernant mon père, je me suis aussi demandé comment le représenter. Dans ma série des Méduses, j’étais alors dans l’œil unique, mon père n’ayant qu’un œil, je me suis dit que j’allais le représenter en cyclope, lié évidemment à la mythologie grecque. Mais un trou, seul, qui représenterait un œil, ça ne me semblait pas suffisant, et j’ai dessiné une spirale d’où jaillissait cet œil unique, parce que lui-même était très intéressé par les spirales et moi aussi. Et, par ailleurs, c’est cet œil qui a déclenché la récente série des yeux que j’ai faite avec Jean-Luc Parant, parce que forcément un travail influence le prochain, même si ça passe de la sculpture au dessin. Pour revenir aux Rencontres impossibles, je me suis représentée avec de petits bras levés, comme dans les sculptures mycéniennes, qui symbolisent pour moi la paix. Je voulais faire la paix. Dans le jardin de la Maison des arts de Châtillon, je les ai installées avec mon père tournant le dos à Louise qui tourne le dos à mes sculptures, et moi qui essaie de faire la paix. Malheureusement personne ne se regarde, c’est une rencontre totalement impossible.

 

M. M. Mais quand ces sculptures sont revenues à l’atelier, tu sens qu’elles peuvent enfin se regarder, et tu changes la rencontre…

 

M. X. Pendant l’exposition à Châtillon, je n’avais qu’une envie, c’était de pouvoir les installer autrement. Depuis qu’elles sont de nouveau à l’atelier, je les ai mises en cercle ; les unes en face des autres, elles se regardent, elles se parlent, je pense qu’elles sont en train de faire la paix. C’est cela le miracle de la sculpture : c’est que l’on peut changer le cours des choses ! J’aimerais bien maintenant les installer dans un lieu où elles continuent à se parler, faire ainsi une nouvelle rencontre, possible cette fois-ci…

 

 



 

 

M. M. Pour la carte blanche à la galerie Céline Moine, tu as choisi un dessin de Berthe Morisot par Édouard Manet. Qu’est-ce qui t’a conduit à ce choix par rapport à ton propre travail ?

 

M. X. Berthe Morisot est une figure qui m’accompagne depuis longtemps. Je me suis attachée à elle parce que c’est une femme peintre, et qu’il n’y en avait pas beaucoup… C’est toujours difficile quand on est une artiste femme soi-même de s’identifier en permanence à des artistes hommes… Et aussi à cause des magnifiques portraits que Manet a faits d’elle, où elle a ce visage énigmatique, profond, douloureux, qui m’a toujours questionnée. Je me suis toujours demandé quelle était l’histoire de cette femme, comment elle a vécu sa vie et son art, quelles étaient les relations réelles entre elle et Manet qui était son beau-frère. Il y avait forcément un amour, une admiration énorme entre eux : était-ce seulement spirituel ? Je me suis inventé des tas d’histoires autour de Berthe Morisot et d’Édouard Manet. Et puis, il y a ce regard énigmatique qu’elle a dans les tableaux du peintre, que ce soit Le Balcon, ou les portraits d’elle en deuil. C’est plus tardivement que j’ai découvert son travail pictural, dans différentes expositions. Ce qui m’a frappée, c’est que, contrairement à ce que j’imaginais, il y a dans ses peintures beaucoup plus de sérénité que dans l’image qu’en a donné Manet. Ses tableaux ont une sensualité, une force, une puissance fantastique. Elle plonge dans l’impressionnisme, s’intéresse à la nature, à l’enfance, à la naissance de la vie, elle cherche à donner de la vie sans aucune mièvrerie. Même si ses sujets restent « féminins », probablement parce qu’elle n’avait pas le choix, sa force peut lui être enviée par beaucoup d’hommes peintres. Quand j’ai vu la collection de la galerie Céline Moine et Laurent Giros, comme ils ont des Odilon Redon, je m’étais dit que j’allais trouver un Redon avec un œil, un regard, avec tout son univers mystérieux, mais lorsque j’ai découvert Berthe Morisot surgir des mains de Manet, là, je me suis dit que je ne pouvais pas leur échapper, j’allais converser avec eux deux.

 

M. M. Dans cette lithographie de Manet, on reste frappé par le regard de Berthe Morisot qui semble s’écarter, se perdre…

 

M. X. Effectivement, son regard, dans cette lithographie, part dans son propre monde intérieur, contrairement au tableau Berthe Morisot au bouquet de violettes qui la représente de la même façon, mais où là elle nous regarde, à moins qu’elle ne regarde Manet… Lui, s’intéresse tellement à elle, il la rend si vivante et si absente à la fois, comme dans Le Repos ou Le Balcon, où encore une fois, Berthe Morisot est ailleurs, plongée dans sa mélancolie. Ce qui m’a toujours fascinée dans ces portraits, c’est que Manet l’a souvent peinte en deuil parce qu’il pouvait jouer avec toutes les nuances de noir. Il y a un autre tableau, Berthe Morisot au chapeau de deuil, beaucoup plus violent, où son visage semble envahi par des tentacules noirs laissant entr’apercevoir son regard encore plus profond et douloureux. J’ai été très influencée par ces tableaux. Dans les années 1990, quand je me suis mise à travailler sur le thème de l’araignée, souvent mes formes ne représentaient pas des visages, mais il y avait des yeux et des tentacules, et je pensais à ces tableaux de Berthe Morisot par Manet, le trait noir du dessin qui se métamorphose dans la peinture en touches noires intenses. Tout cela formait pour moi une sorte d’alchimie qui entrait en résonance avec mon travail et mes recherches.

 

M. M. Si nous continuons sur ce thème des généalogies artistiques, il y a également Picasso qui fut pour toi très important…

 

M. X. C’est vrai que petite fille, j’ai eu une passion pour Picasso. J’ai toujours dessiné, je me suis mise à la peinture à l’huile à l’âge de 11 ans. Mon père m’avait offert un chevalet et des tubes de peinture à l’huile pour mon anniversaire. Pour apprendre, je regardais les livres d’art, mais j’allais aussi beaucoup dans les musées. Aller dans les musées, c’est une forme d’apprentissage formidable, parce que, là, c’est toi qui choisis le peintre qui t’attire, qui te parle, et c’est comme ça que je me suis construite petit à petit. À partir du moment où tu acceptes d’aller vers les tableaux qui t’attirent, tu découvres qu’il y a une forme de familiarité entre ces peintres et que ce sont eux qui vont de faire découvrir à toi-même. Donc Picasso a fait partie de ces maîtres qui m’ont appris à me découvrir parce que j’étais toujours happée par ses tableaux et que je m’y retrouvais. Lorsque j’ai vu l’exposition sur le cubisme, récemment, au Centre Pompidou, il y avait tellement de toiles de Picasso que je connaissais par cœur et que j’avais eu accrochées en reproduction dans ma chambre de petite fille ! Donc, voilà, Picasso m’est complètement familier. Après j’ai eu d’autres passions qui m’ont emmenée vers d’autres voies, mais c’est vrai, rétrospectivement, que c’est l’un des pères fondateurs de mon travail. Beaucoup de ses peintures m’ont accompagnée et construite. C’est d’ailleurs probablement lui qui m’a permis de passer de la figuration à l’abstraction.

 

M. M. Dans la récente exposition Picasso. Bleu et rose, au Musée d’Orsay, était exposé le portrait de cette femme aveugle d’un œil, La Célestine, qui t’a beaucoup impressionnée…

 

M. X. Oui. Je n’arrive plus à me souvenir si c’est mon père qui l’avait sur ses étagères en carte postale ou moi. Toujours est-il qu’elle s’est retrouvée dans ma chambre et qu’elle faisait partie de mon univers familier. Elle et aussi Le Mendiant. Dans l’exposition, j’ai regardé de nouveau ce mendiant, qui est probablement aveugle. C’est une chose que j’ai comprise beaucoup plus tard, car j’ai été marquée par le fait que mon père avait perdu un œil pendant la guerre. Il portait un œil de verre qu’il retirait à la maison parce que cela le gênait et j’étais chargée de le retrouver… et de le lui rapporter. Toute cette histoire autour de l’œil, de l’œil de mon père, de l’œil aveugle… La Célestine a un œil aveugle. Ce tableau, forcément, était important pour moi et me ramenait à ma vie quotidienne où l’œil blessé de mon père me faisait peur et m’inquiétait. Le tableau de Picasso créait une transposition, une sublimation par l’art, qui m’a sans doute aidée à surmonter cette inquiétude.

 

M. M. Tu évoques la mélancolie et l’inquiétude qui traversent l’œuvre de Picasso. Il y a un autre peintre dont la mélancolie, mais aussi la force sensuelle ont été pour toi importantes, c’est Francis Bacon.

 

M. X. Tout à fait. J’étais une petite fille très torturée. Mes parents étant tous les deux artistes, à la maison, ils étaient très mélancoliques et ils m’ont transmis ce sentiment. Ainsi pour leur plaire ou parce que je venais d’eux, je l’étais aussi. Dans les premiers tableaux que j’ai pu faire, il y avait des cadavres que j’avais vus dans des photographies de la guerre du Vietnam ou du Biafra. Mais cette mélancolie, elle est aussi en moi. Donc, Bacon, forcément. C’était un autre père spirituel, qui parlait de cela, beaucoup, mais le transgressant dans la peinture et en en faisant quelque chose de vivant qui me plaisait énormément. Il y a aussi tout le côté charnel chez lui. Pas seulement la chair des écorchés-vifs, mais celle sensuelle du désir. Chez Bacon, c’était cette dualité entre la sensualité, le désir et l’angoisse et la mélancolie qui m’attirait.

 

M. M. Dans les années 1980, lorsque tu es à New York, il y a Vermeer, et notamment La Dentellière.

 

M. X. Mais là aussi, c’est la sensualité, la mélancolie… et la solitude. Ses personnages sont toujours enfermés dans une pièce. En même temps, il y a une sérénité et une sensualité extraordinaires qui se dégagent de ses tableaux, avec des petites touches de vie, de lumière sur les corps, les visages. Comme je cherchais à m’identifier à des femmes dans la peinture, La Dentellière m’a fait un bien fou ! Je l’ai beaucoup dessinée et elle est alors devenue une amie…

Quand j’allais dans les musées, je redessinais les tableaux des maîtres anciens comme Rembrandt, Goya, Velasquez, Vermeer. En revanche, dès que j’essayais de recopier Picasso, Matisse ou Bacon, c’était impossible. Il ne se passait rien. La transmission ne se passait qu’en les regardant, alors que les classiques m’ont appris des multitudes de choses au niveau technique en les recopiant. Mais c’est aussi parce que je suis plus proche de leurs techniques liées au volume, au clair-obscur que ces maîtres pouvaient m’apprendre à représenter cette sensualité, plus que les modernes que j’admirais tout autant. Eux créent le volume par des aplats de couleurs différentes. Lorsque je tentais de les recopier au crayon noir, ça ne fonctionnait pas. Avec Vermeer, Rembrandt ou Velasquez, ça ne me gênait pas que mon crayon soit à la mine de graphite pour « attraper » leur volume, leur sensualité, pour prendre leurs regards. Bien sûr, ils ont aussi des couleurs sublimes qui m’ont influencée, mais pas en les recopiant. Donc, cette Dentellière a son visage baissé vers son ouvrage de couture. Ce qui me plaisait le plus à dessiner, c’était ses mains et ses doigts qui se prolongeaient dans les fils qu’elle était en train de tisser. Il se passait des choses qui étaient pour moi fabuleuses. De la même façon qu’avec les fils, les filaments entourant le visage de Berthe Morisot avec sa voilette, ou avec mes Araignées et mes Méduses…

 

M. M. Nous avons parlé beaucoup du dessin et peu de la sculpture. Il y a là aussi des généalogies de pères et mères d’adoption artistique, Giacometti, par exemple.

 

M. X. Avant Giacometti, il y a eu Rodin. Adolescente, j’étais attirée par les sculptures de Rodin, je connaissais moins alors ses dessins qui, d’ailleurs, étaient peu montrés. Mais c’était, encore une fois, ce désir sensuel, voire même sexuel, extraordinaire, qui dans les sculptures de Rodin me fascinait. Mais avant cette rencontre avec Rodin, il y a eu aussi les sculptures de Picasso qui amenaient enfin un peu de lumière, un peu de joie, de dérision, parce que celles-ci sont plus ludiques que ses tableaux, en général. Il s’amuse dans ses sculptures, beaucoup plus que dans la période bleue ou rose. Giacometti, lui, ne s’amuse pas du tout, mais il m’a sans doute transmis ce lien avec les sculptures primitives, archaïques, ou de l’Antiquité grecque, que j’allais voir au Louvre. Et puis, c’est vrai que mon père, encore une fois, était fasciné par cette Antiquité grecque. Il y avait à la maison des reproductions de peintures byzantines et de sculptures mycéniennes ou archaïques. Très vite, petite fille, j’ai été baignée dans cet univers, et c’est de là que viennent mes sculptures. Les petites créatures rondes, elles, sont liées aux Vénus préhistoriques… Je ne suis pas certaine d’avoir été autant nourrie par d’autres artistes. Après, j’ai fait un grand saut dans le temps avec Louise Bourgeois !

 

M. M. Il y a aussi dans l’atelier des créatures qui conversent…

 

M. X. Mais, là, c’est le lien avec Camille Claudel. Elle a réalisé, notamment avant d’être enfermée, une sculpture, Les Causeuses ou les Bavardes ou la confidence. Ce sont des petites femmes nues qui parlent entre elles, et ce qui m’a plu, c’est que l’on ressent vraiment la complicité féminine dans tout ce qu’elle peut avoir de plus authentique et de jubilatoire ; elles sont entre elles, complètement en dehors du monde et dans leur élément. Il n’y a aucune moquerie des femmes dans cette sculpture, au contraire, même si c’est culotté ! C’est en hommage à Camille Claudel que j’ai appelé certaines de mes petites créatures Les Causeuses ou Conversations en transposant la scène avec mes histoires personnelles de conversation soit avec ma « Tata » quand j’étais petite fille, soit avec Louise Bourgeois, plus tard. Il y en a une grosse, grande, celle qui sait tout, qui apprend à la petite. Pour moi, c’est la question de la transmission. Sinon, il y en a plusieurs de la même taille qui discutent entre elles, et là, cela devient plus général. Ces créatures sont moins graves que Les Folles d’Enfer. Elles sont davantage dans l’univers ludique de Picasso ou dans les Vénus préhistoriques. Elles sont plus dans la dérision d’elles-mêmes, elles s’amusent, et elles doivent nous amuser et nous ravir…

 

M. M. Ces sculptures sont aussi assez provocatrices…

 

M. X. Oui, j’aime bien… Enfin, ce n’est pas que j’aime bien provoquer, mais si je parle de la féminité, je parle de la féminité, je parle du corps, des rondeurs, des seins, de l’érotisme de ce corps avec lequel on vit tous les jours et qu’il faut tout le temps cacher ou maîtriser. Là, elles sont libres d’assumer leur corps et ne sont pas obligées de se cacher, de plaire, en respectant les règles du bon usage de la société, alors que mes autres sculptures sont plus graves, plus proches des sculptures archaïques. J’ai remarqué que mes sculptures font parfois peur aux gens, je ne sais pas pourquoi…

 

M. M. Ces sculptures « archaïques » dont tu parles sont posées au sol, sans socle. Leur corps droit, fait de plâtre ou de béton recouvert de carton ondulé, élancé mais avec une puissante présence de formes, est surmonté d’une tête presque esquissée avec des trous, des yeux de part en part. Il s’en dégage une profonde étrangeté et inquiétude. Comment sont-elles venues dans ton travail ?

 

M. X. Elles sont venues quand je n’ai vraiment plus pu m’empêcher d’avoir envie de faire de la sculpture. À cette époque-là, je venais de finir le livre avec Louise Bourgeois, Louise Bourgeois, L’aveugle guidant l’aveugle, publié chez Actes Sud en 1998. J’étais de plus en plus tentée par la sculpture, je me rendais compte que les artistes qui m’intéressaient étaient les sculpteurs plus que les peintres. J’ai pris ce que j’avais sous la main, du plâtre et, comme je l’ai dit précédemment, j’ai voulu créer une présence vivante, un visage qui tienne dans ma main et qui vive par le regard. C’est important aussi qu’elles respirent, elles ont même des petits trous pour les oreilles. Il faut qu’il y ait toutes les significations de la vie pour qu’elles puissent exister. À force de chercher en creusant des petits trous à la place des yeux, tout d’un coup, cela a pris vie dans ma main, le regard est apparu, elle me regardait, elle était présente. Et c’était cela que je cherchais, mais surtout sans aucune forme de classicisme, il fallait que tout vienne par la puissance du regard. Une fois que cette tête, ce visage, était dans ma main, il fallait bien qu’elle se place quelque part. J’ai trouvé une tige métallique que j’ai fiché dans sa tête pour pouvoir la tenir. Puis, j’ai réalisé des socles carrés en plâtre. Là, je me suis dit, « tu ressembles trop à Giacometti, tu dois t’en échapper ». Et c’est en trouvant le carton vide d’un rouleau de Sopalin®, que j’ai décidé que ce serait le corps. J’ai mis du plâtre à l’intérieur du carton et y ai enfoncé la tige filetée. D’un seul coup, la petite créature se tenait en face de moi, debout, elle était là, autonome. Quand j’ai voulu agrandir mes sculptures, j’ai pris du carton ondulé. Je n’ai jamais éprouvé le besoin de leur faire des bras ou des jambes, parce que cela aurait été anecdotique. Et comme aurait dit Louise Bourgeois : « Elles n’en ont pas besoin. »

 

M. M. Lorsque tu as commencé ces sculptures, tu as fait une rencontre importante, avec Bernard Point, directeur de la galerie municipale Édouard Manet de Gennevilliers, ce qui a aussi été l’occasion d’une « conversation » et a donné naissance à un livre, au début de ton travail d’écriture.

 

M. X. J’avais déjà écrit le livre avec Louise Bourgeois. C’est elle qui m’a poussée à l’écrire. Faire ce livre avec elle m’a sûrement libérée de plein de choses, car juste après je me suis lancée dans la sculpture. Quand Bernard Point est venu à l’atelier, j’avais préparé des dessins pour lui montrer ce que je pourrais exposer dans son lieu. J’avais commencé à faire mes petites sculptures, mais je ne savais pas ce que cela allait devenir. C’était le début, il y en avait trois ou quatre, petites, dans un coin de l’atelier et je n’y prêtais pas vraiment attention. Bernard Point a regardé mes dessins, il a trouvé ça très bien, mais quand il a vu mes sculptures, il m’a dit : « Voilà, tu vas faire une exposition de sculptures ! » Et là, je suis restée tout à fait désemparée parce que j’avais toute mon exposition de dessins prête pour son lieu, et que soudain il me fallait recommencer autre chose dans l’incertitude totale. Je n’avais pas imaginé que j’allais occuper son énorme espace par des sculptures, et non par des dessins.

 

M. M. Mais cela t’a donné confiance ?

 

M. X. Complètement. Puisqu’il voulait des sculptures et que je voulais exposer chez lui, ça m’a poussée à en faire d’autres. En partant, il a eu cette phrase que j’ai trouvée bizarre : « Penses à un projet… » Je ne suis pas dans cette idée de projet, les choses viennent malgré elles, sans que je puisse les contrôler, sinon cela est faux, artificiel. Donc, pour ne pas qu’il m’oublie, j’ai décidé de lui écrire une lettre chaque mois, en lui donnant des nouvelles de ce qui se passait à l’atelier par rapport à ces sculptures. Pendant cette période, Jean-Paul Capitani d’Actes Sud est également venu à l’atelier en me disant que ce serait bien de faire un nouveau livre, cette fois-ci, sur mon propre travail. Je lui ai montré des textes que j’avais déjà écrit, mais cela ne l’a pas intéressé. Je lui ai alors montré les lettres que j’écrivais à Bernard Point, et il a décidé qu’il fallait faire un livre à partir de mes sculptures et de ces lettres. En fait, ce sont eux deux qui m’ont poussée vers la sculpture et l’écriture. C’est ainsi que j’ai réalisé une centaine de sculptures en plâtre, que j’ai installées dans l’espace Édouard Manet à Gennevilliers, et que le livre Parfois seule, (5) a paru en même temps.

 

M. M. Est-ce que ce sont ces sculptures que tu as emmenées à New York pour les montrer à Louise Bourgeois ?

 

M. X. Oui. J’avais envoyé à Louise ce nouveau livre, mais je n’avais eu aucun retour de sa part. J’ai alors décidé d’aller la voir avec le livre et deux petites sculptures cachées dans mon sac à dos. Comme à chaque fois que je lui apportais des dessins, si l’un d’entre eux lui plaisait, elle me demandait de lui en offrir un, je me suis dit que je lui offrirai une sculpture. Mais lorsque je suis arrivée chez elle, en 2000, les temps avaient changé, elle était devenue très célèbre, il y avait ses salons de l’après-midi qui étaient devenus très mondains, elle-même avait changé. L’après-midi où je suis allée la voir, a été épouvantable. Quand mon tour est arrivé de parler de mon travail et que j’ai montré uniquement le livre avec les photographies de mes sculptures, elle m’a dit : « Mais ce sont des sculptures ! Mais qu’est-ce que c’est ? » Elle a commencé à s’énerver, elle est partie dans sa cuisine, et puis elle a appelé son fils Jean-Louis, qui est revenu m’expliquant que Louise était fatiguée et qu’il fallait que je m’en aille. Donc, en gros, elle me mettait à la porte parce qu’elle ne supportait pas que je fasse des sculptures. Heureusement, cela ne m’a pas empêchée de continuer à en faire…

 

M. M. L’an dernier, tu as publié Louise, Sauvez-moi ! où tu racontes ta rencontre à New York à la fin des années 1980 avec Louise Bourgeois et vos relations presque de maître à disciple autour du dessin. Aujourd’hui comment comprends-tu sa réaction face à ton travail de sculpture ? Était-ce quelque chose qu’elle ne pouvait pas accepter de la part d’une artiste qu’elle avait adoptée et conduite, en quelque sorte, sur ce qui allait devenir son propre chemin ?

 

M. X. J’ai toutes les possibilités. Je n’arrive pas à en choisir une. C’est peut-être effectivement cela, ou bien ce que je faisais ne l’intéressait plus, ou bien elle avait changé et n’était plus dans l’état d’esprit de regarder le travail de quelqu’un d’autre. Je ne sais pas… Je préfère laisser cela ouvert…

 

 


 

 

* Cet entretien s'est déroulé à l'atelier de l'artiste Mâkhi Xenakis en février 2019. Il a donné lieu à un livre publié par la galerie nomade Céline Moine, dans la collection « Sur la route » à l'occasion de l'exposition Mâkhi Xenakis & Édouard Manet, LE 1111 /Galerie Céline Moine & Laurent Giros, Lyon, 6-26 avril 2019. 

 

 

** Les encres noires de Mâkhi Xenakis ont été réalisées en 2018 pour le projet « La Baleine noire» édité par les Éditions Tarabuste, collection «au revoir les enfants », mars 2019. Marjorie Micucci & Mâkhi Xenakis, La baleine noire, Éditions Tarabuste, 2019.

 


(1) Jean Renoir, Pierre-Auguste Renoir, mon père, coll. « Folio », Paris, Éditions Gallimard, 1999.

(2) Pierre Wat, « Jusqu’à l’épuisement : Mâkhi Xenakis graveur », Journal des estampes, 1996.

(3) Mâkhi Xenakis, Catharsis, Maison des arts de Châtillon, 16 mai-24 juin 2018. Commissariat : Caroline Quaghebeur.

(4) Mâkhi Xenakis, Louise, sauvez-moi ! Conversations avec Louise Bourgeois (1988-2009), Arles, Éditions Actes Sud, 2018.

(5) Mâkhi Xenakis, Parfois seule, Arles, Éditions Actes Sud, 1999.

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