Jean-Christophe Norman, ou la cambrure sans finitude de la ligne: «Araram», musée Géo-Charles, Échirolles, Isère.
«Appelle avait une habitude à laquelle il ne manquait jamais : c'était de ne pas laisser passer un seul jour, quelque occupé
qu'il fût, sans pratiquer son art en traçant quelque trait: cette habitude a donné lieu à un proverbe.» Pline l'Ancien, «Histoire naturelle», livre 35, «La Peinture», paragraphe 84.
Brève injonction mentionnée par Pline l'Ancien: «Pas un jour sans une ligne». Formule lapidaire et programmatique d'une vie de peintre, elle pourrait être l'exergue protocolaire et éthique des «pratiques itinérantes» et des actes performatifs de Jean-Christophe Norman. De ses traversées de villes aux «travaux» de recopiage (nous opterons plus volontiers pour le terme de «recopie», qui renvoie à une possibilité picturale) de romans initiatiques, plongées dans les fils obscurs de récits de quête, que l'artiste, originaire de Besançon, entreprend depuis le début des années 2000. Artiste voyageur, artiste marcheur, artiste performeur, une accumulation de substantifs pour cerner la qualité protéiforme et quasi compulsive des «projets» de Jean-Christophe Norman.
Norman monte et déplie des actes et des lignes: il marche et il écrit; il trace et il transfère; il déplace et il recouvre; il dessine et il enfouit. En un même mouvement, en une même décision (sous-titre d'un des quatre courts autobiographiques de Thomas Bernhardt, «Le Souffle», qui compose la bibliothèque de travail et personnelle de l'artiste), en une même métamorphose de déploiement.
«Bien que les penseurs du Moyen Âge aient pu croire que
le travail de remémoration s'inscrivait à la surface de l'esprit
de la même façon que l'écrivain inscrit avec son stylo des mots sur une surface de papier et que le voyageur laisse avec ses pas une trace sur la surface de la terre, ils considéraient ces surfaces non comme des espaces à inspecter mais comme des régions à habiter, qu'on apprenait à connaître non pas d'un seul regard totalisant mais au terme d'un long travail de déplacement. (...) un texte, un récit ou un voyage est un trajet qu'on accomplit et non un objet qu'on découvre. et même si chaque trajet couvre le même terrain,
chaque déplacement est unique (...)»,
Tim Ingold, «Une brève histoire des lignes», 2011.
Marches multiples aux trajets qui sont à la fois uniques et mimétiques, qui sont à la fois uniques et dans le ressouvenir constamment présent d'une géographie physique dont chaque marche est la copie déplacée, et ainsi réinventée. Marches solitaires ou marches parallèles accomplies avec d'autres artistes. Il y eut celle avec Jeff Perkins dans Berlin. Avec Paul-Armand Gette. Avec Jean Dupuy, dans une marche écho entre New York et Vilnius. Dans quelques semaines, une marche performance dite des «trois huit», dans les alentours de Besançon, des relais précis d'une marche ininterrompue pendant une semaine, avec Laurent Tixador et Neal Beggs. Que la marche ne cesse jamais, dans un trajet à chacun singulier, Jean-Christophe Norman choisissant de dessiner le tracé des voies des «8 000» (ces plus hauts sommets du monde) dans la géographie du paysage bisotin. Tous les termes d'une sorte de grammaire artistique sont là: déplacements, transports dans tous les sens du mot, mémoire et temps.
La ligne de Jean-Christophe Norman est serpentine, dans l'obstination d'une quête et d'une durée réappropriées et redéfinies. Elle est libre, généreuse, continue et nomade, trace ou empreinte d'un éphémère passage, d'une présence légère et provisoire dans le paysage, cette présence anonyme et unique du passant dans le réel. Dans sa rencontre avec l'autre et avec le monde dans le moindre de sa palpitation visuelle et sonore. L'artiste dessine notre mortalité. Juste par cette ligne. À la fois figurative et abstraite; à la fois matérielle et impalpable...
«Poétique d'un tracé... et d'une trace»: Jean-Christophe Norman écrit sur les surfaces d'ordinateur ou sur les asphaltes. il trace à la craie blanche ou au stylo ou marker noir des lignes d'écritures du temps compté (le jour, la date, le mois, l'année, la minute, la seconde), ou encore il trace des lignes phrases, des lignes récits minutieusement déployées sur les surfaces choisies, sur ces surfaces urbaines lors de longues traversées qu'il réalise dans des villes du monde, parfois sans interruption pendant une nuit et un jour. Ce sont ses «crossing cities», commencées en 2005, qui, hier, se sont déroulées à New York, à Berlin, à Poznan, à Tokyo, à Vilnius, à Metz, à Paris, plus récemment à Istanbul, à Montevideo, à Buenos Aires, demain dans le delta du Mékong, dans les forêts tropicales africaines. La marche et la trace inventent et déplacent les géographies, les contours se superposent matérialisant un imaginaire. Lors de sa traversée d'Istanbul, au printemps dernier, pour son projet «Les Circonstances du hasard», sa marche et son écriture suivaient précisément les contours géographiques des régions du Grand Est de la France. Géographies réelles (mais de toutes façons arbitraires ou issues d'une histoire politique et économique) et géographies imaginaires deviennent dans cette marche, préparée telle une expédition (Jean-Christophe Norman fut alpiniste avant de devoir métamorphoser sa pratique sportive professionnelle en pratique artistique), productions de récits et d'échappées du réel.
L'exposition «Aramram», au musée Géo-Charles, comme ponctuation.
Sur le sol d'une des salles du musée Géo-Charles, un objet livre ou revue est posé sur un rectangle de terre brune, aplanie: «Historia universal». Objet trouvé lors d'une récente traversée marche dans Buenos Aires. «Incident» ou «incidence» dans ce parcours que Jean-Christophe Norman s'approprie ou récupère dans l'histoire narrative de sa performance. Cet objet pauvre qui devient muséal, est dominé ou plus exactement recouvert, d'une certaine façon, par le texte des «Fictions» de Borges, recopié ou repris sur le plafond, à la main, par l'artiste la semaine précédant l'ouverture de l'exposition. Acte accompli sans presque un arrêt. plafond fresque où l'écriture performée redouble la marche de Buenos Aires, en reconfigure le souvenir, et les souvenirs des performances se relient, se rencontrent, se mêlent, se relisent, se continuent. Procédure de recouvrement et d'enfouissement, mais d'ouverture de la mémoire et du présent.
La ligne, ce sont aussi, et dans une ampleur picturale certaine, ces surfaces sur lesquelles Jean-Christophe Norman accomplit la recopie de textes littéraires: ce sont ses «sans titre» d'«Au cœur des ténèbres», de Joseph Conrad (composés ici en triptyque), «sans titre» du «Navire de bois», de Hans Henry Jahnn, ou encore de ce roman poème, total, qu'est «La Mort de Virgile», d'Hermann Broch... Grands textes (passages de roman dont la suite sera encore à recopier ailleurs, dans d'autres lignes, sur d'autres surfaces d'inscription), «tableaux textes», frontaux, à l'impossible lecture, à la lecture parcellaire, à la lecture fragmentaire, devenant dessin du roman.
Et ce qui fut lisible dans la tradition occidentale du livre et de la page blanche (on renverra encore une fois à l'ouvrage de Tim Ingold, «Une brève histoire des lignes») se déplace vers la vision et le motif, se métamorphose en motif visuel. Le roman est le motif, entièrement. Motif plastique, et au-delà motif pictural. Jean-Christophe Norman produit par son geste de recopie cet impossible de l'écrivain: voir son roman, et le voir hors de toutes limites normées de la page et du livre. et ce transport du livre dans le monde de la vision et de l'image, dans le monde du tableau, par cette seule ligne continue ouvre celui-ci à une «occupation» du monde dans ces moindres fibres. Le monde est, enfin, fiction.
«sans titre: La Mort de Virgile, Hermann Broch»
Que cela soit les lignes écrites au sol ou celles posées sur les surfaces frontales d'une «toile», Jean-Christophe Norman s'impose une performance où tout le corps est engagé, mais dans laquelle il implique le passant ou le visiteur qui doit lui aussi se mouvoir, constamment se déplacer dans un essai de lecture et de vision, de saisie des mots, des phrases, et au bout de l'effort, du motif... Pour se dire qu'il n'est pas, ou plus, devant un texte, une phrase, un mot, mais devant une image... Image d'un «paysage texte» dans lequel nous entrons, dont nous devenons le lecteur-regardeur solitaire.
Les images, Jean-Christophe Norman aime aussi à les recouvrir, patiemment, minutieusement, de graphite. Des images de photographies d'œuvres iconiques de l'histoire de l'art conceptuel. «Covers»... Recouvrir ainsi la reproduction photographique de «Titled (art as ideal)» (1968) de Joseph Kosuth ou celle de «ceppo-summer» (1968), de Carl Andre, ou encore «Slow Angle Walk (Beckett Walk)» (1968), de Bruce Nauman. À nous, spectateur, de trouver notre propre point de vue, notre propre géographie pour discerner l'image non pas effacée ou dans un état de disparition, mais rendue, au-delà de la figure de l'énigme visuelle, au statut de monochrome. Il n'y a pas de dévoilement dans les actes performatifs de Jean-Christophe Norman, ce ne sont que déplis de sens, de phrases, de temps, de paysages, d'histoires. Ou des renversements et des désorientations infinis.
Qu'est-ce qu'«ARAMRAM»? L'inversion du mot «Marmara», le nom de cette mer où se rendit Norman à la fin de sa traversée de l'agglomération d'Istanbul. Là, il retourna sa caméra vidéo, et le ciel et la mer s'inversèrent sur la même ligne d'horizon. Cette ligne d'horizon, cette ligne, qu'un jour, Jean-Christophe Norman saisit dans un tableau de Léonard, «La Vierge, L'enfant Jésus avec sainte Anne», cette ligne des arrière-plans montagneux, à peine visibles, dans une légère abstraction, qui porte l'œil déjà au-delà du motif figuratif et central, dans des temporalités à venir.
Extrait de la vidéo «Aramram» -
La ligne d'horizon - trace - tracé - phrase -
Qu'est-ce qu'«ARAMRAM»? L'inversion du mot «Marmara», le nom de cette mer où se rendit Norman à la fin de sa traversée de l'agglomération d'Istanbul. Là, il retourna sa caméra vidéo, et le ciel et la mer s'inversèrent sur la même ligne d'horizon. Cette ligne d'horizon, cette ligne, qu'un jour, Jean-Christophe Norman saisit dans un tableau de Léonard, «La Vierge, L'enfant Jésus avec sainte Anne», cette ligne des arrière-plans montagneux, à peine visibles, dans une légère abstraction, qui porte l'œil déjà au-delà du motif figuratif et central, dans des temporalités à venir.
Remerciements au musée Géo-Charles, à Échirolles, pour les visuels.
- Exposition «Aramaram», jusqu'au 28 mai.
- Site de Jean-Christophe Norman: http://www.jeanchristophenorman.net/
- «Les Circonstances du hasard - Jean-Christophe Norman», édité par le Frac France-Comté, vient de paraître aux Presses du réel - http://www.lespressesdureel.com/ouvrage.php?id=2460&menu=
http://www.poptronics.fr/Jean-Christophe-Norman-trace-sa?var_recherche=marjorie%20micucci
http://www.poptronics.fr/Jean-Christophe-Norman-trace-sa?var_recherche=marjorie%20micucci
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