Marie Cool Fabio Balducci : entre les actes - un geste de l'infime révolte



           Les actes de Marie Cool Fabio Balducci sont aujourd'hui montrés par courtes vidéos interposées dans des expositions collectives (tout récemment au Plateau-Frac Île-de-France, dans l'exposition «Interprète») ou monographiques (actuellement au Château d'eau, dans le cadre du Festival international d'art de Toulouse, jusqu'au 22 juin), ou/et rejoués par des tiers, dans l'absence originelle de Marie Cool.
Les trois textes publiés recouvrent près d'une année de présence de Marie Cool Fabio Balducci dans la forme de l'exposition: au Frac Lorraine, à Metz («La mia mano come organo». 1er décembre 2012-17 février 2013), au centre d'art la synagogue de Delme («Come tavolo, come lago, come vivo spazio». 26 octobre 2012-17 février 2013.) et à la galerie Marcelle Alix («sauvagerie sans nom». 25 avril-16 juin 2013), à Paris.


Marie Cool Fabio Balducci - «Come tavolo, come lago, come vivo spazio» -
centre d'art la synagogue de Delme.

 
Marie Cool Fabio Balducci Untitled (notes for action), 2005-2010
Various elements, pencil on paper, table (74x220x100 cm) variable dimensions
Vue d'exposition: "Sauvagerie sans nom", Marcelle Alix, Paris, 2013 / Photo: Aurélien Mole


Marie Cool Fabio Balducci : Entre les actes – le défi des formes élémentaires.

           «Dans le reflux se perd l’élément joyeux de la vision, le frisson du rêve, la plénitude d’une miraculeuse restitution de la profondeur à travers la lueur de l’instant – la fleur de l’apparence.»
Giorgio Colli, «Philosophie de l’expression», 1969.

      Entre les actes – dans une référence directe au «Between the Acts» (1941) de Virginia Woolf –, cet «entre les actes» de Marie Cool et Fabio Balducci, où s’immiscent aujourd’hui les deux propositions circonstancielles que sont l’exposition conçue au et pour le Frac Lorraine («La mia mano come organo»), à l’invitation de Béatrice Josse, et la réactivation par une tierce personne de trois «pièces» – désormais inscrites dans une mémoire visuelle : «Sans titre, 2011»-crayons noirs, table ; «Sans titre, 2009»-papier, table ; «Sans titre, 2003»-scotch transparent – pour l’espace central du centre d’art La Synagogue de Delme («Come tavolo, come lago, come spazio vivo»), à l’invitation de sa directrice Marie Cozette.

            Deux propositions qui, en quelque sorte, dérogent à la «règle» de Marie Cool Fabio Balducci – l’acte au présent dans le vif de l’espace avec éléments simples (feuilles blanches format A4, fil de coton, scotch, crayons, table). Et, également, s’écrit ainsi aujourd’hui, leur association qui débuta en 1995, une phrase d’éléments nominatifs accolés où toute liaison a disparu (ce superflu du langage), où une entité se forme en une ligne, où une indistinction des individualités des deux artistes s’exprime, la présence physique de Marie Cool et l’absence de Fabio Balducci dans l’espace de l’action devenant une et conjointe.

           

«En advenant, bien des “choses” perdent leur aura. Ce qui ne veut pas dire qu’elles n’étaient que fiction. Une autre ruine majeure menace toujours “réalités”, “idéalités” et “fictions”, nous laissant dans l’incertitude, nous autres obsédés de certitude.»
Kosta Axelos, «Ce qui advient (fragments d’une approche)», 2009.



            Les actes – utilisons aussi le terme d’actions – de Marie Cool Fabio Balducci font advenir, peut-être pas tant aux marges ou aux bords d’un réel consommable normé et aux formats d’usage défini, mais au cœur même des apparences, la fragilité du monde. Toucher, par l’«advenue» d’une forme simple, brève, à vif de l’espace, la fragilité tremblante et obstinée du monde, sa transparence déconcertante, fuyante et résistante. Acte unique que produit la main de Marie Cool, acte concentré, frontal, acte sans histoire et sans récit, presque «en soi», qui restitue au monde une simplicité, idéale ou rêvée, mais qui, un instant, advient par la forme de deux feuilles de papier blanc A4 qui se touchent, se joignent pour s’élever en douceur dans la courbe hésitante d’une écume ; ou par un fil de coton auquel les mains de Marie Cool impulse des figures souples, rapides, délicates, à plat, sur une table… Une simplicité qui prend les ratés du geste comme des imprévus, comme un recommencer sans répétition, qui prend les refus des matériaux à se soumettre comme de nécessaires reprises, qui prend les contraintes du lieu (la lumière, la chaleur) comme des résonances du monde sur la forme, cette «sculpture dessin en suspension tension». Les mots butent, sont dans l’impasse. Toutes les définitions deviennent friables. Acte modeste, acte sensible, acte libre.

            Marie Cool et Fabio Balducci revendiquent de ne pas prendre en compte dans leur travail le spectateur ou le visiteur. L’indéfinition ou la difficulté de nommer les pièces que produisent pourtant dans la sphère publique les deux artistes renforceraient ce que d’aucuns ont pu qualifier d’indifférence. Mais, il s’agit sans doute moins d’une indifférence au spectateur, au passant, à l’autre qu’une radicalité dans la relation à autrui. Chez Cool Balducci, tout est dé-hiérarchisé ou rendu à… Donc, dé-hiérarchisation du rapport entre le spectateur et l’artiste qui accomplit son travail. L’autre dans l’espace et dans le temps d’une action est dans sa totale liberté, dans son libre-arbitre, il est rendu à sa liberté. En utilisant une expression familière – «Mais tu fais ce que tu veux» –, pourrait convenir. Si l’autre fait le choix ou le pari de rester, il/elle s’introduit dans l’attente de quelque chose, dans cette forme ignorante de son destin, il/elle participe de la concentration atone ou neutre de l’artiste jusqu’à possiblement l’empathie. Empathie avec l’artiste, empathie avec la forme. Il y a donc plus que sûrement participation du spectateur, dans une liberté qui est seulement la sienne.

           Ces actions «Sans titre» datées, par lesquels les deux artistes se sont fait connaître, d’abord dans le cadre des festivals de performances, puis, au fil des années et du travail, dans les espaces de la galerie, du centre d’art et du musée (récemment à la South London Gallery en 2005 et en 2009 ; à la maison rouge en 2008, lors du Festival d’Automne ; au centre d’art contemporain de Brétigny, en 2009, pour l’exposition «Une vibration inaudible à l’oreille nue» ; et au MoMA, en 2010, à New York, pour l’exposition «On Line : DrawingThrough the Twentieth Century, organisée par Catherine de Zegher), sont aujourd’hui posées à l’intérieur d’un autre régime de l’exposition et de ses temporalités.

 
          «Là où il y a représentation, l’immédiat n’est plus»,
Giorgio Colli,
«Philosophie de l’expression».

            Entorses faites à la «règle», à Metz et à Delme… Ou, de façon moins catégorique, les deux propositions peuvent être perçues comme des glissements par transferts. Qui remettent en jeu statuts, durées, espaces. Ou comment montrer, présenter ce qui n’advient que dans le réel sensible, dans un temps intempestif, sans traces médiatiques, sans traces de transmission par un support. Marie Cool Fabio Bladucci ont fait le choix de l’exposition, dans son statut classique, au Frac Lorraine. L’action à vif dans l’espace n’est pas (sauf le jour du vernissage, donc encore dans des contraintes normées), il n’en reste (il faut assumer ce terme de «reste») dans la première salle d’exposition que les éléments de la table, le bloc de feuilles blanches en papier A4, le fil de coton. S’enchaînent ensuite trois projections vidéo en boucle d’actions filmées, récentes ou plus anciennes («Sans titre, 2010»-cube en papier, dessin sur papier ; «Sans titre, 2011»-fil de coton, eau, scotch, table ; «Sans titre, 2002-sucre, table ; «Sans titre, 2004»-deux feuilles de papier (A4), biafine)… l’espace étant barré à l’oblique par une paroi blanche qui d’un côté sert d’écran à l’une des projections. Entre «ces actes filmés», deux éléments : une table carrée et une chaise qui se trouve comme relié au mur de la salle d’exposition par un long ruban adhésif en forme de boucle dédoublée et étendue. Sculpture souple, transparence qui vrille une part de l’espace. La dernière salle d’exposition répond à une configuration identique avec deux projections vidéo – l’une sur un moniteur au sol, l’autre projetée sur le mur à niveau de regard –, une table entourée d’un ruban adhésif (l’une des actions «historiques» de Cool Balducci - «Sans titre, 2004»-scotch, table, chaise) et des éléments de feuille dessinée, une barre en bois accrochées. Ainsi, l’action est posée dans et par le support vidéo, et par la disposition des «objets». On rentre donc dans le régime de l’exposition pour quitter celui de l’action, mais c’est un régime d’exposition instable, incertain, perturbée par l’indéfinition de ce qui est mis en monstration. Les cartels n’indiquent pas «vidéos» ou projections vidéo, mais «document vidéo». Chaises, tables, scotch : que sont-ils ? que deviennent-ils dans l’enveloppe de la salle d’exposition ? Traces de l’action ? Objets à réactiver ? Témoins silencieux ? Archives ? «Choses» ? Il y a du nominalisme dans la tautologie des cartels, mais l’on y indique «éléments pour action»… L’espace d’exposition vient à être troublé non seulement par l’absence de ce qui fait les pièces de Cool Balducci, mais également par l’inscription sans statut de ces éléments, vidés de tout ce qui pourrait être l’ébauche d’un plein, d’une interprétation, d’un figé. Il y aurait ainsi comme une sorte de défi, au fond, face à l’exposition. Et face, également, à l’histoire de l’art, due à notre tendance à repérer chez ces artistes proches de Pier Paolo Calzolari, une généalogie Arte povera.

            Au centre d’art contemporain La Synagogue de Delme, le transfert s’effectue par la réactivation, dans les horaires d’ouverture de l’exposition, de trois pièces (l’étage présente, lui, des dessins préparatoires qui placent figures, bobines, lignes tracées sur feuille blanche, sorte de plans d’action). Réactivation qui se fait par deux personnes qui ont été choisies par les artistes, nullement performeuses, et qui, alternativement, enchaînent sans discontinuité gestes de la main, déplacements et actions, produisant une déambulation étroite, voire une chorégraphie où s’impose paradoxalement le corps.

Dans un entretien avec Laurent Goumarre pour «Performances contemporaines 2» («Artpress, août-septembre-octobre 2010), Marie Cool Fabio Balducci affirmaient : «Dans notre travail, il n’y a pas de corps, il y a la main. Et ce déplacement du corps sur la main souligne ce rapport non hiérarchisée à la matière».  Que se soit au Frac ou à la Synagogue, ce qui affleure dans les deux propositions, c’est la perte et l’écart avec les pièces. Une perte avec ce que pouvait être l’espace fertile de l’action, l’écart avec l’«aura» du geste – comme un «retrait de l’aura» qui laisserait visible le seul travail du geste. Moments fixés de ce dernier ou expérimentations ?

            Marie Cool Fabio Balducci soulignent fréquemment leur fascination pour les primitifs italiens (Fra Angelico, Piero della Francesca) et pour les peintres de la Renaissance italienne. Il vient alors à l’idée qu’ils ont aussi utilisé les espaces comme éléments et non comme formats, qu’ils les ont architecturés comme un espace pictural, et particulièrement au Frac Lorraine où la précision, la rigueur, la simplicité des dispositifs font émerger des lignes de perspective, avec leurs points de fuite. Un espace avec «figures». Un espace qui se modèle dans les contours d’un arrière-plan architectural pour isoler les motifs, les absences, le flux d’une main.

*Cet article doit beaucoup aux discussions informelles avec Marie Cool et Fabio Balducci, Stéphane Carrayrou et Béatrice Josse.
**Cet article a été publié pour la première fois sur www.mouvement.net le 13 décembre 2012. 




L’AUTRE VOYAGE, AU-DESSUS D’UNE TABLE -

Nous étions le dernier jour de novembre de l’année passée. En Lorraine. L’air était sec et d’une brève clarté. De cette lumière qui retenait pour quelques minutes encore les gouttes ocres de l’automne. Sur la route départementale entre Metz et Delme, les vallons traçaient leur dessin froid. C’est à Delme que nous rencontrâmes, pour la première fois, la table de Marie. Ou plus officiellement de Marie Cool et de Fabio Balducci. Dans l’ancienne synagogue, dont l’histoire mouvementée et l’architecture réaménagée au cours du xxe siècle se conclut pour l’heure par la fonction de centre d’art contemporain. Marie Cool et Fabio Balducci sont artistes, donc. Un duo. Deux-un. Ils travaillent ensemble depuis 1995. Marie fut danseuse. Fabio est lié au cinéma. Ils sont artistes. Des artistes de l’acte, de l’action éphémère, d’une action qui advient dans le temps bref, qui ne s’expose pas, qui surgit dans l’espace à vif d’un geste. Celui de Marie Cool. Un geste qui se concentre, se répète, se reprend, connaît (et l’on est bien dans l’acte de connaissance) des suspensions, des attentes, des ratés, des ratures, des ironies, des césures, des élans, des retombées étonnées, des tensions. Le geste de Marie est unique. Singulier. Simple. Ordinaire. Monastique. Hérétique. Laborieux, dans ce sens qu’elle le conçoit et qu’elle le réalise tel un travail manuel, le travail de l’ouvrière. Sans éclat. Sans ostentation. Précis. Où la fatigue s’immisce sans jamais céder. Mais, au-delà de ces contraintes qu’elle se pose, ces « règles », le geste de Marie est libre et nous restitue à notre liberté, bien plus, à notre libre-arbitre. Ce geste utilise des « outils » — Cool et Balducci se méfient du langage, rejettent toute forme de définition du vocabulaire de l’exposition et de l’art, et tentent le mot d’« élément » — du quotidien, de la vie simple (jamais banale), de notre vie : la feuille blanche en papier format A4, le fil de coton, le scotch, le verre, le sucre, l’eau, le crayon. Des « outils » un et anonyme. Un et pluriel dans leur reproduction d’objets fabriqués ou de matériau liquide, fluide, volatil. Et puis, il y a la table. La table de Marie. Celle que nous rencontrâmes, pour la première fois, ce jour de novembre, à Delme. Elles étaient deux dans le périmètre blanc, carré et central de l’ancienne synagogue. Chacune d’elles placée à l’extrémité d’une diagonale invisible. Il s’y passe bien des choses sur cette table, il s’y cherche et s’y produit bien des événements, bien des paysages, bien des phénomènes au-dessus d’elle. Ce jour-là, la main d’une femme, qui n’était pas Marie, minutieusement, scrupuleusement, lentement, déplaçait une ligne serrée de crayons à mine de couleur et corps noir. Elle déplaçait cette ligne, la poussant geste après geste, du plat tendu de sa main, emportant le patient mouvement de la ligne vers la courbe, de la ligne vers la figure aléatoire d’une vague (peut-être), d’un horizon découvert (un instant). Ce jour-là, cette femme qui n’était pas Marie, enchaînait les actions de l’artiste réalisées en d’autres moments, en d’autres vibrations d’espaces. Elle rejoignit l’autre table prise dans l’éclat blanc insolant de feuilles de papier posées sur elle. Les feuilles de papier sont rebelles, la matière est indisciplinée, leurs décisions sont aléatoires, imprévisibles. Pourquoi ne veulent-elles pas rester à plat sur la table ? Pourquoi se relèvent-elles si promptement en leurs bords, tel un non obstiné ? La main de la femme qui n’était pas Marie s’appliqua en toute délicatesse à les joindre, à les (re)mettre bord à bord, à les (ré)unir. Son geste est doux. Son geste est sensuel. Son geste est amoureux. Son geste n’est qu’un geste, si lent et si rapide — simplicité d’un oxymore. Le temps de parcourir la verticalité plane des feuilles sur la table. Mais le geste amoureux, aussi authentique et simple soit-il, est vain, n’est que pour lui-même, déjà dans l’inutile, les feuilles reprennent leurs formes folles. Il ne peut y avoir de contraintes. Le geste est beau. La forme qui se libère du geste est incertaine et belle. La table de Marie Cool est l’espace, la surface, le lieu, le temps de cette libre incertitude, de cette tentative, de ces mouvements, de ce qui peut, certes, advenir. C’est une table de piètement noir. Son plateau de contreplaqué imite le bois, ses nervures, ses variations de tonalités chêne, merisier ou érable… Cette table est le lieu de pose et de pause, le socle du geste, l’établi du travail, de la forme qui viendra, qui disparaîtra, qui attend.

Ce jour-là, le soir du vernissage de l’exposition La mia mano come organo, et le lendemain, nous retrouvâmes la table de Marie — et de Fabio, celui dont l’attention toujours présente reste dans l’ombre de l’action — à Metz, dans les salles d’une blancheur roide reprises sur les espaces forteresse de l’hôtel Saint-Livier, abritant depuis une décennie le Fonds régional d’art contemporain de Lorraine. La table est là. Solitaire. Prête. Une chaise l’accompagne. Le travail d’action pourrait commencer. Marie Cool est là, aussi. Dans une fraction du temps, Marie s’isole dans les actes, et entre les actes. Les outils attendent : la feuille de papier A4, le fil de coton. Les feuilles A4 sont posées côte à côte. Les mains de Marie tentent de les joindre dans un mouvement ascendant. Parfois, les feuilles s’élèvent ensemble, se touchant à peine, jointes par la seule force de l’attraction statique. Une forme se produit, un éclair de forme, vertigineux espoir, puis le mouvement retombe… Le monde n’est qu’éphémère futur.

Il y a peu, à Paris, dans le quartier de Belleville, à la galerie Marcelle Alix, nous avons recroisé la table de Marie. Elle était installée juste à l’entrée, emplissant l’espace étroit. La chaise était là. Elle n’attendait rien, rien d’autre que sa propre présence, rien d’autre, peut-être, que la présence de cette femme, Marie, qui lui donne son rôle, sa fonction. Marie Cool n’était pas là. La table semblait vouloir nous arrêter néanmoins, nous enjoindre de la considérer, de la regarder. De faire attention à elle. La table était recouverte d’eau. L’œil s’y trompait. L’eau était posée sur la table, retenue par du scotch matérialisant en transparence les bords frontières de cette dernière. Ainsi, l’eau bordée de scotch semblait immobiliser la table, la figer, la fixer, la redésigner ou la redessiner comme table, et l’ouvrir à la fragilité, à une contemplation butée, à la disparition. La table de Marie s’était libérée des objets, des derniers objets qu’étaient la feuille ou le fil de coton, elle s’était libérée de l’objet qu’elle-même est, et de la fonction que lui assignait Marie. L’eau simple, ordinaire, devient le principe alchimique de la métamorphose. La main de Marie Cool ne peut plus agir dans l’instant et sous notre regard ; elle a agit dans un avant invisible, caché, elle a opéré son geste de placement et de recouvrement dans l’intimité et le secret. Hors du geste humain, la table et l’eau ne sont plus que deux éléments unis dans la contradiction, dans l’oxymore, qui se joignent, se superposent, s’effleurent, se touchent. Nous sommes face à la fin des hiérarchies. Ce toucher qui repose par les deux éléments matière. Peut-être est-ce cela le repos figuré et visuel, restitué au visible et au sensible ? Peut-être est-ce cela l’unité retrouvée et impossible du monde ? L’eau devient voile, tissu, étendue drapée sans plis, manteau de délicatesse et de tensions calmes. La table de Marie nous invite à un voyage horizontal, à ras du réel, à ras du simple, là où le geste humain vrillait le sensible, il y a cette eau étale, immobile. Confusion du regard de celle ou celui qui la parcourt. Que chercher ? Qu’y chercher ? S’y pencher détruirait tout. Impossible miroir… L’eau simple de Marie Cool et Fabio Balducci, avec ses rives transparentes de scotch, est libre de tout, de toutes les métaphores littéraires, de tous les motifs picturaux, de toutes les mythologies. Aucun Narcisse. Aucune Ophelia. Ce rectangle d’eau qui s’est coulée dans la forme de la table absorbe notre regard et notre présence dans ce voyage au ras de la surface, lui refusant d’aller outre, dans une profondeur factice, mièvre. La table et l’eau nous apprennent un voyage neuf, vivant, réclamant de nous une extrême prudence et une extrême courtoisie : faire attention, juste faire attention aux choses placées sur notre chemin. Et dont nous ne pourront faire l’économie, les ignorer ou les contourner.

Dans l’Eau et les Rêves, Gaston Bachelard écrit : « L’eau coule toujours, l’eau tombe toujours, elle finit toujours en sa mort horizontale. » Peut-être. Certes. Mais Marie Cool et Fabio Balducci rendent au visible la disparition verticale, par le simple phénomène physique d’évaporation. Et, l’eau sur la table, dans son immobile perfection provisoire, devient acte performatif, restituant à celle-ci sa fonction singulière. Être le support du monde sensible en sa matière… simple.

Ce texte a été publié la première fois sur la plate-forme éditoriale Les Chroniques Purple le 3 juin 2013. http://leschroniquespurple.com/post/52001689958

Marie Cool Fabio Balducci
Untitled , 2007
Paper, drawing, cube, table. Video: 29s.


Marie Cool Fabio Balducci
Untitled, 2011
Black pencils, table (220 x 100 cm). Video: 1 min 41.



LE RETOUR SUR LE RIVAGE
Les lectures de romans de la rentrée littéraire française sont artificielles. Certes, pas toutes. Ainsi. En lisant, en cette fin d’août, le dernier livre de J. M. Coetzee traduit en français, Une enfance de Jésus, une phrase a surgi, inopinément, s’est arrêtée dans notre mémoire, en harmonie perplexe avec nos accumulations d’œuvres et de paysages des mois passés, accordée à nos rencontres d’images et de gestes artistiques que nous avons croisés au cours de nos voyages : « La beauté éveille le sens du sublime. » Déclaration (réelle déclaration car cette phrase vient s’écrire sur une sorte de formulaire administratif). Affirmation, béante, insoutenable, sans faille et sans prise, du personnage principal, Simon, de ce roman en forme de parabole philosophique. Phrase qui vint soudain en pause et en interpellation nous surprendre, qui nous insurge, là, parce qu’elle arrête notre lecture, phrase à laquelle nous nous cognons. Phrase que nous n’attendions pas, que nous n’attendions plus. Cette phrase sèche et limpide. Cette phrase rêche et inconfortable, que nous avions enfouie dans le lointain reclus, dans un sensible révolu. La phrase se moque de notre inconfort, de nos débuts de refus… La phrase nous pousse, elle semble nous faire revenir vers les fantômes, vers des réminiscences. La phrase nous ouvre à la chair de la sensation, écho d’un moment de présent goûté dans la coque du souvenir…
Un jour d’août. De cet été 2013. Sur le rivage d’une plage de l’Adriatique de la région des Marches, près du port d’Ancône, en Italie, nous regardions les vagues, sans hâte. Jour de vent humide. Jour de chaleur intense. Jour où les peaux sont irradiées de sel. La mer est agitée. « Mare mosso » dit-on en italien. Nous regardions ce paysage inexorable des vagues, ce paysage tant de fois reconnu depuis l’enfance, parfois avec appréhension, parfois avec jouissance, parfois avec indifférence. Le même et si dissemblable, dans le cours du temps et de l’âge. Il y avait toujours pendant ces étés adriatiques ces jours d’écumes orageuses, violentes. L’Adriatique y dévoilait et y étalait ses verts graves, ses émeraudes sombres, ses verts pâles, en des dégradés mouvants. Et les vagues sur le rivage de sable grossier venaient s’échouer après une courte conquête de la forme et de l’espace. L’écume blanche indomptable mourrait là, dans un dessin éphémère de courbes, trace de l’ombre de la vague déjà disparue, de l’ombre de l’eau… Regarder l’ombre, et dans une compréhension inattendue, dans un surgissement du souvenir, une image s’est profilée. Nous ne regardions plus. Nous vîmes les corps noirs des crayons à mine des artistes Marie Cool et Fabio Balducci. Ces crayons que Marie Cool, dans une action, pousse du plat de sa main, avec méthode, avec lenteur, avec patience, composant une ligne aux mouvements courbes… « sans titre, 2011 — crayons noirs, table ». C’était cela ! Nous l’avions vue à Metz dans une vidéo, nous l’avions vue à Delme, aussi. Et nous n’avions pas compris… l’ombre de l’eau qui dessine le monde, qui dessine le paysage, qui dessine l’œuvre. Tout était là devant nos yeux ce jour d’août. Les corps noirs des crayons étaient cela, l’ombre de l’écume dans le mouvement du reflux de l’eau. La main de Marie Cool dessinait, dans un instant sans présent, ce que, peut-être, Gustave Courbet s’obstinait lui à peindre avec ses « Vagues ». Nous pouvions réconcilier le geste du peintre dans son acte figuratif et le geste de l’artiste contemporaine dans son acte performatif.
Sur le rivage, nous étions revenues à l’œuvre… avec ce sentiment que le paysage ne meurt jamais. Il n’y a sans doute rien à expliquer, juste cette sensation d’une réconciliation et d’une beauté. Le sentiment d’un partage entre le paysage et l’image d’une forme que fait naître la main dans un acte passant. Le souvenir de l’image filmée et de l’acte s’éveillant ainsi sous la clarté du paysage sans cesse recommencé des vagues, de l’écume, du sable grossier. Dans son impermanence, le paysage éveille-t-il le sens de la forme ?

Ce texte a été publié la première fois sur la plate-forme éditoriale Les Chroniques Purple le 3 septembre 2013: http://leschroniquespurple.com/post/60114062096
 
  Photo:  Marie Cool Fabio Balducci, Untitled, 2011
Water, transparent sellotape, table (74x180x80 cm)
Vue d'exposition: Sauvagerie sans nom, Marcelle Alix, Paris, 2013 / Photo: Aurélien Mole.

Remerciements à la galerie Marcelle Alix, au Frac Lorraine (Metz)
et au centre d'art la synagogue de Delme.
http://www.marcellealix.com/artistes/oeuvres/1743/marie-cool-fabio-balducci

http://www.fraclorraine.org/explorez/artsvisuels/196
http://www.cac-synagoguedelme.org/

Photo d'ouverture: Marie Cool Fabio Balducci
Untitled, 2003. transparent sellotape, video. collection FRAC Lorraine, Metz (F)


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