Jean-Christophe Norman... «Selon Ulysse, Joyce...» Lines in progress
Cela débuta par un premier texte, puis un second, puis un troisième... au rythme des cheminements, au rythme des formes et des géographies imaginaires et physiques que Jean-Christophe Norman fait suivre à la phrase de James Joyce, à son «Ulysse» repris, réinventé dans des lignes humaines, sur des surfaces mondes, qui sans doute toujours parcourront des lignes au travail dans la constance modeste et libre de cette écriture plastique.
«Ulysse» selon ou d'après Jean-Christophe Norman, le roman dans et par le monde, qui jamais n'achève son voyage, pour qui chaque ville, chaque île, chaque mer, chaque asphalte est l'Ithaque sans fin ou l'oubli d'Ithaque, l'oubli du terme, pour qui chaque ville est une pause et un départ. Là, où les fictions se rejouent dans l'espace du réel. Là où le réel s'unit à la fiction, épouse les fictions infinies du texte fluide, étirements du temps, étirements des temps.
« Nous sommes composés de lignes variables à chaque instant, différemment combinables,
des paquets de lignes, longitudes et latitudes, tropiques, méridiens, etc. (...)»
Gilles Deleuze, «Dialogues», 1996.
des paquets de lignes, longitudes et latitudes, tropiques, méridiens, etc. (...)»
Gilles Deleuze, «Dialogues», 1996.
Ulysse, Marseille.
Ulysse, «sans titre, (Ulysse, James Joyce), dans sa forme d'installation au Fonds régional d'art contemporain Provence-Alpes-Côte d'Azur (27 septembre-22 décembre 2013).
Ce qui
frappe d’emblée, et désoriente lorsque l’on entre en contact avec le travail de
Jean-Christophe Norman, c’est la qualité protéiforme et, apparemment, sans
limites de ses projets. Cette pluralité des formes et des actions performatives
mises en décision et en mouvement par l’artiste originaire de Besançon tisse
des mélanges (c’est un mot et une notion qui sont centraux dans le vocabulaire
et la démarche de Jean-Christophe Norman) de surfaces et de paysages, de
formats et de matériaux, de textes et de tracés, tisse sans les forcer des
rencontres fortuites dans toute la fluidité d’un temps éphémère, tisse des
dialogues brefs ou silencieux, des indéterminations et des renversements du
regard, des contingences, des hasards, des coïncidences qui font surgir le réel
dans toute sa sensibilité, dans toute son invisibilité, dans tout son anonymat.
Mais il y a aussi, dans une impalpable synthèse, des clôtures, des solitudes
aux contours sans cesse en déséquilibre et en vertiges. Marches, recopies de
romans souvent à caractère initiatique ou dont le motif est la traversée (ainsi
Jean-Christophe Norman a réalisé sur de grandes bâches ou sur de grandes
feuilles de dessin la recopie manuscrite au Marker ou au feutre noir de «La
Mort de Virgile» de l’auteur de langue allemande Hermann Broch, ou de «Au cœur
des ténèbres» de Joseph Conrad, ou encore du «Navire de bois» de l’écrivain
allemand Hans Henny Jahnn, et aujourd’hui cette traversée spatiale en un jour
dublinois qu’est l’«Ulysse» de James Joyce), marches en écrivant ou en traçant
une ligne (phrase continue d’un texte littéraire ou pas, d’ailleurs, phrase
continue du compte du jour, du mois, de l’heure, de la minute, de la seconde),
marches parallèles à distance avec d’autres artistes (ce fut le cas à Berlin
avec Jeff Perkins, avec Paul-Armand Gette, ou encore avec Jean Dupuy dans une
marche en écho de New York à Vilnius, ou encore cette marche dite des «Trois
huit» d’une semaine dans Besançon et ses alentours avec Laurent Tixador et Neal
Beggs, marche continue où les trois artistes se relaient leur temps de marche),
traversées de villes (ce sont ce que Jean-Christophe Norman intitule les
«crossing cities», villes parcourues dans des géographies transportées,
réinventées par ce que l’on pourrait qualifier d’imaginaire de la marche, de
New York à Metz, de Berlin à Paris, de Vilnius à Tokyo, de Poznan à Besançon,
d’Istanbul à Montevideo ou Buenos Aires), marches pendant un jour et une nuit,
et puis les recouvrements de surfaces, de toutes surfaces qui viennent à la
rencontre de l’artiste (asphalte des villes, feuilles de papier A4, bâches,
murs de salles d’exposition), recouvrements d’images photographiées ou
imprimées (ce sont la série des «covers»), déplacements de géographies par la
marche (ce fut le projet stambouliote des «Circonstances du hasard» dans lequel
l’artiste transporta les contours géographiques de la région du Grand Est, en
France, sur la géographie de la ville d’Istanbul, ceci par une marche qui se
déroula sur une dizaine de jours, traçant au sol une ligne à la craie blanche
du temps décompté). Et, actuellement, dans les espaces d’exposition du Frac
Paca, cette forme muséale qu’est l’installation conceptuelle «sans titre.
Ulysse, Joyce» composée de 352 feuilles de format A4, encadrées, saturées de
l’écriture manuscrite au feutre noir de Jean-Christophe Norman, et l’un des
moments de la recopie de l’«Ulysse» de Joyce.
Peut-être,
dans ce foisonnement des pratiques et de leur infinie étendue temporelle,
spatiale et matérielle, pourrions-nous dire, néanmoins, que tout commence par
la marche, parce qu’elle inscrit une temporalité, dessine une géographie,
produit un tracé, accomplit un recouvrement, le tout dans cet éphémère et cette
légèreté (apparente) d’une présence passante au monde, dans le paysage.
Jean-Christophe Norman aime souvent à préciser que dans tous ses projets, dans
tous ses gestes, il y a ce point premier du commencement. Il le marque, c’est
le début de la ligne, c’est le début du recouvrement, c’est le début de la
phrase en état de recopie, c’est le début de la marche. Ainsi, dans les
recopies de textes qu’il a instaurées comme l’une des pratiques performatives
centrales de son travail, il rappelle qu’il commence – quelle que soit la
surface – en haut à gauche, tel un parfait «scribe» de l’écriture latine. Tout
comme chaque marche est précisément organisée à la manière d’une expédition, et
appelle un espace de départ, de début. Il convient, ici, de rappeler comme
brève notice biographique, que Jean-Christophe Norman fut jusqu’au début des
années 1990 un alpiniste de haut niveau. Un corps marchant sur une ligne, en
quelque sorte. Et c’est cette forme que Jean-Christophe Norman, devenant
artiste, va conserver, métamorphoser en pratique et en motifs artistiques. Le
terme de projet venant recouvrir, sans l’effacer, le terme d’expédition.
Mais si ce
commencement nous semble rassurant, il devient dans les actions de l’artiste le
commencement d’une profusion, d’une simultanéité, d’une diffusion, d’une
irradiation sans fin, sans terme. Jean-Christophe Norman est dans la pluralité
des projets, est dans la simultanéité des projets, tout est démultiplié, en
même temps ou dans un même temps, tout est à la fois en suspension et en
concomitance. Comme si chaque projet venait recouvrir un autre projet pour en
ressaisir le fil ou la ligne, ailleurs, dans une autre surface, sous une autre
surface, afin que rien ne soit contraint ou enfermé. Ainsi dans le temps de la
recopie de l’«Ulysse» débuté il y a plusieurs mois sur sa table de travail à
Besançon, dans sa recopie poursuivie sur trois grandes bâches blanches (action
performative solitaire qui s’est déroulée en février dernier sur une période de
quinze jours), aujourd’hui suspendues aux murs des tours et remparts d’Aigues
Mortes, de sa mise au format de l’installation muséale au Frac et du
déploiement de la ligne du texte sur le sol des rues de Marseille,
Jean-Christophe Norman poursuit, entre autres, la recopie de la «Recherche» de
Proust. Plusieurs projets coexistent, se déploient simultanément, d’autres sont
en état d’attente, de suspension (on peut citer la recopie du livre du botaniste
Francis Hallé, «La Condition tropicale», ou celle, démesurée également, du
catalogue de l’exposition «Vide(s)» qui se tient au Centre Pompidou, à Paris)
de leur forme possible à venir, de leur espace de diffusion à venir. Il n’y a
donc pas d’arrêt, de fin, de terme chez Jean-Christophe Norman. Mais il ne
s’agit pas tant d’un désir ou d’une volonté d’inachèvement des choses ou des
gestes, mais il y a dans la décision de ne pas donner de fin, ni matériellement
ni spatialement, le désir de tout laisser ouvert aux circonstances, à la
liberté, à une légèreté – peut-être insoutenable – du sensible. Ne rien figer, ne rien fixer…
L’écriture comme motif et comme acte performatif
C’est dire
combien cet artiste marcheur, écrivant, traçant, s’invente par la ligne
d’écriture, qu’elle court linéairement au sol ou qu’elle recouvre à saturation
une feuille ou une bâche, à la fois un motif et une durée du motif lui-même.
L’écriture est motif chez Jean-Christophe Norman par sa forme (qu’il lui donne
dans l’acte même d’écrire à la main, avec l’inscription des ratures, des sauts,
des effacements) et par son déploiement. L’écriture devient l’équivalent du
motif pictural chez le peintre. Ce qui fait que l’on peut parler de «paysages
textes» ou de «tableaux textes», de «tableaux écritures». De double motif aussi
qu’est le texte dans sa recopie et l’écriture comme matérialité et comme signe.
Ainsi, «sans titre - La Mort de Virgile» ou «sans titre - La Ligne d’ombre»
sont, au commencement des actes performatifs, pour devenir dans leur provisoire
recouvrement d’une surface bâche, un «tableau». Et, au fond, nous pourrions
parler non seulement de motif pictural, mais plus précisément de motif
figuratif et de motif narratif. Car dans cette recopie, dans ces «tableaux
textes», Jean-Christophe Norman accomplit par son geste un instant improbable
de vision : voir le roman, ou à tout le moins voir un fragment ou un
moment du roman, une vision plastique qui transporte le visiteur du côté de la
lecture ou de son impossibilité pour le faire incessamment revenir au dessin du
texte, au tableau, au motif, à la ligne.
C’est toute
la complexité et l’indécision de la ligne chez Jean-Christophe Norman. Celle-ci
peut être, dans un même mouvement, figurative et abstraite. Lorsque nous
parlons de motif pictural, nous renvoyons à ces deux possibilités de la
peinture. Mais, au-delà, cette ligne scande des temps ou des durées, elle
dessine des horizons (Jean-Christophe Norman a été marqué par les arrière-plans
de lignes montagneuses dans les tableaux de Léonard de Vinci) fluides,
fluctuants, passagers. Toujours aller outre ce qui pourrait limiter ou fixer.
«Ulysse», d’après Jean-Christophe Norman: de la «sculpture texte» à
l’installation, en passant par la traversée dans Marseille, et inversement.
Les
démarches déployées par Jean-Christophe Norman inscrivent un temps et
produisent un temps. Un temps qui peut s’afficher comme linéaire, un temps qui
peut se lire, un temps qui peut attendre de dérouler sa durée. «sans titre,
(Ulysse, James Joyce)» qui est présenté sous forme d’installation au Frac
contient toutes ces temporalités mises en acte par l’artiste. De nouveau, au
commencement, il y a l’acte performé d’écriture dans le silence de la table de
travail. 352 pages recopiées au feutre noir, qui donne à l’artiste la juste
souplesse de composition et de graphie. Ces 352 pages sur feuille de papier A4
sont totalement recouvertes dans un resserrement extrême des lignes. Lignes qui
portent l’histoire même de la «performance», comme une (auto)biographie de
l’artiste au moment du travail solitaire, et de l’acte accompli dans l’effort,
la concentration, la fatigue. Ces 352 pages furent dans un premier temps un
«bloc» de pages qui devenait un objet sculpture, un objet plastique. Avec
l’installation du Frac, cet objet sculpture entre en une extension d’accrochage
pour devenir, peut-être, non seulement une «installation texte», mais peut-être
une «sculpture texte» plane. Le visiteur, comme pour d’autres pièces recopiées
et écrites de Jean-Christophe Norman, se trouve face à. Son regard cherche une
tentative de lecture, peut être happé, mais l’immersion reste dans une
distance. Il revient au visiteur de choisir d’être capté par cette ligne qu’il
pourra reconnaître, recroiser dans les rues de Marseille, là où l’artiste a
choisi de poursuivre au sol l’écriture du texte de Joyce. Le temps de l’artiste
et celui du visiteur ou du passant peuvent se joindre, ainsi, dans un acte
ouvert.
https://soundcloud.com/fracpaca/ulysses-jean-christophe-norman?in=fracpaca/sets/ulysses
Ulysse, Besançon.
http://leschroniquespurple.com/post/49461725326
ULYSSE, BESANÇON, 352 PAGES, ETC.
C’était là, posé au sol, sur le parquet du salon, dans la
lumière atone d’une fin de matinée d’avril à Besançon. Nous attendions
de découvrir le nouveau bâtiment du Fonds régional d’art contemporain de
Franche-Comté conçu, dessiné par l’architecte japonais Kengo Kuma.
C’était là, tel un manuscrit tout juste extrait de sa pochette cartonnée
bleue, sans fard, sans fausse magnificence, dévoilé soudain, un
instant, à nos regards. L’une des stases (avant reprise des voyages de
la ligne) multiples et mêlées du « projet Ulysse » de Jean-Christophe Norman, l’une des formes de la « recopie » du livre éponyme de James Joyce, que l’artiste, marcheur et « scribe »
(nous avons la tentation d’inscrire son travail plastique dans cette
généalogie des copistes littéraires que Giorgio Agamben décline au début
de son texte Bartleby ou la création : l’Akaki Akakiévitch des Nouvelles de Pétersbourg
de Gogol, les Bouvard et Pécuchet de Flaubert, le Simon Tanner de
Walser…) de traversées manuscrites sur les surfaces asphaltes des
villes, sur les surfaces classiques des bâches, sur les eaux rencontrées
— « scribe »
du temps également, un temps patiemment copié dans son passage même, un
temps compté et comptable —, a décidé d’accomplir et de conduire de par
le monde, de par les formes, de par les formats. Nous dirons aussi :
Jean-Christophe Norman, le marcheur écrivant, qui de Besançon à New
York, de Dale (en Norvège) à Tokyo, de Montevideo à Vilnius, de Paris à
Aigues-Mortes ou Istanbul, de Metz à Buenos Aires… redéploie ses lignes
d’écritures et redéploie nos lectures, nos appréhensions des mots
constellés dans l’espace-temps.
Ce « là » était donc un « manuscrit plastique »
aux destins pluriels, une reprise visuelle du texte joycien, de sa
durée et de sa ville, une reprise du livre, une reprise de l’écriture
par une autre écriture, sur le format de feuilles blanches A4. Avec une
graphie au feutre noir, et ce format commun qui redéfinissait une
pagination… Et cette beauté de penser que le livre est objet sans cesse
mouvant, ondulant, que les mots, les phrases, les syntaxes ne sont que
fluides, fluidités, présences et souvenirs précieux, possibles à venir.
Jean-Christophe Norman révèle cela, juste cela, physiquement,
matériellement, dans son geste aigu et étoilé.
Autre Ulysse à lire. Identique et autre.
Dans une sorte d’indiscrétion faite aux pages serrées, recouvertes de
l’écriture dense, noire, à saturation de la page, de chaque page, de
l’artiste, nous avons voulu feuilleter, nous avons voulu effectivement
lire. Chercher, reconnaître les phrases connues, les mots, les passages,
les dialogues intérieurs… Le commencement du livre, tant de fois lu et
repris, cette phrase traduite, ample, qui ouvre l’immense d’une journée
dublinoise d’un 16 juin. Reconnaître ce « Majestueux
et dodu, Buck Mulligan parut en haut des marches, porteur d’un bol
mousseux sur lequel reposaient en croix rasoir et glace à main… » « Recopier » Ulysse, ou dans les termes de l’art contemporain, « réactiver » Ulysse,
c’est du coup être placée devant un trouble : celui d’une imparfaite
reconnaissance (je cherche Stephen Dedalus, je cherche Leopold Bloom, je
cherche Molly, je cherche cette réponse du poète : « L’histoire, dit Stephen, est un cauchemar dont j’essaie de m’éveiller ».
Où sont-ils ? où sont-elles dans ces feuilles autres, dans cet espace
graphique quasiment tressé par les mots ?) et celui du souvenir des
lectures passées. Ressouvenirs qui font jeu égal avec le moment de la
lecture. Cela serait une sorte d’expérience proustienne insérée dans
l’expérience joycienne (et, il se trouve que Jean-Christophe Norman
procède dans le même temps à la « recopie » de La Recherche).
Être dans son propre souvenir de lecture, dans la réminiscence des
lieux de lecture de Joyce. Dans combien de lieux ai-je commencé Ulysse,
l’ai-je refermé, puis repris : à Paris, à Oxford, à
Saint-Martin-sur-Arve, à Valencia, à Venise, à Jérusalem, à Marina di
Montemarciano, à Vassivière… Jean-Christophe Norman démultiplie encore
les lieux, défie encore les voyages, cisèle les troubles… Son Ulysse,
qui est là comme une sculpture manuscrite de 352 pages, sera
métamorphosé en installation, à Marseille, les pages encadrées dans une
composition visuelle où tout sera encore à rejouer ; son Ulysse,
l’artiste en a continué la recopie, dans la solitude d’un hangar glacé
d’Aigues-Mortes en février dernier, sur de vastes bâches, aujourd’hui
accrochées dans la cour d’honneur des remparts de la ville ; il l’a
continuée toujours sur les routes pluvieuses de Tokyo, à la craie
blanche, lors d’un voyage de mars, l’immisçant dans un autre projet
autour des cartes postales du Mont Fuji. Ainsi, s’étend la recopie qui
paraît toujours sans fin, sans finitude… Dans ces nouveaux voyages d’Ulysse, où il n’y a plus de temporalités tant les temps sont dilatés, tant les géographies sont aléatoires et dans les « circonstances du hasard », tant les recopies sont dans les effacements multiples, allons-nous, un jour, quelque part, reconnaître, relire le « oui » de Molly Bloom ? Seul le geste de l’artiste en détient ou pas le secret, dans ses circulations mêlées.
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