Rosa Barba: Landscape as perspective or perspective as landscape


Rosa Barba, «Color Clocks: Verticals Lean Occasionaly Consistently
Away from Viewpoints», 2012.
Vue de l'exposition «Time as perspective», Kunsthaus, Zürich.


Rosa Barba, «Time as perspective», film 35 mm, 2012.

«Ainsi l’écart est-il une figure, non pas de rangement, mais de dérangement faisant paraître, de ce fait, non pas une identité, mais ce que je nommerai une fécondité (…)», François Jullien, «L’Écart et l’Entre – Leçon inaugurale de la Chaire sur l’altérité», Éditions Galilée, Paris, 2012


                        Entrer dans l’œuvre solitaire et chorale de l’artiste d’origine italienne Rosa Barba, c’est accepter de laisser à la porte des lieux d’exposition nos catégorisations des médiums, des champs artistiques définis et délimités ; c’est mettre en discussion nos certitudes contemporaines du concept opératoire post-moderne de déconstruction ; et renouveler l’expérience visuelle, spatiale et sonore d’une composition formelle où chaque élément agit dans des autonomies singulières, des césures sans rupture, et des strates temporelles multiples, accolées plus que superposées, éprouvant les limites de sa fonction traditionnellement attribuée, pour les disloquer et les défaire, disposant alors un dialogue inédit, intime, proche du vertige, apparemment fragmenté, mais ouvert à une respiration fertile des écarts, à une reconfiguration du commun et du collectif.

                       Au printemps dernier, le troisième volet de la programmation «Satellite» du Jeu de Paume, à Paris, établie par la commissaire indépendante Filipa Oliveira, invitait l’artiste – vivant et travaillant depuis de nombreuses années à Berlin – pour une proposition d’exposition – «Vu de la porte du fond» (22 mai – 23 septembre 2012) – particulièrement introductive à son travail, à son utilisation entrelacée des médiums (film, installations sculpturales, projection, mots, textes, son, lettre), et à son mode d’orchestration chorique et chorégraphique des espaces. Que ces espaces soient des lieux d’art où l’exposition fait œuvre, ou bien ces paysages que Rosa Barba filme dans des zones désertiques, insulaires, abandonnées, à la dérive. «Vu de la porte du fond» était le prologue à deux expositions conçues par Barba comme deux chapitres d’un projet unique («Time as Perspective») à l’intérieur duquel les œuvres se répondaient, se reliaient dans le temps et dans l’espace, certaines d’entre elles étant présentes – dans des dispositifs différents – au même moment ou en différé dans les lieux d’art, relançant une nouvelle temporalité et narration. Le deuxième chapitre, presque simultané au prologue, s’est tenu à la Kunsthaus de Zürich (du 6 juin au 9 septembre 2012), le troisième a ouvert à la Kunsthalle de Bergen, en Norvège, le 2 février dernier.

           Ce projet que Rosa Barba aime à qualifier de «livre» a comme «région centrale» un film tourné en 35 mm, en 2012, dans le désert du Texas, dans une zone d’extraction pétrolifère, au titre éponyme de «Time as Perspective». Projeté en boucle sur un écran double face, placé à l’oblique de la salle d’exposition, ce film, tel littéralement un champ de perspectives, déploie les couches – le mot anglais «layer» (couche, strate) revient constamment dans les propos de Rosa Barba – formelles, narratives et réflexives du travail de l’artiste. D’où ces questions immédiates que le spectateur se pose face ce dernier : qui est Rosa Barba ? Une cinéaste ? Une scénariste ? Une artiste plasticienne renouvelant la fabrique des objets sculpturaux ? Une chef d’orchestre de formes et de mouvements visuels, textuels et sonores ? Une projectionniste d’un film à l’image vierge ? Dans une dissolution des hiérarchies, Rosa Barba semble tout à la fois absorber et vider les usages et les contraintes de ses médiums, dans une tentative – peut-être mélancolique – d’extraire et de donner à voir, à ressentir toute la physicalité, tous les tourments, toutes les circulations, tous les temps, de son matériau de prédilection : le film, la pellicule de celluloïd.



Le film comme paradigme premier

            D’un hélicoptère, la caméra surplombe un paysage de désert. Elle approche par le haut et à distance une zone dont on distingue mal les reliefs. Peu à peu, pourtant, par des plans plus serrés, l’œil du spectateur comme de la caméra distingue, repère des étagements rocheux, des arasements, le paysage se dessine, fait de sinuosités, de courbes, de boucles. De son surplomb, la caméra a trouvé sa zone d’exploration, son motif et son paysage : un champ de forage, où les immenses machines d’extraction, alignées, solitaires dans leurs mouvements verticaux et répétitifs, lassants, sans fin, instaurent un «ballet mécanique» hypnotique, extrêmement formaliste – en poussant les références, reviennent à la mémoire du spectateur certaines des «Compositions» suprématistes de Kasimir Malévitch des années 1915-1916. «Time as Perspective» est l’un des trois films tournés par Rosa Barba dans le désert. En 2007, «The Shine» le fut dans le désert de Mojave, dans le Sud de la Californie ; et en 2010, «The Long Road» également. «Time as Perspective» dans le désert du Texas. Hommages sans conteste tant à Robert Smithson qu’à Nancy Holt ou Walter de Maria, ces figures historiques du Land Art.  Situer géographiquement les lieux de tournage n’est donc pas anodin. Ces films composent presque une trilogie ou un «triptyque du désert» : au cœur de «The Shine», Rosa Barba fixe l’objectif de sa caméra sur le mouvement synchrone de panneaux solaires courbes, luisant face au soleil ; au cœur de «The Long Road», elle retrouve dans l’immensité aride un circuit abandonné de course de vitesse automobile. Pas de machines, pas de mécanique, sinon leurs traces laissées dans le paysage circonscrit : une longue et close boucle qui fait empreinte et le «documente» (autre formule privilégiée par l’artiste). Mais, à chacun de ces films, la recherche de l’artiste ne se réduit pas à des figures formelles qu’elle «trouverait» à même le paysage, ou qu’elle composerait par un montage de plans séquences et de coupes axé sur le répétitif et embrassant un mouvement géométrique. Chacun raconte des histoires, économiques, industrielles, sociales, et plus intimes. Dans «Time as Perspective», la strate économique est évidente, tout en restant juste dans un affleurement. Rosa Barba travaille ainsi : dans les marges et dans les interstices de l’histoire, et dans ses affleurements. Sa réflexion par le film met au jour – presque comme un archéologue – des réalités physiques, géologiques et humaines. Son montage – il faut un instant y revenir – est loin d’être un montage cinématographique classique, usant des procédés de ce dernier pour tenir un récit, qu’il soit documentaire ou qu’il soit fictionnel. L’artiste tente d’accoler des plans comme autant de couches de réels. Ainsi les images filmées et les inserts textes de «Time as Perspective» qui – comme dans un film de l’âge du cinéma muet – viennent instaurer un dialogue à trois : avec le motif, avec le spectateur et avec le narrateur qu’est Rosa Barba cinéaste. Que disent ces inserts, ou plus exactement quelles strates mettent-ils en place ? Une strate textuelle – c’est l’incision du mot, de la phrase qui hantent, on le verra plus tard toute l’œuvre de Rosa Barba – et une strate réflexive et interrogative sur le temps : «Quand une illusion s’achève, aucune distance ne peut exister» ; «Le temps est le résultat d’une perception imparfaite de la réalité» ; «Entre les formes, quelque chose existe» ; «Les traces demeurent au-delà du mouvement du temps et de son écoulement».

            Dans la salle d’exposition de la Kunsthaus de Zürich, «Time as Perspective» était donc installé à l’oblique. Film, certes, mais dispositif total qui occupe l’espace : l’écran est là, mais le projecteur est là, visible, intense de présence tant matérielle que sonore. Le spectateur voit un film, et il voit, dans le même temps-espace, la projection et son processus technique. Il voit la pellicule qui passe, se déroule ; il voit ce faisceau de lumière d’où naît l’image. Tous les éléments du film sont dans la présence et dans le visible, ce tout des éléments de la projection s’agence comme installation sculpturale. Ce n’est pas tant ou seulement le film qui est le paradigme premier de l’œuvre de Rosa Barba, ce sont tous les éléments et mouvements de la projection : la pellicule, le projecteur, la lumière, la projection, la surface écran. On y percevra des renvois aux recherches effectuées dans les années 70 par les cinéastes expérimentaux britanniques de l’«Expanded cinema». Et, dans la configuration d’exposition de Zürich, deux sculptures projecteurs viennent s’accorder à la pièce centrale : Rosa Barba désarticule, détache pour mieux hybrider ses matériaux, et produire des espaces temps faits d’entre et d’écarts.



Une constellation mélancolique des médiums

            Dans un recueil récent de fragments d’anecdotes et de courts dialogues, «Une année dite au sortir de la nuit» (1), Peter Handke évoque ce rapide échange : «“Tu places le ruban de la machine à écrire comme si tu mettais une bobine de film.” – “Mais c’en est une. […]».

Rosa Barba place la «bobine de film» : elle en enserre des projecteurs 35 ou 16 mm comme pour les protéger, pour les empêcher de disparaître (n’est-ce pas le futur digital de notre monde que conteste l’artiste ?) ; elle suspend le projecteur avec sa propre pellicule – vierge – comme dans cette sculpture installation du Jeu de Paume, placée dans la salle de projection et tournée vers la cabine où aurait dû être ce projecteur, et dos à l’écran : «Stating the Real Sublime» (2009). Un retournement des visions et mise à nu de fragilités et d’équilibres précaires. C’est ainsi… Le projecteur ou la pellicule ont perdu l’image, cette trace du temps et du réel. Ces sculptures projecteurs/projections qui sont si singulières du travail de Rosa Barba s’articulent autour de ces vertiges et de ces équilibres à préserver. On évoquera encore «Boundaries of Consumption» (2012), présente d’ailleurs à la fois au Jeu de Paume et à la Kunstaus de Zürich où, là, en l’occurrence, elle introduisait l’exposition : projection d’une pellicule vierge d’images mais imprimée du spectre des couleurs qui se trouve alors projeté sur le mur de la salle. La pellicule passant sous une boîte de bobine de film sur laquelle sont posées deux sphères qui se meuvent  au rythme des imperceptibles soubresauts cette même pellicule. Chaque élément, mis en danger par l’instabilité,  fonctionne dans une tension délicate, recherchant cet équilibre illusoire. Et cette tentative de continuer à produire de la lumière, de l’image, du texte. 
          Comme dans cette autre sculpture emblématique de l’artiste : «Double-Whistler» (2011), également présentée dans les lieux d’exposition déjà cités. Là se joue, dans le temps et dans l’espace, les décalages d’un dialogue, ses réponses à côté, ses questions qui restent un instant dans l’absence : deux projecteurs sont tenus et collés l’un à l’autre par toujours cette pellicule vierge. Chacun projette des phrases – petit espace de lumière texte – qui pourraient être les sous-titres d’un film, qui pourraient être la tentative d’un raccord, sans cesse différé. Il y a de la mélancolie chez Rosa Barba, une mélancolie des médiums. Ils sont dans la tentative de… Fusion ? D’unité ? De réconciliation ? Des mots, des images… Pour revenir à cette phrase de Peter Handke, elle semble faite pour l’une des dernières pièces actuelles de Rosa Barba : «Space-Lenght Throught» (2012). Sorte d’hybridation entre une machine à écrire et un projecteur 16 mm. Le ruban est la pellicule du film qui passe à la fois dans les rouages du projecteur et dans la partie où la branche métallique qui imprime une lettre typographique va venir frapper la pellicule. La lettre vient à être projetée, puis la pellicule imprimée s’accumule, s’étale sur le sol, pendant toute la durée de l’exposition, formant une sculpture souple, aléatoire… Un nouvel élément est né, une nouvelle forme éphémère s’inscrit dans le paysage de l’exposition dialoguant avec les autres pièces. D’où, peut-être, le pourquoi de cette notion romantique de mélancolie qui vient à l’esprit. Rosa Barba est souvent plus «matérialiste» dans l’explication qu’elle donne de ces formes sculpturales : «Quand j’invente une nouvelle machine, je découvre simplement un autre aspect de l’expression cinématographique, en séparant un élément ou en en inventant un qui n’était pas là, avant.» (2) Peut-être y a-t-il un peu du démiurge chez Rosa Barba ? Un démiurge fragile au bord des vertiges et de l’écoulement inexorable du temps, hanté par une forme chorique de son œuvre. Ce qu’elle dispose, par exemple, avec la pièce montrée en 2009 à la Biennale de Venise : «Coro spezzato : The Future lasts One Day», où cinq projecteurs 16 mm placés comme les protagonistes d’un chœur du premier Baroque vénitien projettent chacun un texte séparé, dans un acte de polyphonie.

Au fond, c’est cette figure ou configuration du chœur qui semble tenir ensemble de l’œuvre de Rosa Barba. Comme ces machines d’extraction du pétrole de «Time as Perspective» dont les mouvements à la fois isolés et chorégraphiques, répétitifs et jamais les mêmes dans le temps, rythment le paysage, en ponctuent – il faut le souligner – de façon chorale l’étendue.


 «Time as perspective», 2012


            Rosa Barba inscrit ses films, ses sculptures projections, ses sculptures textes dans un paysage, une «scène», «un écran», «une salle d’exposition», «une salle de projection» – «Je vois les lieux que j’utilise comme des scènes où j’installe mes histoires. Je recherche des paysages, qui ont déjà une histoire, un cadre auxquels j’ajoute ma fiction», affirme l’artiste dans un entretien avec Sergio Edelsztein (3). Il y aurait au cœur et au creux de la recherche esthétique de Barba, celle de paysages disponibles, possibles. Ce paysage des fictions et des projections. Alors, peut-être, le paysage, juste le paysage, serait le réel motif et le premier matériau de l’œuvre, comme Rosa Barba l’orchestra de façon spectaculaire lors de son exposition «Est-ce que c’est une analogie à deux dimensions ou une métaphore ?», au centre d’art et du paysage de Vassivière, en 2010. 
           Tout comme elle le déploie, sur un mode très intérieur avec figures humaines, dans son dernier film réalisé en Grande-Bretagne, à Manchester et sur la côte de la petite station balnéaire de Margate sur la mer du Nord : «Subconscious Society» (2013). Où, dans une extension filmique, s’étend un paysage architectural en ruine, en poussières – qui est celui de l’Albert Hall de cette cité industrielle et ouvrière, un des symboles du capitalisme industriel triomphant, abandonné depuis des décennies, fermé du monde contemporain dans ses métamorphoses libérales et numériques –, et un paysage ouvert vers la mer, ponctué de frêles architectures tours qui furent utilisées par l’aviation anglaise pendant la Seconde Guerre mondiale. Un film bicéphale – toujours posé dans une composition de projections multiples qui s'orchestre avec un projecteur sculpture 35 mm et deux projecteurs 16 mm au sol projetant successivement un texte générique issu de Walter Benjamin («The life of gatherers manifests a dialectical tension between the poles of disorder and order. Not to retain the new but to renew the old and formulate the next stage. Sorting things out and selecting judiciously: collecting like a miser guarding a treasure, refuse which will assume the shape of useful or gratifying objects. Land of the sailor»), puis une image vierge, blanche, porteuse de toute la matérialité de la pellicule et de la lumière – que l’on ne peut voir dans son intégralité en un seul lieu. Il y eut, en un premier temps, la projection toute close sur ses strates et ses superpositions de mémoires et de récits, qui fut montrée à la Cornerhouse de Manchester lors du premier «chapitre» de l’exposition «Subject to Constant Change» (du 26 janvier au 24 mars 2013). Des percées du continuum filmique appelant vers l’autre moment de cette exposition qui se déroula en un léger décalage temporel à Margate, à la turner contemporary (du 1er février au 6 mai 2013). il y eut ainsi un temps où il était possible, par le déplacement d'un voyage, de «recoller» les deux montages du film, de relier les durées et les paysages.
         Rosa Barba dispose ainsi ses perspectives de déplacements, de durée dans des paysages où se sont dissous tout horizon, ou, nous pourrions également retourner les choses en suggérant que, pour l’artiste, toute strate, toute forme redessine un horizon, dans un présent à l’intérieur d’une histoire ou de l'histoire. «Landscape as perspective» ou «Perspective as landscape»…


Rosa Barba, «Subconscious Society» (2012),
in «Subject to Constant change»,
Cornerhouse, Manchester.

Paysage intérieur - Albert Hall de Manchester - lieu qui, au cours des décennies du XXe siècle, connut de multiples fonctions. Les habitants en ont gardé la mémoire. Leurs récits résonnent dans l'espace de l'installation, de façon fragile et parfois à peine audible. C'est aussi une bande son qui est «visible», dont le spectateur/visiteur peut voir matériellement la provenance, la source par les deux haut-parleur situés de part et d'autre de l'écran. De la même façon, que nous voyons toujours dans les «paysages projections» de Rosa Barba les sources mêmes des projections, leurs matériaux et leur objet.

Notes


(1)  Peter Handke, «Une année dite au sortir de la nuit», Éditions Le Bruit du temps, Paris, 2012.

(2)  «Time as Perspective : Rosa Barba, in conversation with Mirjam Varadinis et Solveig Ovstebo», Éditions Kunsthaus Zürich, 2012

(3)  «Rosa Barba, In conversation with», Mousse Publishing, 2011. Catalogue publié à l’occasion de l’exposition «Rosa Barba» au Center for Contemporary Art at the Rachel & Israël Pollock Gallery, Tel Aviv.

(4)   À lire également : «Rosa Barba : White is an Image», Éditions Hatje Cantz, 2011.

(5)  «Rosa Barba : Time as perspective», Éditions Hatje Cantz, 2013.





(texte publié dans une version modifiée dans le numéro de la revue «Mouvement» - mars-avril 2013.
http://www.mouvement.fr/teteatete/portraits/les-tempos-dun-paysage-choral

© marjorie micucci
© Kunsthaus, Zürich, 2012 - «Time as perspective».



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