Les Immémoriales «habitent» le Frac Lorraine... En une résistante poésie. http://www.mouvement.net/critiques/critiques/poesie-resistante

«The River II» (2012-2013), Monika Grzymala, in «Les Immémoriales»,
49 Nord 6 Est - Frac Lorraine, Metz.
 «Quipu Austral» (2012-2013), Cecilia Vicuna, in «Les Immémoriales»,
49 Nord 6 Est - Frac Lorraine, Metz.

«Rice/Tree/Burial (1977-2012», Agnes Denes, in «Les Immémoriales»,
49 Nord 6 Est - Frac Lorraine, Metz.

http://www.mouvement.net/critiques/critiques/poesie-resistante 

 
--> «Qu’on ne nous parle pas d’éthique ou d’esthétique de la poésie. C’est bien en amont, dans leur plus que parfait immémorial, que se tient le faire noté “poésie”. Il se tient tapi comme une bête, bandé comme un ressort, et ainsi en acte, déjà», Jean-Luc Nancy, «Faire, la poésie»,
in
Résistance de la poésie, William Blake & CO. Éditions, 2004. 

 
-->
                 Il pourrait apparaître plausible, bien loin des antiennes et des protocoles établis sur les formes et les formats de l’exposition contemporaine, de prendre celle-ci comme l’enveloppe d’accueil d’un poème – plastique, certes, mais bien dans l’économie du faire poétique, de l’acte. De la considérer – de surcroît – tel un recueil spatial, architectural et scénographié, où le visiteur circulerait dans les salles, traversant des temps inédits, des temps suspendus, des temps retrouvés, des temps de scansions, tantôt rétif aux pièces solitaires, tantôt immergé, perdu dans l’énigme sensible de l’œuvre, certainement dans sa distance clairvoyante, parfois happé par elle sans garde-fou, toujours placé dans les paradoxes, les retournements, les fêlures d’un trouble et d’une évidence du sens. Toujours devant cet «accès au sens» (1). Non seulement l’œuvre comme expérience, mais aussi comme forme de l’expérience poétique.

            La nouvelle exposition proposée ce printemps par le Frac Lorraine, dans le cadre anniversaire et institutionnel des «30 ans des Frac» (2), est une exposition qui décentre sa propre normativité et qui s’échappe vers le poème, ou pour le moins vers sa tentation visuelle. Tels trois «chants» singuliers pluriels que sont les «compositions-installations» des trois artistes femmes présentées et/ou invitées par Béatrice Josse, directrice du Frac et commissaire : Agnes Denes (née en 1931, d’origine hongroise, qui vit et travaille à New York depuis les années 50-60), Cecilia Vicuna (née en 1948, d’origine chilienne, qui, aujourd’hui, partage son travail entre Santiago et New York), et Monika Grzymala (née en 1970, d’origine polonaise, basée à Berlin). 
             Cette possible «condition» poétique de l’exposition, dont le titre – Les Immémoriales – trouve sa source dans celui éponyme – au masculin universel – du roman anthropologique, paru en 1907, du poète Victor Segalen, se nourrit des actes/présences visuel(le)s, sonores et textuel(le)s que sont les trente-neuf photographies de la performance Rice/Tree/Burial (1977-2012) de Denes, la pièce «sculpturale» flottante The River II (2012-2013) de Grzymala, et l’installation plastique et sonore Quipu Austral (2012-2013) de Vicuna. Trois gestes qui installent, qui «habitent» (au sens du si fort et commenté poème de Friedrich Hölderlin, En bleu adorable : «(…) Telle est la mesure de l’homme./Riche en mérites, mais poétiquement toujours,/Sur terre habite l’homme. (…)»), qui remodèlent et qui s’interrogent dans et entre les espaces dévolus. Qui, dans cette enveloppe blanche du «white cube» détourné, mettent en mouvements, en liens, des flux, des fluides, des ombres, des traces, des fils, des enfouissements, des clartés, des échanges, des transmissions, des partages, des souffles et des fixités, des échos ancestraux, des temps idéaux dans une contestation obstinée du temps historique, et d’un temps présent libéral, global et destructeur. Ce qui s’installe et «habite» l’exposition, ce sont des gestes réactivés (notamment pour les pièces de Cecilia Vicuna et Monika Grzymala qui furent conçues dans le contexte de la dernière Biennale de Sydney en 2012, sous la direction artistique de Catherine de Zegher et Gerald Mc Master : All our relations), mais surtout des gestes retrouvés, dans une poétique que l’on pourrait dire «émotive». Ce qui se met en circulation entre ces trois «pièces» ou «chants», ce sont les rapports à la fois cachés et visibles, mais constamment détruits, de l’humain à la nature, ce sont les rapports complexes et conflictuels entre l’histoire en tant que concept de la modernité, ce temps historique occidental qui tisse une chronologie blanche, dominante, «universelle» et rationaliste (3), et l’histoire des peuples premiers dont les mémoires orales et/ou écrites, porteuses de visions du monde furent au mieux ignorées, mais surtout marginalisées, stigmatisées, effacées.

D’où le fait que cette exposition en tant alors qu’objet curatorial rejoint et fixe des thématiques d’accompagnement autour, entre autres, de l’écologie, du féminisme, de cette notion ambivalente d’éco-féminisme… Cela en surcroît de sens face à des œuvres qui dessinent des mondes à retrouver pour ouvrir au monde, à des possibilités de mondes (4).

 

Chant I : «(…) là où les glaciers rencontrent la mer», Cecilia Vicuna (5)

Métaphore autour d’un lieu intense et où prit naissance le rêve artistique et l’écriture poétique de Cecilia Vicuna, qui, jusqu’au coup d’État militaire d’Augusto Pinochet en septembre 1973 contre le gouvernement socialiste de Salvator Allende, vivait au Chili. Ce lieu originel se situe non loin de Santiago, à l’embouchure de la rivière Aconcagua, là où celle-ci rejoint les eaux de l’océan Pacifique, et dont la source sont les neiges de l’Aconcagua, ce plus haut sommet de l’Amérique latine. Là, le village de Con Con où l’artiste est retournée en 2010 pour réaliser un film documentaire ou un «poème documentaire» mêlant mémoires des pêcheurs, sa propre mémoire, où elle y observe le lent retrait de la mer, la disparition des traditions populaires et le développement industriel qui modifie ce paysage naturel de dunes, de rivages de galets. C’est sans doute par ce film, Kon Kon, qui est montré dans l’une des premières salles du premier étage du Frac, à la fois préparatoire et introductive au travail pluriel de l’artiste chilienne, que nous appréhendons au mieux sa poétique plastique et par les mots, et la qualité de sa recherche qui lie l’ancestral des premiers peuples andins effacé par la colonisation espagnole au XVe siècle, les langues perdues et ce qu’elle continue à nommer «les avant-gardes». Ainsi, dans ses poèmes (Cecilia Vicuna est l’auteure d’une vingtaine de recueils de poésie et la coéditrice en 2009 de l’Oxford Book of Latin American Poetry), l’artiste désarticule et mêle les grammaires, les mots, les structures syntaxiques, les déploiements des images qui la relient aux éléments simples, à la nature, aux rites. Ces poèmes sont à lire et à voir. Sur les murs blancs de cette salle du Frac, Vicuna en a écrit-dessiné au rouge sang d’une vie palpitante, mais ces mots, elle les a également performés. 
À New York, par exemple, où elle s’est installée ne pouvant retournée au Chili pendant toute la période de la dictature militaire. En 1981, sur l’autoroute qui mène à ce qui fut le World Trade Center, elle trace un «Parti si Pasion». Jeu avec les mots, avec leurs sens, elle déconstruit le langage pour faire émerger un exil, une souffrance, un monde capitaliste de domination. Traces de cette action aussi sur les murs de cette salle par des séries de photographies appartenant désormais à la collection du Frac Lorraine. Il faut donc «en passer» par cette salle où se noue, aussi, la pratique singulière du «quipu». Geste plastique que réalise Cecilia Vicuna depuis de nombreuses années et qu’elle filme sur les dunes de Con Con. Avec de longs fils de laine non tressée aux couleurs vives, elle crée ou plus exactement recrée tout un système d’écriture visuelle qui fut celui des peuples andins il y a environ 5 000 ans. Système qui associe nœuds et fils, composant un langage de rythmes et de ponctuations. Un liant entre l’homme et la terre, un lien entre l’homme et les éléments naturels, notamment les sources et l’eau. 
Et, c’est dans les deux salles centrales de ce premier étage de l’institution, que Cecilia Vicuna a réinstallé ce Quipu Austral, qu’elle conçut pour la 18e Biennale de Sydney, sur l’île de Cockatoo, dans une ancienne maison patrimoniale, ouverte à tous vents. Ce Quipu Austral, «ce poème dans l’espace», lie et relie encore et encore les formes du «quipu» à celles des «songlines» des Aborigènes d’Australie, les terres et les eaux des hémisphères dans un chant de partages. Chaque «lanière» de laine du Quipu Austral se noue à partir des plafonds des deux salles, tombe à la fois droite et souple, et s’évase légèrement au sol. Les couleurs s’alternent du jaune à au brun, de l’ocre au rouge, couleurs de terre… Le visiteur après avoir lu le poème inscrit à l’entrée de l’installation pénètre dans cette «forêt» de matières fragiles et mots matières, accompagné par la voix de Cecilia Vicuna qui s’infiltre par son chant dans la pièce. Il y a là comme une osmose des possibilités poétiques, tout est convoqué de l’écrit au visuel au sonore. C’est s’immerger dans l’œuvre, mais, en l’occurrence sans s’y perdre, nous sommes dans le régime surpris et interrogatif du dialogue. L’installation est saisissante par la densité plastique qu’elle met au regard, par les présences régulières des couleurs. Elle est entière dans l’espace, l’«habite» et y fait habiter un monde. À la quitter, nous la quittons comme après une lecture, avec la trace d’une épaisseur déliée de la matière éphémère, avec la trace de mondes qui se sont «re-noués» dans le chant et dans l’espace poétiques.


Agnes Denes, «Rice/Tree/Burial (1977-2012»,
 

Chant II : «Voir la réalité tout en étant capable de rêver»,
Agnes Denes (extrait de Manifeste,
1969)
            Si Cecilia Vicuna s’inscrit dans ces formes de l’installation, de la poésie, du chant, du film, de l’action éphémère, et toujours dans une contestation politique d’un système libéral capitaliste qui, dans ses fondements de rentabilité et de développement immédiat à tout prix et à tous les prix, s’indiffère des destructions des environnements humains et des équilibres écologiques, les performances d’Agnes Denes se présentent comme le début artistique de cette histoire. Aujourd’hui âgée de 82 ans, l’artiste, qui a émigré à New York avec sa famille avant la Seconde Guerre mondiale, est connue comme l’une des représentantes de l’art conceptuel américain dans les années 60 (elle travaille les formes géométriques, dont le triangle, la courbe, dans de magnifiques dessins à l’encre) et fut l’une des premières artistes à poser la question écologique dans le champ de l’art. Elle produit un certain nombre de performances que l’on peut qualifier d’«environnementales». Dont celle qui ouvre l’exposition des Immémoriales : Rice/Tree/Burial (1977-2012). 
       Il s’agit là d’une performance qu’elle réalisa une première fois en 1968, dans le comté de Sullivan, près de New York – et dont il ne reste pas de traces, juste le protocole –, et qu’elle «réactive», refait en 1977 près des chutes du Niagara, à ArtPark. Gestes et actes en quatre scansions, presque en quatre histoires pour un récit qui là aussi retendent les liens entre la nature et l’homme: en un premier geste, Agnes Denes plante un champ de riz (avec toute cette symbolique de la terre nourricière), en un deuxième geste, elle enchaîne dans une forêt qui fut un ancien cimetière indien les arbres (métaphore de la contrainte de la civilisation et de son dessein rationnel et chaotique), en un troisième geste, qui est là d’enfouissement de la mémoire pour un futur, elle place dans une «capsule temporelle» des microfilms où sont enregistrées des questions posées par l’artiste sur la philosophie, l’art, le langage… et les réponses des personnes, obtenues au fil de ses voyages. Capsule ainsi «enterrée» dans un bloc de béton. Quatrième geste, l’artiste a filmé pendant sept jours les chutes du Niagara, à point précis, entre déséquilibre et communion avec l’élément naturel. Nous percevons la force de cette performance par l’ensemble des photographies d’archives qui en retracent les moments, avec en matière d’introduction le long texte d’Agnes Denes narrant, décrivant celle-ci… 
       Nous sommes, là encore, dans une présence centrale des mots pour accéder au monde plastique ou à l’acte plastique. C’est aussi ce constant rapport qui unit les œuvres exposées.


Chant III : une «rivière de larmes et des âmes perdues», Monika Grzymala.


                Mais c’est, en un dernier lieu – le troisième étage du Frac –, un immense silence d’ombres et de blancheurs, qui accueille et enveloppe le visiteur, là où se déploie, s’étire dans son apparente fragilité la sculpture légère et suspendue de Monika Grzymala, The River II (2012-2013). Également réalisée dans le cadre de la Biennale de Sydney 2012, où elle fut placée dans le Turbine Halle, l’ancienne prison du port de la ville, espace brut, ouvert à la lumière, soumis aux conditions atmosphériques, l’œuvre faite de milliers de feuilles de papier fabriquées avec de la fibre de coton unies et tenues entre elles par des fils ou de fins filins de pêcheurs a donc été réactivée pour l’espace du Frac, pour un espace clos, «artificiel», «protecteur», dans une pénombre quasi spectrale. Ces lignes et ces formes ovales bougent à peine au souffle du pas du visiteur. L’œuvre semble respirer dans toute sa solitude, entretenir une sorte de soliloque avec ses propres ombres qui se dessinent au sol. Monika Grzymala travaille toujours avec des matériaux modestes, ordinaires, notamment le scotch. Elle établit des sculptures qui recherchent la ligne du dessin, le tracé même dans l’espace ou sur les surfaces, réinterrogeant les volumes. 
           Avec The River, ce qui, dans un premier instant, pouvait être ressenti comme une solitude poétique, se déplace vers, une nouvelle fois, le dévoilement et la composition d’un partage. Il y faut l’explication de l’origine même de la matière papier utilisée : ces ovales blancs sont ainsi faits d’un papier fabriqué à la main par un collectif de femmes Aborigènes (Euraba Artists and Papermakers) de Nouvelle Galles du Sud, en Australie. Monika Grzymala a longuement dialogué et travaillé avec ces femmes… Cette sculpture contient, porte, dessine la densité des connections entre les mondes, et nous retrouvons la forme cyclique et poétique de cette exposition, flux visuel et attention aux langages, aux fragilités, aux univers, aux disparitions, aux résistances.


(1) «Pourquoi donc la poésie serait-elle l’excellence de la chose faite ? Parce que rien ne peut être plus accompli que l’accès au sens. Il est tout entier, s’il est, d’une exactitude absolue, ou bien il n’est pas (pas même approximatif). Il est, quand il est, parfait, et plus que parfait. Lorsque l’accès a lieu, on sait qu’il avait toujours été là, et que même il reviendra toujours (dût-on, soi-même, n’en rien savoir : mais on doit penser qu’à chaque instant quelqu’un, quelque part, accède). Le poème tire l’accès d’une ancienneté immémoriale, qui ne doit rien à la réminiscence d’une idéalité, mais qui est l’exacte existence actuelle de l’infini, son retour éternel», Jean-Luc Nancy, ibidem, p. 13.

(2) Voir le site de platform - «Les Pléiades – 30 ans des Frac» : http://www.frac-platform.com/fr/les-pleiades

(3) François Hartog, Croire en l’histoire, Éditions Flammarion, 2013.

(4) Jean-Luc Nancy, La Possibilité d’un monde (dialogue avec Pierre-Philippe Jandin), Éditions des petits Platons, 2013.

(5) Entretien entre Cecilia Vicuna et Rodrigo Toscano, in The Poetry Project Newsletter, April/May 2013.



Exposition «Les Immémoriales: Agnes Denes, Monika Grzymala, Cecilia Vicuna», 49 Nord 6 Est - Frac Lorraine, Metz. Jusqu'au 23 juin 2013.
http://www.fraclorraine.org/


Texte légèrement modifié sur www.mouvement.net

 


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