LE PARADOXE RYMAN.

 


                                Évacuons, en préambule, ce que n’est pas cette exposition consacrée par le musée de l’Orangerie au peintre américain Robert Ryman (1930-2019), la première dans une grande institution muséale parisienne depuis celle organisée par Alfred Pacquement en 1981 au musée national d’Art moderne : une rétrospective. Si nous pouvons nous réjouir de revoir, avant que de voir, un ensemble conséquent des peintures blanches au format carré de Ryman, et notamment son ultime série « sans titre », composée en 2010-2011, avant qu’il ne décide d’arrêter de peindre, et jamais montrée de son vivant, nous comprenons rapidement en entrant dans l’exposition due à Claire Bernardi, directrice du musée de l’Orangerie, que se déploie en quelques salles agréablement scénographiées et en étroits couloirs lumineux une sorte de « manuel introductif », de « guide pratique » strictement thématique (« surface », « limites », « espace », « lumière ») de la peinture de Ryman, depuis la fin des années 1950 jusqu’au début des années 2010, cochant toutes les cases du comment cela fait peinture et sous quelles conditions matérielles ou préalables d’accrochage et de lumière. Dans un scrupuleux respect des assertions nettes et lapidaires de Robert Ryman, inscrites sur les murs immaculés et scandant le parcours. L’exposition se coule dans le « propos pictural » de l’artiste – sans recontextualisation historique (exit le minimalisme naissant, exit la généalogie Malévitch du carré blanc sur fond blanc, exit l’expressionnisme abstrait triomphant) – jusqu’à en devenir l’espace programmatique. Il ne s’agit pas tant pour le visiteur de parcourir une œuvre (d’ailleurs la période des débuts, des tâtonnements, de l’apprentissage autodidacte se réduit à un « prologue » de trois peintures de 1958-1959) que de pénétrer dans le parfait « environnement » circonscrit et voulu par Ryman, afin de rendre visibles et « actives » ses peintures sous le regard mobilisé par la pleine matérialité ou par les uniques matérialités qui les constituent, dans un regard extérieur captif d’un présent étendu, en soi, purement visuel et perceptif, d’une atemporalité que seul l’accrochage conclusif de trois toiles de Claude Monet de la série des Cathédrale de Rouen (1892-1893) vient, in fine, soudain, perturber.

 

                                 La peinture de Robert Ryman est une peinture qui veut être regardée jusqu’à la béance du cadre, jusqu’au détachement de la toile du mur muséal, qui veut être regardée pour ce qu’elle est, jusqu’à la vacance de la couleur, pourtant toujours (sur)vivante sous les torsions pâteuses et les reliefs saccadés des blancs, et qui veut être regardée en ce qu’elle est : une expérience répétée et toujours et à chaque fois différente, dans une réciprocité anonyme de dialogues visuels singuliers et intimes. L’artiste autant que le « regardeur » autant que le tableau font peinture. À l’intersection de ce trio se produit l’émotion intérieure, contemplative, sensuelle. Ryman ne disait-il pas dans un entretien de 1972, que « le réel objet de la peinture est le plaisir » ? Et, chez Ryman, avec une insensée constance, la peinture se dépouille de tout anecdotique formel : figuratif, bien sûr, abstrait, expressionniste, voire même, d’une façon paradoxale et ambivalente, monochrome. Elle délaisse le sujet, le motif et la palette chromatique, et se fait somme de concentration de matière sensible pour comprendre, non pas tant l’acte et le geste individuel de peindre que le « réalisme » de matériaux qui se fixent comme autant d’éléments picturaux insérant dans le visible, rendant visible le processus pictural, ou plus précisément la « fabrique » picturale permettant les vibrations de ces blancs multiples sur le blanc peint du mur, agissant comme des révélateurs, alternant les tempos phrasés de lignes sommairement brossées, les touches syncopées, rapides accompagnant le grain fin ou rugueux de la toile tendue de coton ou de lin ou le lisse du contreplaqué, dévoilant les détails concrets d’un cadre lourd ou fondu à la surface de son support. Ce sont ces points d’accroche, agrafes, rubans plastique ou boulons inattendus, attaches métalliques qui renverraient le tableau au statut de miroir d’un réel de la monstration. Ce sont aussi ces détails sensibles que sont un bord dénudé de la toile l’ouvrant vers l’inachevé, la signature ronde, presque enfantine de l’artiste, le titre laconique et fortuit du tableau.

 

                                 Dans une interview publiée en 1979[1], Robert Ryman revient, une nouvelle fois, sur ses intentions : « Avant toute chose, j’ai voulu comprendre comment les choses fonctionnaient. Comprendre ce que fait la peinture, comment fonctionnent les pinceaux, ce qui se passe quand on réunit tout ça, comment les couleurs réagissent entre elles, et la composition. » Ce « comment cela fonctionne » qui deviendra un « comment peindre « s’origine depuis un point d’observation et de formation à la fois privilégié et imprévu que furent pour le futur artiste les salles du Museum of Modern Art de New York. Arrivé en 1952 de sa ville natale de Nashville, pour étudier la musique, Ryman, jeune musicien de jazz, décroche un boulot alimentaire de gardien vacataire au MoMa. Il voit Matisse, Klee, Picasso : cet art moderne qui défit la figure, la ligne, déconstruit le motif, accuse ou assouplit les couleurs, recompose la planéité du tableau. Il découvre la nouvelle génération des artistes abstraits américains. Il rencontre et côtoie Mark Rothko, Dan Flavin, Sol LeWitt. Ryman est effectivement là où la peinture se fait, là où les nouvelles esthétiques picturales s’inventent. En 1953, il décide d’être peintre, et achète des pinceaux. L’apprentissage débute ; l’expérimentation des possibilités des matériaux et du geste commence, et ne cessera plus.

                  

Vers 1958, Ryman réalise une huile sur papier (qui est aujourd’hui dans les collections de la Dia Art Foundation) où la couleur blanche s’agrippe aux froissements du papier, laissant à peine apparaître sur les bords des traces de noir et de rouge. Sur cette couleur noire, le peintre « peint » le titre du tableau en blanc majuscule : « The Paradoxical Absolute ». Là se lit littéralement, presque comme manifeste, comme expérience toujours à faire, le « réalisme » et le pragmatisme de la peinture de Ryman. Ce « faire » (ce « making ») contre toute imitation, contre la signification, « contre l’interprétation » pour reprendre l’argument du fameux essai de 1964 de l’écrivaine Susan Sontag, se déploie, à partir de 1959, par le blanc, dont Ryman fige les symboliques et inscrit dans le fonctionnel comme le plus juste parti-pris pour montrer la peinture. Il s’y tient, en décline un infini nuancier réinventé qu’il « teste » sur toutes sortes de supports et de formats : du petit format proche de l’icône au tableau vertical architecturé dans l’espace. Ce moment des années 1980 où la peinture de Ryman prend place telle une sculpture dans l’environnement muséal. L’exposition du musée de l’Orangerie en donne un intéressant aperçu.



[1] Cité par Yve-Alain Bois, in « Le lab de Ryman », catalogue de l’exposition Robert Ryman. Le regard en acte, Éditions Actes Sud/Éditions du musée d’Orsay et du musée de l’Orangerie, Paris, 2024, p. 33.

 

 

    Article paru dans le numéro d'avril 2024 de The Artnewspaper - Le Mensuel.


- Robert Ryman. Le regard en acte.

Musée de l’Orangerie

Du 6 mars au 1er juillet 2024

 

Photo: Robert Ryman, Series #1 (White), 2004. Huile et gesso sur toile de coton, attaches en bois. Paris, Fondation Pinault.

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