Anna-Eva Bergman, L’atelier d'Antibes (1973-1987)- Domaine de Kerguéhennec


Anna-Eva Bergman, Intérieur d’une vague, 1975. (N°23-1975-Intérieur d’une vague, acrylique, modeling paste
et feuille de métal sur toile, 97 x 146 cm) -
Vue de l’exposition Anna-Eva Bergman, l’Atelier d’Antibes (1973-1987), Domaine de Kerguéhennec, Bignan, Morbihan.
5 mars-4 juin 2017.






Nous avons été invitée par les deux commissaires de l’exposition Anna-Eva Bergman, l’Atelier d’Antibes (1973-1987), Olivier Delavallade, directeur du Domaine de Kerguéhennec, et Christine Lamothe, spécialiste de l’œuvre d’Anna-Eva Bergman à la Fondation Hans Hartung-Anna-Eva Bergman (Antibes), à participer au catalogue édité à cette occasion. Il s’agissait de porter un «regard» sur l’un des tableaux retenus pour cette exposition de l’œuvre ultime d’Anna-Eva Bergman (1909-1987). Lors d’une visite à la fondation Hartung-Bergman, à Antibes, nous avons pu découvrir le lieu de l’atelier de l’artiste et les œuvres retenues alors. Nous avons choisi cet Intérieur d’une vague, motif que Bergman explore sur quelques années entre 1973 et 1975. Motif nouveau avec celui des pluies. Nous reproduisons ici non pas le texte publié (il appartient au catalogue), mais une de ses versions, plus longue, qui fait partie de ce toujours patient travail d’écriture et de regards sur une œuvre. Le texte dit original est à lire parmi six autres «regards» publiés dans le catalogue et à «compléter» par la visite de cette exposition.
« Antibes, 1973-1975, le temps visité de la vague »



                       « Le soleil ne s’était pas encore levé. La mer et le ciel eussent semblé confondus, sous les mille plis légers des ondes pareils aux craquelures d’une étoffe froissée. Peu à peu, à mesure qu’une pâleur se répandait dans le ciel, une barre sombre à l’horizon le sépara de la mer, et la grande étoffe grise se raya de larges lignes bougeant sous la surface, se suivant, se poursuivant l’une l’autre en un rythme sans fin. » (1)
Ainsi se forme le commencement au premier jour des Vagues, ce roman fluide, tissé de six voix intérieures, de Virginia Woolf, publié au début des années 1930. Le jour commence dans l’indétermination de la lumière aurorale, dans un entre paysage marin et céleste, avant la venue terrestre, puis s’accomplit la séparation des éléments, en un écho aux premiers actes divins de la Genèse, celle de la mer et du ciel, celle de la mer  et de la terre… et ainsi commence, aussi, le trait d’infini et de point de vie de l’horizon. Cette étrange ligne d’illusion et de lointain, de contemplation et d’attente, qui sans cesse module, barre, arrête, repousse, rapproche, étend, finit le paysage. Et ainsi commence, à l’intérieur du maelstrom de l’univers, le temps des vagues, et leur histoire immémoriale, unique, éphémère, cyclique, atmosphérique, répété, effaçant, irisant et recommençant la surface des eaux, la surface du monde. Ce temps de la vague, et son perpétuel ressouvenir, provenant du fond inconnu de l’horizon marin, de la caresse ou de la violence des vents, et qui, dans l’instant minéral et de blanc de son écume soulevée avec légèreté ou puissance, le redouble, le masque, le recouvre, en perturbe la vue, en confond la présence. Et ainsi commence le temps de la vague que rencontre Anna-Eva Bergman dans le moment méditerranéen d’Antibes. Une vague qui s’épurera jusqu’à la simple succession, dans une sensation de rapidité ou de langueur, de lignes blanches graphiques, mouvantes, sur le fond bleu noir d’une mer-océan monochrome, portées par des œuvres sur papier de 1975, au titre ne désignant que la seule matière : N° 17-1975 Eau I, N° 18-1975 Eau II, N° 19-1975 Eau III. Une vague qui s’abstraira de toute anecdote figurative ou paysagère, qui oubliera brièvement le paysage boréal aimé, pour n’être que ce qu’elle est : une intériorité de solitude, une ample étendue courbe, cette « étoffe grise », d’un gris argent minéral, parcourue de nervures marine et de pluies d’écume, joignant sur un même plan les deux horizontalités du ciel et de la mer. Anna-Eva Bergman dit et peint cet Intérieur d’une vague, acmé de sa recherche picturale sur l’élément liquide. Elle entre alors dans une autre histoire du paysage, ou tente une conciliation de paysages, entre présent et nostalgie. Elle entre dans une autre « monumentalité » des éléments, fugace, imprévisible, qu’il faut apprendre, saisir, fixer, habiter. Une autre clarté à moduler. Un autre temps originel du cosmos. Un autre temps formel pour un autre motif pictural, plus instable, plus contingent, animé de l’invisible mouvement de sa propre énergie, et de son inlassable retour, mais qui dit à la manière woolfienne l’immense et bref passage de la vie.

            Antibes est pour Bergman la rencontre d’une proximité nouvelle avec l’élément liquide, la rencontre (plastique) avec la fluidité. Avant la série des Eaux et des premières Vagues n’explore-t-elle pas, dans ces mêmes années, également la pluie en des séries acrylique (N° 17-1974 Pluie, N° 21-1974 Pluie) ou sur papier (N° 24-1974 Petite pluie I, N° 26-1974 Petite pluie III) ?

Depuis son atelier méditerranéen, à l’abri ombragé d’un champ d’oliviers, dans un silence lumineux, à même le plat de la table de travail, à même le plat de la surface solitaire de la toile patiemment préparée, au plus près de la matière picturale amassée, superposée, étendue, grattée, au plus sensible des effets de l’épaisseur de la pâte modelant, au plus doux de la délicate pose des feuilles d’or ou d’argent, au plus précis du dessin au crayon structurant le motif à venir, Anna-Eva Bergman détache, regarde, entre 1973 et 1975, jusqu’à la familiarité, jusqu’à l’absorption, jusqu’à cette translucide intériorité, jusqu’au fin dévoilement d’une géométrie souterraine, cette vague. Ce motif né au xixe siècle des débuts de la modernité, à l’histoire visuellement, plastiquement et métaphoriquement chargée. Bergman se souvient-elle de Courbet, là, face à l’enroulement puissant de l’élément marin, lorsqu’elle peint, en 1974, Vague I et Vague II ? Se souvient-elle de Monet, presque immergé dans l’écume moutonnante pastel, lorsqu’elle réalise, en 1973, Vague baroque ? Ou de l’oxymore hugolien : « (…) l’immobilité n’est autre chose que du tourbillon fixe (…) » (2) ? Se souvient-elle de Hokusai et sa vague élégante, effilée, mais menaçante dans son extension enveloppante, lorsqu’elle s’approche, en 1975, d’Intérieur d’une vague ? Se souvient-elle encore de Victor Hugo, lorsqu’elle trace les lignes de ses Vagues, qui écrivait dans Les Travailleurs de la mer (1866) : « L’éternel tumulte dégage de ces régularités bizarres. Une géométrie sort de la vague. » (3) ? Ce motif, fantasque, fugitif, irrégulier, et pourtant secrètement méthodique, si éloigné de l’immobilité du rocher, de l’astre, du glacier, de la falaise, du fjord, de l’iceberg, de la montagne sombre du cap Nord et du Finnmark, entre dans le paysage bergmanien, devient paysage bergmanien. D’abord par une mélancolie du paysage nordique quand elle confond dans N° 34-1973 Vague, vague de glace et vague marine, crête d’écume et crête montagneuse, puis par un lent détachement par le rythme et la lumière, qui déplie la courbe de la vague dans toute sa surface et en rend visible l’intérieur et l’extérieur dans un identique mouvement. Cette vague « habitée » par Bergman, depuis cette intériorité retournée, se fait diaphragme entre les éléments, ouvrant à nouveau la face transparente et infinie du paysage et du temps.»



(1)  Virginia Woolf, Les Vagues, traduction de l’anglais de Marguerite Yourcenar, Éditions Le Livre de poche, Paris, 1931, xx p.

(2)  Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer, coll. Folio classique, Éditions Gallimard, Paris, 1980, p. 544.

(3)  op.cit., p. 315.

Anna-Eva Bergman, Vague Baroque, 1973. (N° 49-1973 Vague Baroque, acrylique, modeling paste et feuille de métal sur toile, 97 x 130 cm). Vue de l’exposition Anna-Eva Bergman, l’Atelier d’Antibes (1973-1987), Domaine de Kerguéhennec.
Anna-Eva Bergman, Vague I, 1974. (N° 19-1974 Vague I, acrylique, modeling paste et feuille de métal sur toile,
97 x 195 cm. Vue de l’exposition Anna-Eva Bergman, l’Atelier d’Antibes (1973-1987), Domaine de Kerguéhennec.
 Exposition Anna-Eva Bergman, L’Atelier d’Antibes (1973-1987), Domaine de Kerguéhennec - art-architecture-paysage, Bignan (Morbihan). Du 5 mars au 4 juin 2017).
Catalogue coédité par le Département du Morbihan et la Fondation Hartung-Bergman (Antibes) avec des textes de Laurent Derobert, Maryline Desbiolles, Céline Flécheux, Maurice Fréchuret, Romain Mathieu, Marjorie Micucci, Claire Moulène, Thomas Schlesser et Annette Wieviorka.
Traduction : Catherine Roussey.
http://www.kerguehennec.fr/
http://www.fondationhartungbergman.fr/sitehhaeb/




Anna-Eva Bergman, Planète et terre, 1973. (N° 15-1973 Planète et terre, acrylique et feuille de métal
sur panneau de bois Isorel, 92 x 73 cm).
Vue de l’exposition Anna-Eva Bergman, l’Atelier d’Antibes (1973-1987), Domaine de Kerguéhennec.
Photos © marjorie micucci/DR.

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