Joëlle de La Casinière: chroniques de vies et d'amitiés en forme de poésie




« Quel est cet amour malade de l’écriture ?

                        De la page et

                        Du livre ? »

                        Joëlle de La Casinière, extrait d’un tablotin.

 

            Faire commun d’une poésie entrelacée des réalités quotidiennes de sociétés spectacles ou révolutionnaires, en forme de « tablotin » proche de la miniature médiévale, ou faire œuvre en forme d’adresse, de dédicace, de lettre imagée à l’autre, à sa vie, à son absence au cœur des soubresauts du temps qui s’éclipse sous les nouvelles du jour, ou faire amitié par associations visuelles, graphiques, typographiques, sonores, ou collages poétiques : ces actes, ces gestes, ces productions artistiques – ceux d’une génération redevable, sans doute, des idéaux utopiques et communautaires nés de Mai-68 – semblent ouvrir, souder, assembler, raconter les engagements de vie, les espaces compacts, denses, colorés, et les matériaux plastiques, littéraires, filmiques, numériques, nomades de l’œuvre libre de ses médiums de Joëlle de La Casinière, dont le musée d’Art contemporain de Haute-Vienne propose, depuis le 28 février dernier, la première rétrospective sous le titre Tout doit disparaître. Depuis le début des années 2000, le travail de Joëlle de La Casinière se « visibilise » par bribes et par médiums : ce fut le cas, en 2006, au Centre international de la poésie de Marseille, avec la présentation d’une soixantaine de tablotins et des lectures poétiques, à la Kunsthaus de Dresde ; en 2010, lors d’une exposition collective – The World in Your Hand – consacrée aux nouveaux médias de communication, au centre d’art Argos, à Bruxelles ; en 2014, qui présenta les vidéos réalisées et produites par Joëlle de La Casinière et le Montfaucon Research Center dans les années 1980 pour la télévision ; enfin, l’année passée, sous le commissariat de François Piron, une exposition à la Konsthall de Malmö, partagée avec les artistes Ana Jotta et Anne-Mie Van Kerckhoven, puis l’exposition collective Poésie prolétaire à la Fondation Ricard, à Paris, qui fut l’occasion de réimprimer et de montrer sous forme d’installation les Livres autoédités du Montfaucon Research Center, de 1973 à 2005. Aujourd’hui, de quoi cette exposition, au sens le plus classique de son sage accrochage sous cadre et sous vitrine, déployée au second étage du château-musée de Rochechouart dans un parcours volontairement a-chronologique, sans cartel ni repère, mais restituant, dans la succession des huit salles qui lui sont dédiées, à la fois une biographie souterraine d’artiste et une brève histoire et sociologie des médias des quarante dernières années, est-elle la rétrospective ? Celle d’une œuvre individuelle dont Joëlle de La Casinière est l’auteure ? Celle de ce groupe d’ami.e.s qui prit en 1972 le nom de Montfaucon Research Center et dont le film d’archives dédié à la poète Sophie Podolski, Dans la maison (du Montfaucon Research Center) (1973-2017), laisse témoignage de la vie au jour le jour ? Est-elle rétrospective d’elle – Joëlle de La Casinière, née en 1944 à Casablanca, se consacrant entièrement à la peinture grand format d’après des photographies de magazines dans les années 1960, puis décidant de tout vendre pour un long voyage en Amérique latine où elle se saisit de la caméra réalisant des films en 16 mm ou super 8, composant sans relâche ses tableaux poèmes au fil de son nomadisme – ou/et d’eux – Michel Bonnemaison, Jacques Lederlin, Sophie Podolski, Al Berto, Olimpia Hruska, et tous les passants et passantes de Montfaucon jusqu’à sa fermeture en 2005 ?

 

« Toute l’œuvre est posthume »

            Sur l’un des « tablotins » ou « tableau poème » de Joëlle de La Casinière, choisi pour cette exposition Tout doit disparaître, le spectateur peut voir et lire une phrase manuscrite sur un fragment collé de ces anciens télégrammes tapuscrits, rajoutée par l’artiste comme une nouvelle urgente à transmettre au monde : « Toute l’œuvre est posthume ». Cette rétrospective communiquerait-elle cette indispensable nouvelle ? Matérialiserait-elle cette affirmation à la fois biographique et artistique, ou ce cri de tout auteur ? La quasi exhaustivité des pièces, des archives, des objets, des livres présentés, sur un ensemble répertoriés non seulement de plus de 400 tableaux poèmes, mais également de 19 livres manuscrits et illustrés, de 9 films sur pellicule analogique, de 15 vidéos travaillant de façon pionnière l’esthétique télévisuelle des années 1980, balbutiante, expérimentale et non encore codifiée par la spectacularisation de l’image, ou s’appropriant les potentialités graphiques et de montage numérique de l’outil informatique que permirent l’arrivée et la diffusion sur le marché du MacIntosh® à la fin de ces mêmes années 1980, réfléchit l’assertion du « tablotin », en donne une « image exemplaire », à la façon de ces miniatures médiévales appréciées de Joëlle de La Casinière et qui permettaient de faire circuler par l’image et le texte des récits, des faits et des légendes, des vies et des symboliques. L’œuvre ainsi est posthume, elle vient toujours après son auteur.e, hors de sa présence, en son absence délibérée ou involontaire. L’œuvre se fait « promotion » par le regard des autres, par leur parole, par la vie des autres. Ce n’est toujours, au fond, pour Joëlle de La Casinière qu’une question de transmission et de communication. Le travail est là, depuis quarante ans disponible, dans l’extension temporelle de sa fabrication par échos, par fragments composés, rajoutés : l’œuvre advient dans un espace, sur un support, dans un temps autre, à venir. Aujourd’hui, elle est dans ceux de l’exposition rétrospective, dans le moment de l’institution muséale et la préservation. Une nouvelle circulation se met place d’où l’artiste s’abstrait.

Sur le même tablotin déjà cité, « Gunmen Think » (1974-2004), écrit à la main par Joëlle de La Casinière, un texte au noir se débat entre une multiplicité d’images publicitaires hétéroclites, journalistiques, iconiques, de slogans, de titrailles révolutionnaires prélevées dans la presse sud-américaine du début des années 1970 – ce visible promu ou promotionnel du monde – et les ambivalences de l’artiste face à la reconnaissance médiatique de son œuvre, l’exhibition de son Je biographique, son choix du retrait et du silence face au négoce du monde de l’art et de la critique : « Quand je mors quand je meurs quand je me force à penser “publication” c’est sous la contrainte – devoir et nécessité – et non par libre plaisir de montrer mon œuvre. Je déteste qu’on regarde ce que je fais. Je déteste qu’on parle de moi. Je ne peux soutenir le regard de l’autre, sans parler de son jugement, de son commentaire. Et moi-même, qui suis une bête, refusant d’expliquer, de convaincre… Je voudrais tant que les œuvres aillent de soi, qu’on les découvre et en use sans moi. Compris ? Pas compris ? Tant pis. Faites ce que vous voulez de ces choses : elles sont prêtes, elles sont disponibles, elles sont offertes, larguées, mais sans moi, leur auteure, vous avez bien entendu ? Moi, je ne suis pas là. Je vous laisse ma bio, très auto, très égo, par image et par écrit, pour faciliter le travail, mais moi-même, je ne suis pas là. Pas la place pour deux, mon œuvre et moi dans cette petite vie. Donc, voilà, j’ai tout arrangé, tout rangé, tout répertorié, édité. Bien à vous. »

 

Tout est là, où une biographie en forme d’exposition

            Il serait possible d’avancer que cette première rétrospective serait à la fois le « miroir » et une réponse à ce texte en forme de lettre à un public, à un monde de l’art, ou à un anonyme visiteur. Nous l’aurions vu comme « cartel manifeste ». De quoi cette rétrospective est-elle alors l’exposition ? Des « volontés » et des « refus » de ce texte, soudain surgissement biographique dans une masse d’informations contradictoires. La rétrospective se fait usage d’une œuvre qui, avant toute forme poétique, a le projet d’être un don. Ainsi liberté est laissée au visiteur d’assumer des habits de Candide ou de biographe néophyte pour (re)construire à sa convenance visuelle une biographie intérieure et artistique, pour croiser des amitiés sans en connaître l’origine ou l’intensité, pour saisir et tisser des liens entre des tablotins musiqués des années 1990 et des films en noir et blanc, tournés au Pérou, dans les rues de Lima (Suite, 1975) ou de Cuzco (Caradores, 1971-2007), entre une poésie graphique et des vidéos incrustées d’écritures, animées de la musique de Jacques Lederlin, entre des livres auto-édités sur papier et des projets vidéo autour d’un « scriptorium » électronique rendant accessibles certains manuscrits célèbres et anciens conservés à la Bibliothèque nationale de France. Tout est là : des « tableaux poèmes » adressés à Michel Bonnemaison, à Olimpia Hurska ou Sophie Podolski ; des « lettres journaux » dont certaines ont été tirées sur support numérique, qui disent une vie par la poésie potentielle de tout mot et de toute image récupérée, dans le plus intime, le plus politique, le plus ironique, le plus douloureux. Tout est là, et l’artiste peut se retirer.

Texte publié à l’occasion de l'exposition de Joëlle de La Casinière, «Tout doit disparaître», musée d'art contemporain de la Haute-Vienne-Château de Rochechouart. Du 28 février au 13 septembre 2020. «L'art même », numéro 81. http://www.lartmeme.cfwb.be/


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