Gyan
Panchal, « Ici commence une vie nouvelle. »
I Rainer Maria Rilke
écrit, vers 1924 : « (…) quand la vie se verse et s’impatiente vers
une autre vie. »
Une
lente impatience anime les mains du sculpteur. Venue de gestes du dehors, nourriciers,
modestes, ignorés, reconnus, violents. Venue de gestes du dedans, heuristiques,
adoucis d’abandon et de reprise, monotones, intempestifs parfois par vive curiosité,
récitatifs à force d’écoute. Gestes légers d’agir, érudits d’inquiétude et de
souvenirs. Gestes, mains, doigts vivant de précision. Une impatience qui aurait
appris à s’immiscer, puis à se couler dans les temps géologiques et les
physiques muables de matériaux anodins, populaires, plastiques, communs, égaux,
industrieux, un jour aperçus, trouvés, récupérés, volés dans le ventre foule,
dans le ventre usine, dans le ventre chantier, indifférent et solitaire
d’abondance consommatrice et inégalitaire de la ville glorieuse du xxe siècle ; une
impatience contre la vitesse ; une lenteur contre le succédané ; une
impatience qui aurait appris à reprendre son temps, loin des injonctions et des ordres, à, enfin, le saisir
pour sien en toute majesté et fragilité. Un temps ouvert à lui-même, à ses
propres héritages et à sa propre utopie, oublieux des foules, respectueux des
anonymats, des coulées et des cassures, des faiblesses et des singularités de
chaque être, de chaque chose, de chaque matière, et don d’écoute envers des
objets laissés-pour-compte, des objets hétéroclites happés dans la promenade
urbaine, tel Le Paysan de Paris
d’Aragon, emporté par sa fascination pour un quotidien surréel producteur de
mythologies modernes, des objets recueillis, croisés dans l’exercice d’une
flânerie nouvelle, comme dans un retournement de cette modernité et de ses
correspondances, au long de chemins ruraux du Limousin, aux abords du plateau
de Millevaches où de nouvelles formes de vie s’inventent, s’expérimentent, au
seuil de travaux agricoles et d’élevage jusqu’ici méconnus du sculpteur et déposant
de nouveaux mots ; un soin ou un souci préambule maintenant à une vie
moulée d’un devenir d’étonnant indéfini, une vie reversée en devenir d’autre
chose. Lui, le sculpteur, Gyan Panchal, fut le promeneur des villes ;
aujourd’hui, il est le flâneur des bas-côtés des champs, des rives de lac, des
fossés herbeux des chemins, des sentes forestières, il se fait
« entomologiste » des hasards et des pauvretés, des bords et des
indices de vie.
Revenir
à la lenteur, dans un ici et maintenant noué de vieillir. Je lis ces phrases
d’Erri De Luca : « La mort n’est pas identique pour toutes
choses : ce n’est qu’après avoir traversé la mort que certains objets
commencent à vieillir. Un jouet vieillit après s’être cassé, après être mort. »
Je vois le sculpteur à ce point de passage. Il est à ce moment de bascule des
choses, à ce moment du vieillir, du plus fragile, du plus friable, et il le recueille.
C’est alors, de sa part, une lenteur tissée, entrecroisée de prévenances et de
césures promptes, sans hiérarchies ; une lenteur qui regarde, qui
approche, qui touche, qui emporte, qui recouvre les surfaces d’une mansuétude
rêveuse ; une lenteur qui s’autoriserait à accoster le banal, le survivant
d’une économie du déchet, le reste inattendu, à aborder l’objet oublié à son
inutilité soudaine, à lui incompréhensible – à sa vieillesse donc, dirait De
Luca –, un objet parfois cassé, parfois brûlé, parfois éventré, parfois
déchiré, parfois décousu ; une lenteur qui s’arrimerait à cet objet, comme
autrefois elle s’était fixée à des matières polystyrène, à leur grain, à leur
blancheur factice ; une lenteur qui patienterait à la surface des peaux
matérielles de ces objets récoltés, fêlées d’histoires, héritage d’un temps, de
ce « temps-ci, de cette époque-ci »,
celle où bien des gestes humains sont gavés d’appropriation, de colonisation,
de préhension, d’injustices, d’indifférence, de guerre, celle d’un conflit mortifère
de l’homme capitaliste contre le divers, contre l’humain et le non-humain, contre
le multiple, contre son propre milieu d’existence, celle où l’on fait des
« cabanes », réelles ou de mots – j’aimerais ajouter de sculptures,
de peintures, de films, d’images pensées, de couleurs sensibles – pour, dit
Marielle Macé, « élargir les formes
de vie à considérer, retenter avec elles des liens, des côtoiements, des
médiations, des nouages. Faire des cabanes pour relancer l’imagination, élargir
la zone à défendre, car “de la ZAD”, c’est-à-dire de la vie à tenir en vie. »
Les objets désarçonnés de la vie moderne ou déshérités du monde global,
vieillis dans la sculpture, repris par la sculpture à venir, pourraient-ils
« nous » restituer une humanité ?
II Dante, au huitième
cercle de L’Enfer croise Ovide, et
par ces quelques vers défie le poète des Métamorphoses :
« (…) jamais il ne transmua deux
natures face à face
De telle façon que les deux formes
Fussent en mesure d’échanger leur substance (…). »
Lui, Gyan
Panchal, s’octroie de recycler des matériaux dénigrés – ce polystyrène
produisant nos vies de consommateurs et consommatrices, issu des
transformations et opérations industrielles des énergies fossiles qui furent
notre confort moderne, notre passagère prospérité et nos guerres du siècle
précédent ; il s’accorde de recueillir ou de chiner ou de rattraper des objets
usagers, usés, méconnus de l’urbain, devenu le « petit peuple » des
bas-côtés – un kayak d’eau vive, un silo à grains, une combinaison de traite ou
d’épandage ou de pêche, une bassine de caillage, des ruches… Ce sont des
matériaux et des formes qu’il ne confond pas, qu’il accole. Cela l’attire, le
déconcerte, l’intrigue, l’amuse, le relie aux mondes et aux êtres alentour. Il
s’octroie de leur accorder un intérêt – bienveillant –, lui parle d’une
« aura » dans la tradition benjaminienne ;
il ne les réduit pas à l’utile, à une quelconque valeur de la fonction, à ce
que fut leur quotidien d’avant, mais il en conserve dans les contours la
généalogie, la substance ; il ne les réduit pas à un « trait
d’insignifiance » : il leur donne place, leur fait place dans son
attention, dans son geste, dans l’atelier, dans sa voix, dans la salle
d’exposition (plus tard) et, peu à peu, dessine pour eux un versement d’une
forme vers une autre forme ou vers d’autres formes recomposées, vers d’autres
fixités ou vers d’autres fluidités, vers d’autres cohabitations, sans fusion,
sans hybridation ; un « élargissement »
de vie, de présence, d’occupation ou de déploiement d’espace, de contact. La
sculpture, peut-être après s’être appropriée cette première mort des choses,
après s’être émancipée des chimies néfastes des matériaux, est comme le poème
chez Jean-Christophe Bailly, qui « s’il est envisagé dans sa plénitude,
excède la seule question de son genre, il s’élargit, il se propage au-delà de
lui-même et retrouve sa mémoire ».
Lui,
le sculpteur, lecteur de Francis Ponge et de son Parti pris des choses, il apprend à vivre avec tout cela.
Comme avec sa lenteur. Comme avec son attente. Son impatience se familiarise
avec la résistance et le dessin des choses ; il entre et progresse dans
leurs intimités, leurs pudeurs, leurs réticences, leurs solitudes ; il reconnaît
leurs lignes, leurs couleurs, leurs surfaces, leurs blessures, leurs langueurs,
leurs passés ; il les ausculte, longuement ou par intermittence – son
désintérêt est toujours provisoire, jamais une retraite du savoir ou du
sensible, jamais un renoncement, simplement une suspension bénéfique vers
« l’horizon d’attente »
que serait l’œuvre dans son exposition – ; il préserve dans ce milieu qui
est le sien qu’est l’atelier ou la réserve. Ce fut longtemps à Paris. C’est
aujourd’hui, et depuis quelques années, dans le village d’Eymoutiers, au pied
de la « montagne» limousine, vitrines
ouvertes sur le dehors du monde. Parfois, il laisse l’objet en sommeil, défait,
incomplet d’il-ne-sait-quoi encore, désarticulé de son ancienne carcasse,
découpé, fendu, recroquevillé, entre deux temps, entre deux vies, entre deux
présents. Il se surprend maintenant à attendre ces objets, peut-être à les
traquer, à les débusquer, à les espérer. Le hasard peut être propice et le
flâneur peut se faire chasseur – de lui-même. Mais il dit qu’il est un chiffonnier
ou, avec plus d’exactitude dans la méthode de son geste, que son travail est
celui du chiffonnier, à la manière de celui que Baudelaire, regardé par Walter
Benjamin, place aux bords de la modernité bourgeoise et accumulatrice : il
retient et retire le rebut de sa gangue économique, et le tourne vers le neuf.
Il ramasse et il reformule dans les inconnues d’un autre geste, dans les
enveloppes d’autres motifs, sculpturaux. Le rebut contient des histoires sans
fin ; ici, c’est une histoire de recomposition, de remploi, de
« revenir ».
Lui, Gyan
Panchal, sait que les choses se recommenceront, au lointain de ce temps de
surcroît, loin de leur origine première, loin de leur provenance, loin de leur
assignation humaine, se demandant peut-être où ira leur si long présent
lorsqu’il deviendra passé, conjurant leur finitude, provisoirement, pour un
temps, prêtes à une nouvelle fécondité de sens et de possibles, et pourquoi pas
de métaphores accompagnant, amplifiant d’autres rumeurs du monde. Pourquoi ces
objets furent-ils laissés là, sur le bord d’un chemin communal, sur les gravats
d’un chantier, sur le sol d’un entrepôt, dans une rue, restera une sage
ignorance – les savoirs se remodèlent dans les présents vivants.
III Goethe écrit au
Livre XVIII de son autobiographie, Poésie
et Vérité : « (…) il m’encouragea à dessiner les points de vue
remarquables. Je me tirai à peu près des contours, mais rien ne venait en
avant, rien ne reculait : je n’avais aucun langage pour exprimer ces
objets. »
Lui, Gyan
Panchal, laisse paraître et lire un récit « sculptural »,
en un phrasé tantôt continu, tantôt arrêté, tantôt massif, tantôt fragmenté,
tantôt aveugle, tantôt duel. Un phrasé qui réinvente des noms. Certains aux
sonorités d’une langue archaïque, disparue, imaginaire, et à la graphie
imprononçable, comme s’il ne restait qu’une possibilité phonétique qui pourrait
alors se psalmodier en un chant de poésie concrète et austère :
« qqlos klimm qotrod –
– dhrso –
metiri mestis oncn,
eca leh gaet glas
– uoel –
nasci scell – brocen
drktra –
kenes pan phol veicl mearc – grasan – nistan kutis
dhghomon,
weg »
Certains noms récupèrent
les substantifs de la langue vulgaire, son orthographe commune, pour se faire
titre à la manière de ceux d’une nouvelle, et rouvrent à un récit aux
apparences lettrées rassurantes : le tronc, l’haleine, le bourgeon,
l’hôte, le cœur, l’urne, l’aveugle, la lettre… Ce récit nomme aux bordures des
surfaces et des définitions et connaît ses paradoxes. C’est un phrasé qui reconnaît
ses solitudes et ses tentatives de rencontres, ses échecs et des détours, ses
fatigues, ses élans arrêtés et ses dos au mur, sa scène tragique et ses
dialogues impossibles, ses mutités et ses ruptures, ses peurs et ses éclosions,
ses retraits et ses abris. La solitude y est un acte d’indépendance – non pas
tant pour soi, mais pour l’autre aussi désiré fût-il – et de silence
interrogatif sur un « nous » aussi perdu qu’introuvable. Mais
« nous » est-il nécessaire ? Mais « je » est-il une
garantie de possibles ?
Que
dire de ce récit-là ? Qu’il s’accorde des assonances nominatives et des
connivences inversées lorsqu’un kayak de vitesse, fait pour les courants
rapides, pansé, poncé, couché sur son flanc, se heurte à une bassine de
caillage évidée de son lait fermé, et devient Le Versant (2019), une sculpture quasiment blanche, de rencontre,
d’ignorance de l’autre et pourtant fixé à lui ? Qu’il accepte les
intrusions naturelles ou artificielles et les déséquilibres ? Qu’il
s’autorise l’émotion et le relâchement sensuel, voire érotique, la mélancolie
et une nonchalance, qui suintent de cet assemblage de longs blocs de
polyuréthane, de filasse et de résine alanguis au sol qu’est qomde (2012), entraînant l’imaginaire vers
la figure de l’odalisque. Qu’il trouble l’ordre des genres par ses labyrinthes
et ses détours d’indéfinitions lorsque ce qui fut un jouet d’enfant, repeint
d’une couleur molle, à la tête de poule renversée ou sens dessus dessous, se
veut un Bourgeon (2019) ou veut
s’appeler Bourgeon, sans autre
attribut ? Qu’il pourrait être (auto)biographique – sans doute comme
chaque geste de nos vies séparées –, qu’il rassemble une traversée d’époques et
de milieux (archéologiques, géologiques, urbains, ruraux, artistiques, in fine), qu’il ressemble à une adresse
faite à un témoin
impassible, ou distrait, ou fatigué, aux débords du réel et des désirs, qu’il
s’exerce à un apprentissage des passages et des transhumances, qu’il emprunte à
des anecdotes fugitives
– et peut-être improbables –, négociant leur suite à la couture de passés
extirpés ou écourtés et à la surface de présents boiteux ou aveugles ?
Lente impatience ou impatience furtive ? Noms impossibles ou noms
sollicités par les bords des indices du réel « où la fiction accueille le monde
des êtres et des situations qui étaient auparavant à ses marges : les
événements insignifiants de l’existence quotidienne ou la brutalité d’un réel
qui ne se laisse pas inclure » ?
Je ne saurais décider.
IV Italo Calvino écrit en
1983, dans l’un de ses derniers récits, Palomar :
« Dorénavant le fait que Monsieur Palomar regarde les choses du dehors et
non du dedans, ne suffit plus : il les regardera avec un regard qui vienne
du dehors et non du dedans de lui. Il essaie d’en faire aussitôt
l’expérience : ce n’est pas lui qui regarde maintenant, mais le monde du
dehors qui regarde au-dehors. »
Depuis
où ? Depuis quel dehors du dehors ? Lui, Gyan Panchal, viendrait-il
du dehors des choses ? Dans l’ultime moment de la sculpture se
retrouverait-il perdu dans leur dedans ? Mettrait-il le dehors et le
dedans sens dessus dessous ? Il est un lieu sidéré de détails, d’ombres,
de failles, de débords. Mais lieu d’un refuge des formes ; mais lieu où
les matières trouvent à se nicher les unes avec les autres au cœur d’une
intériorité parfois dénudée ou mise au visible d’un œil pudique – je pense alors
si fortement au Cœur (2017), ce silo
à grains coupé en deux, ouvert sur sa demi-paroi translucide laissant découvrir
l’intrusion de la découpe parfaite d’un gant d’exploration vétérinaire –, au
cœur d’une intériorité parfois prisonnière de sa peau isolée, flottante ou apposée.
Il me revient ici le souvenir surpris du toucher physique de la surface d’uoel (2006-2008), ce monolithe trompeur
de polystyrène expansé, aussi léger que la fougère factice venant caresser en
son envers l’arc du silo à grains de La Parenté
(2018), et recouvert de pétrole qui jamais ne s’absorbe, devenant à la fois un
véritable masque de porosité et un jaillissement des origines de la matière. Mais
lieu où les matériaux esseulés trouvent à s’effleurer les uns à l’intérieur des
autres, profondément. Mais lieu où les objets exilés, écartés, privés de leur
habitacle, de leurs habitudes, de leur langage, de leur lexique, de leur sens
éventuel, de leur histoire ancienne, se versent vers une vie incertaine,
bancale, étroite peut-être, béante peut-être, exposée, mais encore là, dans un
espace d’asile
qui leur offrirait d’advenir, de (re)venir. Mais un lieu où les choses dans les
habits neufs et indéfinis de la sculpture (re)trouvent un nom, sont (re)nommées
par la voix humaine. Un nom est une vie qui se présente. Et c’est ainsi que
s’élargissent la familiarité, la précaution, l’attention, qu’« ici
commence une vie nouvelle » redira Dante à l’orée de sa Vita Nova. Il s’agirait de se reverser et de
reprendre sens, de reprendre souffle, pour
eux et par eux, pour et par ces objets
que le sculpteur recueille, considère, et leur fait le don, après des
manipulations, des opérations de ponçage, d’entaille, de pansement, de mises au
sol ou d’accrochage, de paraître, à nouveau, une nouvelle fois, encore une
fois, pour eux-mêmes et contre eux-mêmes, parce qu’ils sont changés dans leur
corps et dans leur présence et leur nom et leur sens sous les gestes de
l’artiste.
Jean-Christophe
Bailly reprendrait en disant « qu’il s’agit d’un rapt par lequel l’homme
substitue à la violence de la signifiance celle de la signification. Les choses
sont en quelque sorte sommées de répondre à l’homme et pour lui ».
Puis il ajoute : « Les choses n’accèdent pas à l’humain, c’est
l’homme qui accède aux choses. Nommées par l’homme et même fabriquées par lui
les choses résistent infiniment à ce baptême – et tout le travail du langage,
d’un langage qui voudrait que la vérité le traverse, c’est, ce serait
justement, de débaptiser les choses, de les sortir de l’eau lustrale de la
signification pour faire revenir le langage auprès d’elles, dans l’eau native
de la signifiance. »
Lui, Gyan
Panchal, le sculpteur, écoute tout cela, et songe à l’indéfinition des choses,
à ce qui n’est pas encore trouvé, à ce qui n’est pas encore lu, à ce qui n’est
pas encore vu, à ce qui n’est pas encore nommé, à ce qui n’est pas encore
advenu, à l’indétermination de l’ouvert dans une introspection généreuse,
sédimentée du monde.
Texte écrit pour la monographie « Gyan Panchal, Au seuil de soi », à l'occasion de l'exposition éponyme au musée d'art moderne et contemporain Saint-Étienne Métropole, Éditions Snoeck, 2019.
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