Le Livre des Immobiles, Chant I (1959-2019)
I« C’est encore une chambre qui dort,sommeil premier d’une nuit qui bat,silences et ironies,peurs et frayeurs,abandons et tourments,C’est une chambre qui dort,d’un sommeil profond,dont le rêve vulnérable est seul connu d’elle.Elle tient la chambre entre ses mains d’un équilibre fertile,— Aplomb friable du sommeil—Chaque nuit revient
le danger,revient la requête — Supplique de l’ombre dansante —La porte est une réserve d’adieux aux collines. Les villages terreux de pierre blanche se tiennent droit dans le paysage, leur tour de défense pointant un ennemi poreux, parfois inconséquent,Le rivage marin s’est détaché, et la mer close, longiligne, cherche un point de fuite,Se faufiler par la découpe des détroits et des reliefs calcaires.Probe et léger est alors le paysage immobile recouvert de froissements moites,de courbes vertueuses,moulé de torsions ocre piquetées d’une litanie d’émeraudes noires,pelé de gestes perdus et revenus,Ainsi est, à ce moment, le monde,Sans autre possible connu d’elle,D’une étroitesse prévenante,Immobile de sa raideur d’enfance,Immobile de la langue nocturne qui répète les transactions diurnes de chants anciens,Ce fut un moment propice du monde dont elle s’éprit, et dont plus tard elle fit le réemploi.Monde,pendule indifférent occupé à régler en toutes volées régulières l’inventaire des fortunes et des infortunes,Monde,occupé à consommer au long l’archive ogre des passés et des songes de nuits d’été,au passage de placides nuits d’automne,vers les sarcastiques et plates nuits d’hiver.Le songe est un exil spongieux,dont le monde se moque à chaque retour,La rumeur des collines rapportée jusqu’aux docks portuaires dit,Qu’aucun voyageur encore n’a rencontré la nuit de printemps,Qu’aucun navigateur d’aucuns océans Atlantique,
d’aucunes mers Noires,Qu’aucun conquérant d’aucuns continents lapidés,n’a pu rejoindre cette nuit qui, dit-on, sombre, puis s’échappe du blanc oculus de l’hiver, puis s’écartèle au contact invisible de la première nuit d’un jasmin,de ce qui fut un printemps, peut-être,Aucun poète, dans son orgueilleuse modestie, ne put dire cela,L’insignifiance des nuits de printemps, etleur épopée immature,Car aucun poète ne put dire ensemble les deux faces du temps,Elle voudrait,Contrefaire cette étrange éclipse,Or,étroit est le monde,Et,exorbitant est son rêve,Mais,le monde s’ébroue,Et,ce monde a un prix,À cela, elle dut répondre,— sous peine de ne pas en honorer la dette,sinon en perdre l’usufruit —Ce qu’elle admit au bout de tous les comptes,Quoique le rêve devenu songe inlassable de la chambre,Ourdisse une résistance d’une terrible fidélité. »*Elle est devant le monde.Elle est avant le monde.Demeure d’un lieu friable. Le monde se courbe. Se recourbe sous les frasques de ses naissances. Douces-amères. Passives. Monstrueuses. Rares. Éblouies. Acérées. Perméables. Longuement les voiles des nuits adriatiques ont recouvert puis dépouillé un monde parmi le monde. Ce fut le sien dans les yeux d’une circonstance.Elle est devant et avant. Le monde solitaire. Étonnée qu’il fût si général hymne, si lisse surface, si familier étranger, si plate nourriture, si muet visage, si insistante faim, si actuel refus, si honnête hantise,Une épopée de désirs et d’appels. Une épopée de demandes et d’attentes. Une épopée d’arrivées et de départs. Une généalogie de continents inconnus.Totalités des confusions,Une épopée d’écume dans l’attendu d’un mot, d’un souverain bien, d’une brèche,Un monde troussé de Noms éteints, transpercés, anodins, marbrés, survivants, gravés, enroulés d’un mince drapé de communUn monde enceint par un temps dressé de mortsIl y eut des temps inconcevables et des paysages inconvenants,Il y eut des temps sobres et des paysages vides,Il y eut un temps altéré réduit figé par l’Instant, et son impostureEt Ainsi,À la fragile Entaille,Le monde bat,A la vitesse d’une larme humaine,Elle est devant et avant. Elle aime son attente. Unique qui procure à sa vie un répit qui procure à son temps un souffle.Cette tentation d’un Temps qui serait visite dans les venues de ses jours. Lorsque ce temps imprévu devient son simple témoin,Elle aime les temps défaillants, et les regarde avec soin pour les rassembler en une coupe acceptable,Elle est devant et avant. Dans l’embrasure d’une fenêtre. Elle avait trouvé sans effort une place entre les rais d’une zone sourde du monde. Au loin elle entendait des crimes des faims des camps des tortures des chasseurs des prisons des convulsions des cauchemars des froids des ghettos des déserts des douleurs des feux. Au loin.Elle vivait dans les grappes d’un paysage transidans les corps d’un temps contrit— Corps précaires au nom perdu, à la bouche sans cesse ouverte, appel silencieux vers un soleil indifférent —— Corps pauvres dont ils étaient l’unique frontière en leurs corps mêmes, illégitimes —Tous attendaient un festin clandestin, Elle attendait ce festin prohibé du monde. Entre ses mains le silence fut une corolle. Entre ses mains l’absence fut une éclosion. Entre ses mains l’ombre des foules fut un nous toujours incomplet. Elle savait d’une antique naissance
la Beauté plurielle d’un monde qui aurait su choisir l’allègre du Mélange,Elle est devant et avant,Après l’Instant…Il n’y avait pas de sa part cette part — frénétique — cette part — volage — d’attente d’un incertain ou d’un impossible ou d’un inachevé ou d’un informe ou d’un cœur virtuel,Elle s’apprête au monde,Elle est un corps . Elle est un organe .Elle se voit dans la Cornée du monde . Elle se voit dans l’Aorte du temps .Elle se voit dans le corps de la phalène, ordinaire, fluide, neigeuse d’un noir liquide, collée, enlacée à l’épaisseur de la nuit. Elle se voit visible corps sur les corps encore pâles de terres douces gainées d’ocre laiteux, ceintes d’une humidité de sel, effleurées du corps d’un matin.Est-elle étonnée que le monde puisse avoir un goût Est-elle étonnée que le monde puisse avoir un paysage Elle est loin, si loin du monde. Trop loin du monde — trop — Ou ce monde n’est pas le sien.— Non-lieu — Mais le prix est toujours là —Elle ne peut que regarder de la fenêtre. Pudique. Minée d’une étole de spasmes.Elle raconte. La lassitude de la nuit, si longue, si étendue dans les regards. Elle raconte. L’inconscient d’un matin toujours tardif. Le dehors du monde l’ignore ou lui fait défaut. Le dehors du monde est un éclat. Un dur éclat. Un éclat de deuil. Un éclat de poudre de mort. Un éclat imprévisible de bonté. Un éclat si vite archéologique, et toujours la nuit revient,— Nuit glorieuse du monde —Et le monde n’a jamais assez de temps ou possède trop de présent.Où vivre — Vivre est-il encore un verbe — Vivre est-il ce jour passé de la tentation du temps— Vivre est-il cette nuit qui divise et recoud les corps par la seule érudition de son ombre —Peur de son corps jaloux d’un monde qui se refuse, qui ne rend jamais de comptes,*Elle est devant ou avantToujours regarder le monde se reverser,à chaque nuage fébrile,à chaque épi de blé décoiffé de son inertie,à chaque pesée de rosée sur l’aile loyale du jasmin,à chaque vertèbre indolente de la vague qui s’achève dans l’écume de pierre,à chaque mue du cocon qui se froisse qui meurt au fragile toucher d’une naissanceParfois la terre tremble tôt le matin, à la lisière du jour. La terre d’enfance n’a de cesse de poursuivre ses jeux indociles, ses railleries inconséquentes, n’a de cesse d’échapper aux fortunes ambitieuses. La fenêtre se brouille. Le temps s’efforce de devenir un avenir. Par à-coup, par rebuffade, par parcelle, par délit,—le temps redoute-t-il tant de commettre un délit d’espérance,Elle est fatiguée de ce temps toujours présent, qui ne connaît rien d’autre que le dernier instant, et son soubresaut. Elle voudrait voir le dessous du monde. Elle voudrait voir les nudités d’une larme.De la fenêtre, elle rêve le temps, et les mots jouent avec une encyclopédie commune. Le temps est incongru le temps est vain le temps est passé, et l’instant dans son ironie s’équivaut le temps est un simulacre le temps s’enrobe d’un suaire trompeur le temps ne sait pas ce qu’il veut, et l’entraîne vers d’étranges infidélités. Sa phrase touche le temps qui jamais désormais ne se retire, et elle ne sait plus s’il y eut un début, et elle ne sait plus s’il y aura une fin.*Tout commencement est ténu. Tout commencement succombe à son commencement. Tout commencement est libre. Tout commencement est une intrusion de la fin, murmurent à ses yeux les collines d’enfance. Elle est devant la fenêtre. Elle est un paysage embusqué. Un pas en arrière. Un œil en arrière. Une oreille ouverte. Il lui faut forcer le cadre déchirer le verre de poussière occuper l’air. Elle est là, par anecdote du monde et du temps. Sur le bord. Sur le rebord. Sur un seuil puis sur un autre seuil. Sur le pas prêt à accepter le pas d’après.Elle aime l’attente.Elle est là. Elle veut entrer à l’intérieur profond
et intime de chaque poussière, et en payer le prix
— Son hésitation est une jouissance —Sa retenue est une fébrilité —— Lui fallait-il se saisir du monde —Le temps pouvait-il se crier se révoquer Le temps pouvait-il faire preuve d’une humaine faiblesse,— Un temps délicieusement défectueux,
où le poème pourrait s’entremettre,*Il y eut— néanmoins —un début. Elle ne sut lui trouver un autre nom. Après la Nuit sans soleil, Elle reprit. Il y eut d’abord un commencement. Elle ne sut dire qu’Incrédule. De la chambre. Du simple repos de la chambre commune chambre d’Or chambre de Cendre chambre du jasmin d’Emeraude. Devant le corps léger d’un papillon au creux de l’éveil. Devant le papillon qui quitte ses voiles de phalène. Dont l’aile outremer scrute en dehors du gel nocturne. Elle essaya ainsi. De la fenêtre avant que ne vienne l’exode du corps et de la main qui s’écarte,Quitter la fenêtre vers l’influx nerveux du monde.Elle sut qu’un commencement n’en finit jamais. Ou n’en finit pas. Ou qu’il reviendrait à Elle, de tous côtés.Il— est une rare demande d’Infinis,Il— est la bouche muette de l’Amnésie —d’une mémoire qui voudrait rejoindre la robe du présent.*Les sièclesvinrent. Les années revinrent. Les saisons. Les heures. Les jours.Ainsi, coule la lymphe rêveuse du temps —Les champs d’un Sable noir d’Islande Les gouttes d’un Sable roide des monts de Judée
Les langues nocturnes d’un Sable blanc des îles d’Aran L’onde verte de Masques vénitiens
La première Lettre du monde que fut la prospère et interdite Alep L’autre, première Lettre des verbes de l’Orient séculaire, enroulée dans l’Aleph de Jérusalem Les rues d’Asphalte d’argent de Londres La violence poétique de la Colline de Hampstead Le fait Adriatique La rigueur de la Faille constantinoise La Séduction lente des eaux du Mékong Les Désobéissances inciviles des Bouches du Gange La Membrane zébrée d’un fjord, vers la patience boréale de la mer de Norvège Le Sommeil amoureux des Bibliothèques de Buenos Aires Le Golfe des Mémoires de Smyrne Les Solitudes rouges des forêts du Maine La brûlure Atlantique de la Baie d’Hudson,Parce qu’elle ne pouvait croire qu’en un paysage. Elle choisit un commencement. Elle, debout. Elle, assise. Elle, prise dans les accords et les discordes de son regard. Elle, prise dans les fugues et les nœuds de son écoute. À l’intérieur d’une Feinte faite au temps,— l’Œil appelé converse.— L’Œil naissant parle.
— L’Œil arrimé s’intrigue. Derrière l’aile du papillon/Noire de nuit/Bleue de matin/Poème d’une chambre/Poème aventurier/Qui nous unit dans un temps neuf. Pour naître et pour recommencer. Faire le poème, dans la nuit puis dans le matin. Refaire le poème, par l’aube puis par le crépuscule. Faire le temps d’un poème — dispersion des langues — mélange des verbes— épanchement de l’atrophie du monde —le poème est une Anguille / Elle le répéta, avant —encore une fois— dans un temps ancien—lepoèmeestunmatindésarmédutemps*Si le corps est une encre du temps,Si la langue est un songe —le poème est corps de l’Imprévisible papillon,Si la langue recoud l’Amnésie des débuts—le poème est sang de l’Oubli retrouvé,Elle répéta le poème longtemps, après son départ —dans la Vague d’une autre langue— dans les paysages siens— dans la parcimonie débusquée du monde— dans l’Inconnue d’une autre lettre — d’un autre Verbe,Dans ce qui fut toujours ce songe d’un embrasement du poème,Et ainsi,Dans la main nocturne,Dans la main nue,Dans la main du papillon,ce qui fut toujours ce songe de vivre le PoèmeEugenia Grandi, Le Livre des Immobiles, « Chant I », pp. 27-45,Traduit de l’italien par Tommaso d’Ostra, Oxford, 1798.Révisé par Nathan Harare, Tel Aviv-Safed, 1959.Extraits traduits et publiés à Dublin, Berlin, Jérusalem, Naples, New York, en 1941, 1961, 1986, 1998-1999,par les soins de Gabriel Bloom pour la British Library of London, départements des manuscrits anciens et modernes,en lien avec la John Keats House, Hampstead, Londres, Monk’s House, Rodmell, Sussex,l’Emily Dickinson Museum & Amherst College, Amherst (MA), The Public Library of New Yorket le Centro nazionale di studi leopardiani, Recanati (Regione Marche).Publié à Paris en juillet 1988 en version intégrale en édition plurielle italien, anglais, français, hébreu,allemand, espagnol, portugais, suédois, arabe, chinois, hindi, bengali et islandais, par Carmo De Giacomo et Giovanna De Troia,
pour le compte de la Contemporary Erratum Press, Paris, Ancône, Londres, Jérusalem, Metz, Boston, Oxford, Milan, Eymoutiers,Valladolid, Lisbonne, Rome, Malmö, Berlin, Dresde, Valence, Alicante, Haïfa, Porto, Alep, Le Cap, New Delhi, Calcutta, Anchorage, Vancouver, Marfa (Texas), Venise, Leipzig, Césarée, Concord (MA), Cork, Constantine, Tibériade, Adélaïde, Anvers, Buenos Aires, Horn, Recanati, Beyrouth, Saint Ives, Safed, Salamanque, Sligo, Naples, Agrigente, Galway, Hambourg, Bergen, Tanger, Alexandrie, Santiago (Chili), Tromsoe, Salerno, Aberdeen, Kobé, Trieste, Locarno, Odessa, Tarento, Arezzo, Lübeck, Smyrne, Zürich, Ravenne, Edinburg, Vassivière, Cordoue, Constance, Athènes, Valparaiso, Thessalonique, Turin,Dyrhòlaey, Monbassa, New Bedford, Mumbai, Stykkishòlmur, Windermere (Lake District), Mull,Black Whale Harbour (Hudson Bay).Première réédition en 2019.
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Jusqu’à la fin, à chaque hiver, les collines calmes se contractaient de givre émeraude ou, lorsque quelques vents désorientés, quelques brises égarées, soudainement détournées du Sud saharien s’infiltraient, se dilataient sous la translucide respiration d’une rosée ocre, immobiles, au bord de l’ébauche. Ainsi de l’été, ou de l’automne, ou du printemps. Les saisons, d’un autrefois tempérant, avaient cette capacité physique de mordre le temps, de lui accorder un goût rance ou mordoré, une odeur polaire, une saveur aqueuse, une polissure de cerise grêlée, une griffure de jasmin éteint, une sécheresse aphone, un son ralenti ou débridé, dont le paysage vieilli pouvait se délecter, que le paysage impassible pouvait faire revenir, faire jaillir par faibles ou démesurés soulèvements. Les saisons situaient le temps par un effet rassurant de consistance, et la lumière du matin, imprévisible et espérée, en suivait la fine architecture. C’était selon. Éclos au tôt matin d’été, par exemple, givres et rosées pointaient vibratiles, se disséminaient de leur volatil bruissement, miroitaient au point d’aurore blanche, court horizon aux yeux clos, ironisaient, s’ébattaient, s’équilibraient, jouaient à cache-cache, puis s’estompaient de l’épi d’orge nourricier, abandonnaient l’épi de blé mûr, libéraient l’épi craintif de maïs, tombaient lourds de la feuille têtue si ornementale du tournesol solitaire, s’échappaient du grain de sable rugueux roulé, veiné d’algues vert sale, poli à force d’existence, à vif de la moindre poussière minérale qui le tient vivant à chaque premier éveil, quittaient à regret le pétale fripé d’humidité et de douceur mutique du loyal jasmin, se fondaient dans l’écume grise de la nuit partie, puis disparaissaient. Tout était nudité accueillante, ou peut-être simple évocation d’un nu du paysage. Tout était fuite clandestine, le temps y invitait. Les collines glissaient d’une mollesse suave à peine imparfaite vers le roulis émeraude brisé d’eaux obscures à la façon des peaux mimétiques de certains mammifères marins que l’on aperçoit avec un peu d’attention au printemps aux abords de la Baie d’Hudson, ou descendant souples des largesses bleues irréconciliables du golfe d’Alaska ; onde généreuse, onde économe, onde menacée, onde échouée, onde tempétueuse, onde plate, tissée de zébrures de vertige où l’œil d’avant s’accoste aux derniers spectres outremer. À cette limite des terres, les collines s’arrêtaient, raides, roides, débordées sans alerte du blanc friable des falaises crayeuses, sur la vulve fermée de l’Adriatique.Éclore. Le temps patiente. Le paysage s’installe. Sortir d’une nuit. Au point d’inconstance. Les silences sont de connivence. Taire les sommeils. Taire les membranes d’une paupière. Les mains se délassent. Un mot s’échappe aussi surpris qu’il se rétracte. Peu de rires viennent au matin. Les collines retiennent leurs histoires. Un nuage se délite. La mer Adriatique sépare les terres d’Occident et d’Orient. Fosse tombale. Fosse d’abondance. Intermède intermédiaire des vies. Les plages sont des rives qui furent longtemps hospitalières, qui surent l’accueil des voyageurs lointains, des trafiquants imaginaires, des marins illusoires, des marchands savants, des mendiantes du Septentrion, des poètes des cercles arctiques, des perdus sans poème, des lettrés banquiers, commerçants d’épices et de soies, des déplacées, des blessées, des mourantes, des quarantaines, des communautés riches, des communautés exilées, de génération en génération ; qui sont l’hostile du présent d’un siècle précoce, ne sachant que faire de son commencement, mûr d’irraisonnable et déjà trop bavard, qui ignore cette ordinaire odeur de l’oubli des temps. Les plages sont une étendue de l’intermède, encore, aussi, toujours. Zone fluente. Zone précaire. Zone insouciante. Zone fragile. Zone enfantine. Zone apeurée. Zone veule. Zone. Des pêcheurs de couteaux se souvenaient, de loin ils avaient entrevu. Les plages étaient pour leurs yeux fendus des replis étranges. Les plages déclassaient les êtres et les enfants jouaient le corps écarquillé de mer solitaire. Les plages de galets cueillirent des bouches en fuite, alors que plus loin, dans l’indifférence touristique, les plages moulent l’intonation des vagues et des jeux d’été.Eugenia Grandi énumère. Les noms des plages puis les noms des monts et des collines de la Marche, qui fut pontificale, qui fut belliqueuse, qui fut refuge instable, qui, jusqu’aux confins des monts Sibyllins, jusqu’aux escarpements abrupts et verdoyants du monte Titano, creusaient le paysage portuaire où elle est née à la fin des années cinquante. Ancône est un nom grec venu des colons grecs de Syracuse chassés par le tyrannique Denys l’Ancien. Port aux trois phares, rival cosmopolite de la Venise républicaine. Port du milieu, du mitan, du centre. Promontoire protecteur dont l’orbe fait se joindre le levant et le couchant en un rêve géographique sous la courbe d’un même regard. Rompre l’orbe serait rompre le temps à la chair des yeux. Encore toujours un espace intermédiaire. À l’abri entre les monte Guasco et monte Astagno, assoupi depuis les colle des Cappuccini et Cardeto, à l’abri érodé de ce promontoire pénétrant la mer, ce monte Conero qui vit dans l’oubli volcanique et recouvre les horizons alentour. Espace à la marge, défensif, libéral, anarchiste, tourné vers l’Orient riche, exégèse, commerçant, attiré par un Orient impérial, assassin puis colonisé, absent témoin d’un Orient laminé, fui. Ancône est un nom grec pour une ville provinciale d’Orient. Eugenia Grandi s’entend avec les noms et les géographies, les topographies et les géologies, les terres marneuses, calcaires, argileuses, marbreuses, cristallines, neigeuses, magmatiques, quartziques, océaniques, sismiques, les rivières, les lacs, les fleuves, les rivages, les plaines, les ruisseaux, les cols franchissables et inaccessibles, les falaises, les eaux vertes, les volcans, les cartographies de parchemin et les sismographies naturelles, les neiges soudaines, les barrages asséchés d’été, les souterrains, les grottes marines, populeuses, les frane, les archéologies. Tant d’archéologies déshabillées puis laissées nues à l’herbe sauvage. Eugenia Grandi fait des listes et des histoires. Elle raconte. D’une voix frontale. Son savoir est souvent inaudible ou obstrué de manques ou de surplus. Accumuler. Sans reprendre souffle. Elle sait qu’elle appartient à une génération absente, muette, ignorante, confortable, qui ne témoigne de rien sinon de sa propre vacuité, de son présent interminable. Elle dit d’une formule mystérieuse et bien emphatique que c’est le blanc de sa tragédie. À elle. À sa génération. Son absence. Une tragédie blanche. Ni vide ni néant ni rien. Une inexistence. Mais déjà elle sait que les mots sont galvaudés. Tragédie ! Vide ! Néant ! Rien ! Comment peut-elle user de ces histoires-là ? Sa génération est une larme. Une fantaisie. Une goutte de poussière sale agrippée à la vitrine opaque, figée. Une génération spongieuse tout autant que caméléon qui absorbe, ingère sans distinction, qui sait accumuler, amonceler toute chose et peut tout accepter sans trouble ni discernement toute pensée tout discours tout récit, tout événement, en une parfaite platitude, en une paresseuse inconsistance, en une égalité d’indifférence. Eugenia Grandi n’hérite de rien et ne témoigne de rien. Tous les héritages pourraient lui convenir. Toutes les histoires peuvent lui convenir. Elle peut toutes les endosser sans en souffrir, sans en regretter aucune. Et puis, que faire de ces héritages trop larges pour son temps, ceux des émancipations anarchistes d’après le Risorgimento, ceux des résistances antifascistes, ceux de la Résistance dans les collines durant l’année terrible de 1943, ceux des luttes ouvrières des années soixante-dix dont la violence hante la geste politique ? Elle eut 20 ans au début de l’anonymat de l’Histoire. Que faire de ces héritages si, au bout du compte, il ne restait que ce présent passif et inique ? Elle n’avait eu qu’un seul legs, petit, anodin, celui de Tommaso d’Ostra, poète islandais sans âge, au nom polymorphe, qui vint un jour de mars s’installer à l’ombre du village d’Ostra, étendu sur le colle di Bodio, lui emprunta son nom, et resta, aveugle, assis face à l’étrange promontoire portuaire. Il lui transmis ce qu’il avait vu, l’acte poétique dans le temps du paysage, il lui donna son poème de vie, une expédition insensée qu’il nommait friable.Dimanche après-midi. Août 2007. Chaleur moite lumière lourde enrobant la vieille ville dont elle tarde à se dérober. Un public s’est réparti le long de murets à larges pierres lisses, assis sur des bancs de bois près du puits renaissant à la margelle rénovée, d’où émane une fraîcheur poisseuse, quelques personnes habituées du lieu sur des chaises de plastique dur blanc usé, inconfortables. Certains, des hommes sont debout, retenant à peine leur impatience, leur hauteur ennuyée. Vite. Toujours vite. Tel est leur savoir, léger. Tout ne pouvait n’être qu’une distraction. Un bref arrêt. Vite. Provisoire est cette forme qui les dessinait et qu’ils agréent en toutes choses.Engenia Grandi lit. Sûre de sa présence. Sûre de son corps. Sa voix haute tient en elle les voix d’autres poètes. Elle les mêle, les additionne, les épouse, les détache pour les rattraper et les mener vers une composition inattendue. Elle signe les empathies, les amitiés. Les poèmes sont des mues. Les poèmes sont des vies abordables. Tommaso d’Ostra embrassé des vers de Leopardi, celui venu du monte Tabor, cette autre colline, voisine viticole, plus écartée, plus seule, ermite et plane, qu’il tenta, au-delà d’un scepticisme lucide, d’un ennui provincial, d’une douleur physique, de faire infinie. Elle est venue pour cela. Lire, et les noms géographiques, les anecdotes, les faits quotidiens, les lieux connus de tous, de toutes, malgré tout, se détachent, s’écoulent, s’échangent, s’enveloppent en écho magique entre les ouvertures de la cour étroite du palais Bosdari aux murs lourds devenu, au long des années contemporaines, cette pinacothèque communale, civique, vulnérable et au pas silencieux, qui s’extirpe depuis les eaux portuaires pour pénétrer en son sein d’argile et de marnes concassées de grappes calcaires les terres ocre jaune du colle Guasco. Les femmes regardent sa voix, reconnaissent des souvenirs tus, des joies vivantes, des douleurs passées, des faims sourdes, des attentes présentes, des exigences, des revanches, des conquêtes. Les noms n’oublient pas les choses. Ils en sont la révolution. C’était son héritage. À elle. Eugenia Grandi. Celui de Tommaso d’Ostra. Ça, elle pouvait le redire.Sa voix regarde l’entrée du port naturel et les vestiges de son visage antique gréco-romain et les vestiges de son visage contemporain de silos gris pesant et de containers empilés. C’était au loin, entre les fanaux qui clignotent de leur lanterne rouge, de leur lanterne verte, et autorisent les entrées et les sorties des paquebots d’illusion engloutis par le sillage des agiles remorqueurs. Le temps battait pavillon. Elle vit un voyage entre les mots de l’histoire. Elle sut qu’il lui fallait ouvrir en elle le monde, en éloigner le fantôme obsédant, infirme, en déchirer la survivance, pour pouvoir porter témoignage, pour pouvoir reprendre une histoire, et la raconter au printemps des nuits et des jours. Le monde est un muscle toujours prêt à s’atrophier, toujours séduit à s’éteindre. C’est un voyage immense, pour une histoire qu’elle cherche.
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