Avant-propos
Ces treize récits dits du temps sont extraits d’un texte
dactylographié retrouvé à la fin des années 1990 au Département des manuscrits xixe-xxe siècles, section « poesie
anconitane », service des Archives du Musée national archéologique des
Marches (AN, Italie).
La fiche archivée 2745-EG-89 indique :
« Eugenia Grandi, Le Livre des Immobiles,
« Chant I », pp. 5-7 ;
« Chant II », pp.
17-21 ;
« Chant III », pp.
27-29 ;
« Chant IV », pp.
35-37 ;
« Chant V », pp. 45-49 ;
« Chant VI », p. 57 ;
« Chant VII », p. 59 :
« Chant VIII », pp.
75-77 ;
« Chant IX », p. 89 ;
« Chant X », pp.
101-105 ;
« Chant XI », p. 109 ;
« Chant XII », p. 111 ;
« Chant XIII », pp.
2745-2759.
Traduit de l’italien par
Tommaso d’Ostra, Oxford, 1798.
Révisé par Nathan Harare, Tel
Aviv-Safed, 1959.
Extraits traduits et publiés à
Dublin, Berlin, Jérusalem, Naples, New York, en 1941, 1961, 1986, 1998-1999,
par les soins de Gabriel Bloom
pour la British Library of London, départements des manuscrits anciens et
modernes, en lien avec la John Keats House, Hampstead, Londres, Monk’s House,
Rodmell, Sussex,
l’Emily Dickinson Museum &
Amherst College, Amherst (MA), The Public Library of New York
et le Centro nazionale di studi
leopardiani, Recanati (Regione Marche).
Publié à
Paris en juillet 1988 en version intégrale en édition plurielle italien,
anglais, français, hébreu, grec ancien, grec moderne, allemand, persan, espagnol,
portugais, coréen, suédois, arabe, chinois, hongrois, roumain, hindi, bengali,
yiddish et islandais, par Carmo De Giacomo et Giovanna De Troia, pour le compte
de la Contemporary Erratum Press, Paris, Ancône, Londres, Turin, Jérusalem,
Metz, Boston, Arezzo, Oxford, Milan, Eymoutiers, Valladolid, Lisbonne, Rome,
Malmö, Berlin, Dresde, Valence, Alicante, Haïfa, Bregenz, Porto, Alep, Le Cap,
New Delhi, Calcutta, Anchorage, Vancouver, Marfa (Texas), Venise, Leipzig,
Césarée, Prague, Concord (MA), Cork, Constantine, Tibériade, Adélaïde, Anvers,
Buenos Aires, Horn, Recanati, Beyrouth, Saint Ives, Safed, Salamanque, Sligo, Naples, Agrigente, Galway, Hambourg,
Bergen, Tanger, Alexandrie, Santiago (Chili), Tromsoe, Salerno, Aberdeen, Kobé,
Trieste, Locarno, Odessa, Tarento, Arezzo, Lübeck, Smyrne, Zürich, Ravenne,
Edinburg, Vassivière, Cordoue, Constance, Athènes, Valparaiso, Cap Adare, Thessalonique,
Bâle, Dyrhòlaey, Monbassa, Punsand (détroit de Torres), New Bedford, Mumbai,
Stykkishòlmur, Windermere (Lake District), Mull, Narsaq, Black Whale Harbour
(Hudson Bay).
Première réédition prévue en 2019.
*Dans l’édition originale conservée, il apparaît que chaque récit
assimilé à un poème fut imprimé sur des pages d’un blanc vierge, maculé par
endroits d’ombre glacée. En 2007, le service des Archives retrouva sur une
pellicule Kodak®, répertoriée dans la section « Monti e colli marchigiani
», les négatifs d’images de neige référencés sous l’appellation « La
Baleine noire », de provenance non identifiée.
I
« C’est
encore une chambre qui dort,
sommeil premier d’une nuit qui bat,
silences et ironies,
peurs et frayeurs,
abandons et tourments,
C’est une chambre qui dort,
d’un
sommeil profond,
dont le
rêve vulnérable est seul connu d’elle.
Elle
tient la chambre entre ses mains d’un équilibre fertile,
—
Aplomb friable du sommeil—
Chaque nuit revient
le danger,
revient
la requête — Supplique de l’ombre dansante —
La porte est une réserve
d’adieux aux collines. Les villages terreux de pierre blanche se tiennent droit
dans le paysage, leur tour de défense pointant un ennemi poreux, parfois
inconséquent,
Le rivage marin s’est détaché, et la mer close, longiligne, cherche un
point de fuite,
Se faufiler par la
découpe des détroits et des reliefs calcaires.
Probe et léger est alors le paysage immobile recouvert de froissements
moites,
de courbes vertueuses,
moulé de torsions ocre piquetées d’une litanie d’émeraudes noires,
pelé de gestes perdus et revenus,
Ainsi
est, à ce moment, le monde,
Sans autre possible connu d’elle,
D’une
étroitesse prévenante,
Immobile de sa raideur d’enfance,
Immobile de la langue
nocturne qui répète les transactions diurnes de chants anciens,
Ce fut un
moment propice du monde dont elle s’éprit, et dont plus tard elle fit le
réemploi.
Monde,
pendule
indifférent occupé à régler en toutes volées régulières l’inventaire des
fortunes et des infortunes,
Monde,
occupé
à consommer au long l’archive ogre des passés et des songes de nuits d’été,
au
passage de placides nuits d’automne,
vers les sarcastiques et plates
nuits d’hiver.
Le
songe est un exil spongieux,
dont le monde se moque à chaque retour,
La
rumeur des collines rapportée jusqu’aux docks portuaires dit,
Qu’aucun voyageur encore
n’a rencontré la nuit de printemps,
Qu’aucun
navigateur d’aucuns océans Atlantique,
d’aucunes mers
Noires,
Qu’aucun conquérant d’aucuns continents lapidés,
n’a
pu rejoindre cette nuit qui, dit-on, sombre, puis s’échappe du blanc oculus de
l’hiver, puis s’écartèle au contact invisible de la première nuit d’un jasmin,
de ce qui fut un printemps, peut-être,
Aucun
poète, dans son orgueilleuse modestie, ne put dire cela,
L’insignifiance des nuits de printemps, et
leur épopée
immature,
Car aucun poète ne put dire ensemble les deux faces du temps,
Elle
voudrait,
Contrefaire cette
étrange éclipse,
Or,
étroit est le monde,
Et,
exorbitant est son rêve,
Mais,
le monde s’ébroue,
Et,
ce monde a un prix,
À cela, elle dut répondre,
— sous peine de ne pas en
honorer la dette,
sinon en perdre l’usufruit —
Ce qu’elle admit au bout de tous les
comptes,
Quoique le rêve devenu songe
inlassable de la chambre,
Ourdisse une résistance
d’une terrible fidélité. »
*
Elle est devant le monde.
Elle est avant le monde.
Demeure
d’un lieu friable. Le monde se courbe. Se recourbe sous les frasques de ses
naissances. Douces-amères. Passives. Monstrueuses. Rares. Éblouies. Acérées.
Perméables. Longuement les voiles des nuits adriatiques ont recouvert puis
dépouillé un monde parmi le monde. Ce fut le sien dans les yeux d’une
circonstance. Elle est devant et avant. Le monde solitaire. Étonnée qu’il fût
si général hymne, si lisse surface, si familier étranger, si plate nourriture,
si muet visage, si insistante faim, si actuel refus, si honnête hantise,
Une épopée de désirs et d’appels. Une épopée de demandes et d’attentes.
Une épopée d’arrivées et de départs. Une généalogie de continents inconnus.
Totalités des
confusions,
Une épopée
d’écume dans l’attendu d’un mot, d’un souverain bien, d’une brèche,
Un monde troussé de Noms éteints, transpercés, anodins, marbrés,
survivants, gravés, enroulés d’un mince drapé de commun
Un monde enceint par un temps dressé de morts
Il y eut des temps inconcevables et des paysages inconvenants,
Il y eut des temps sobres et des paysages vides,
Il y eut un
temps altéré réduit figé par l’Instant, et son imposture
Et Ainsi,
À la fragile
Entaille,
Le
monde bat,
A la vitesse d’une
larme humaine,
Elle est devant et avant. Elle aime son attente. Unique qui procure à sa
vie un répit qui procure à son temps un souffle. Cette tentation d’un Temps qui
serait visite dans les venues de ses jours. Lorsque ce temps imprévu devient
son simple témoin,
Elle
aime les temps défaillants, et les regarde avec soin pour les rassembler en une
coupe acceptable,
Elle est devant et avant. Dans l’embrasure d’une
fenêtre. Elle avait trouvé sans effort une place entre les rais d’une zone
sourde du monde. Au loin elle entendait des crimes des faims des camps des
tortures des chasseurs des prisons des convulsions des cauchemars des froids
des ghettos des déserts des douleurs des feux. Au loin.
Elle vivait dans les grappes d’un paysage transi
dans
les corps d’un temps contrit
— Corps précaires au
nom perdu, à la bouche sans cesse ouverte, appel silencieux vers un soleil
indifférent —
—
Corps pauvres dont ils étaient l’unique frontière en leurs corps mêmes,
illégitimes —
Tous attendaient un festin
clandestin, Elle attendait ce festin prohibé du monde. Entre ses mains le
silence fut une corolle. Entre ses mains l’absence fut une éclosion. Entre ses
mains l’ombre des foules fut un nous toujours incomplet. Elle savait d’une
antique naissance
la Beauté plurielle d’un monde qui aurait su choisir l’allègre du Mélange,
Elle est devant et avant,
Après l’Instant…
Il n’y avait pas de sa part cette part —
frénétique — cette part — volage — d’attente d’un incertain ou d’un impossible
ou d’un inachevé ou d’un informe ou d’un cœur virtuel,
Elle s’apprête
au monde,
Elle est un corps . Elle
est un organe .
Elle se voit dans la Cornée du monde . Elle se voit dans l’Aorte du
temps .
Elle se voit dans le corps de la phalène, ordinaire, fluide, neigeuse
d’un noir liquide, collée, enlacée à l’épaisseur de la nuit. Elle se voit
visible corps sur les corps encore pâles de terres douces gainées d’ocre
laiteux, ceintes d’une humidité de sel, effleurées du corps d’un matin.
Est-elle étonnée que le monde puisse avoir un goût Est-elle étonnée que le monde puisse avoir
un paysage Elle est loin, si loin du
monde. Trop loin du monde — trop — Ou ce monde n’est pas le sien.
— Non-lieu — Mais le prix
est toujours là —
Elle ne peut que regarder de
la fenêtre. Pudique. Minée d’une étole de spasmes.
Elle raconte. La lassitude de la nuit, si longue, si étendue dans les
regards. Elle raconte. L’inconscient d’un matin toujours tardif. Le dehors du
monde l’ignore ou lui fait défaut. Le dehors du monde est un éclat. Un dur
éclat. Un éclat de deuil. Un éclat de poudre de mort. Un éclat imprévisible de
bonté. Un éclat si vite archéologique, et toujours la nuit revient,
— Nuit glorieuse du monde —
Nuit muée du monde —
Et le monde n’a jamais assez de temps ou possède
trop de présent.
Où vivre — Vivre est-il encore un verbe — Vivre est-il ce jour passé de
la tentation du temps
— Vivre
est-il cette nuit qui divise et recoud les corps par la seule érudition de son
ombre —
Peur
de son corps jaloux d’un monde qui se refuse, qui ne rend jamais de comptes,
*
Elle est devant ou
avant
Toujours regarder le
monde se reverser,
à chaque nuage fébrile,
à chaque épi de blé décoiffé
de son inertie,
à chaque pesée de rosée sur
l’aile loyale du jasmin,
à chaque vertèbre indolente
de la vague qui s’achève dans l’écume de pierre,
à chaque mue du cocon qui se
froisse qui meurt au fragile toucher d’une naissance
Parfois la terre
tremble tôt le matin, à la lisière du jour. La terre d’enfance n’a de cesse de
poursuivre ses jeux indociles, ses railleries inconséquentes, n’a de cesse
d’échapper aux fortunes ambitieuses. La fenêtre se brouille. Le temps s’efforce
de devenir un avenir. Par à-coup, par rebuffade, par parcelle, par délit,
—le temps redoute-t-il tant
de commettre un délit d’espérance,
Elle est fatiguée de ce
temps toujours présent, qui ne connaît rien d’autre que le dernier instant, et
son soubresaut. Elle voudrait voir le dessous du monde. Elle voudrait voir les
nudités d’une larme.
De la fenêtre, elle rêve le
temps, et les mots jouent avec une encyclopédie commune. Le temps est
incongru le temps est vain le temps est passé, et l’instant dans son
ironie s’équivaut le temps est un
simulacre le temps s’enrobe d’un suaire
trompeur le temps ne sait pas ce qu’il
veut, et l’entraîne vers d’étranges infidélités. Sa phrase touche le temps qui
jamais désormais ne se retire, et elle ne sait plus s’il y eut un début, et
elle ne sait plus s’il y aura une fin.
*
Tout
commencement est ténu. Tout commencement succombe à son commencement. Tout
commencement est libre. Tout commencement est une intrusion de la fin,
murmurent à ses yeux les collines d’enfance. Elle est devant la fenêtre. Elle
est un paysage embusqué. Un pas en arrière. Un œil en arrière. Une oreille
ouverte. Il lui faut forcer le cadre déchirer le verre de poussière occuper
l’air. Elle est là, par anecdote du monde et du temps. Sur le bord. Sur le
rebord. Sur un seuil puis sur un autre seuil. Sur le pas prêt à accepter le pas
d’après.
Elle aime
l’attente.
Elle est là. Elle veut entrer à
l’intérieur profond
et intime de chaque poussière, et en payer le prix
—
Son hésitation est une jouissance —
Sa retenue est une fébrilité
—
— Lui fallait-il se saisir du monde —
Le temps pouvait-il se crier se
révoquer Le temps pouvait-il faire
preuve d’une humaine faiblesse,
—
Un temps délicieusement défectueux,
où le poème
pourrait s’entremettre,
*
Il y eut
— néanmoins —
un début. Elle
ne sut lui trouver un autre nom. Après la Nuit sans soleil, Elle reprit. Il y
eut d’abord un commencement. Elle ne sut dire qu’Incrédule. De la chambre. Du
simple repos de la chambre commune
chambre d’Or chambre de
Cendre chambre du jasmin d’Emeraude.
Devant le corps léger d’un papillon au creux de l’éveil. Devant le papillon qui
quitte ses voiles de phalène. Dont l’aile outremer scrute en dehors du gel
nocturne. Elle essaya ainsi. De la fenêtre
avant que ne vienne l’exode du corps et de la main qui s’écarte,
Quitter la
fenêtre vers l’influx nerveux du monde.
Elle sut qu’un
commencement n’en finit jamais. Ou n’en finit pas. Ou qu’il reviendrait à Elle,
de tous côtés.
Il—
est une rare demande d’Infinis,
Il— est la
bouche muette de l’Amnésie —
d’une mémoire qui voudrait rejoindre la robe du présent.
*
Les siècles
vinrent. Les
années revinrent. Les saisons. Les heures. Les jours.
Ainsi, coule la lymphe rêveuse
du temps —
Les
champs d’un Sable noir d’Islande
Les gouttes
d’un Sable roide des monts de Judée
Les langues nocturnes d’un Sable blanc des îles d’Aran
L’onde verte de Masques vénitiens
La première Lettre du monde que fut la prospère et interdite Alep
L’autre,
première Lettre des verbes de l’Orient séculaire, enroulée dans l’Aleph de
Jérusalem
Les rues d’Asphalte d’argent de Londres
La mort
poétique de la Colline de Hampstead
Le fait Adriatique
La rigueur de
la Faille constantinoise
La
Séduction lente des eaux du Mékong
Les Désobéissances inciviles des Bouches du Gange
La Membrane zébrée
d’un fjord, vers la patience boréale de la mer de Norvège Le Sommeil amoureux des Bibliothèques de
Buenos Aires Le Golfe des Mémoires de
Smyrne
Les
Solitudes rouges des forêts du Maine
L’Irréconciliable bleu mué du Golfe d’Alaska
La
brûlure Atlantique de la Baie d’Hudson,
Parce qu’elle ne pouvait croire qu’en un paysage. Elle choisit un
commencement. Elle, debout. Elle, assise. Elle, prise dans les accords et les
discordes de son regard. Elle, prise dans les fugues et les nœuds de son
écoute. À l’intérieur d’une Feinte faite au temps,
—
l’Œil appelé converse.
— L’Œil naissant
parle.
— L’Œil arrimé s’intrigue. Derrière l’aile du papillon/Noire de
nuit/Bleue de matin/Poème d’une chambre/Poème aventurier/Qui nous unit dans un
temps neuf. Pour naître et pour recommencer. Faire le poème, dans la nuit puis
dans le matin. Refaire le poème, par l’aube puis par le crépuscule. Faire le
temps d’un poème — dispersion des langues — mélange des verbes
— épanchement de l’atrophie du
monde —
le poème est une
Anguille / Elle le répéta, avant —encore une fois— dans un temps ancien—
le
poème
est
un
matin
désarmé
du
temps
*
Si le corps est une encre du temps,
Si la langue est
un songe —
le poème est corps de
l’Imprévisible papillon,
Si la langue
recoud l’Amnésie des débuts—
le poème est
sang de l’Oubli retrouvé,
Elle répéta le
poème longtemps, après son départ —dans la Vague d’une autre langue— dans les
paysages siens— dans la parcimonie débusquée du monde— dans l’Inconnue d’une
autre lettre — d’un autre Verbe,
Dans ce qui fut toujours ce songe d’un embrasement du poème,
Et ainsi,
Dans la main nocturne,
Dans la main
nue,
Dans la
main du papillon,
ce qui
fut toujours ce songe de vivre le Poème
II
Seule la nuit demande. Y
a-t-il des premiers mots comme des premiers verbes du monde ?
Commencements ?
Commencements du Verbe ? Verbes ? Dans les intermèdes d’une
voix ? Dans la syncope d’une nuit d’hiver ? Seul, le Verbe, dans sa
solitude de mots ?
Commencements des mots ? Les mots ont un désir, d’être, des
monochromes arctiques, aussi neutres que le poème debout derrière la fenêtre
desquamée par l’aile des temps vivants.
Commencements des mondes et de ta voix et par ta voix, de ton regard et
par ton regard, de ton corps et par ton corps
[ ton corps si plein si
rassemblé si prêt dans la paume ouverte
de l’ombre alerte ] Cela fut dans le poème. Un instant discret. Un
instant insurgé. Les méandres de l’instant sont des serpents affamés. Cela ne put
être que dans le poème.
Le poème se
souvient. D’une promenade. D’une marche. D’un pas. D’une douceur. D’une
tranquillité. D’un abrupt du ciel. Dernière promenade. À l’aube abondante. À
l’aube rouge. Les glaces noires d’Islande résonnent dans les yeux des mots. Le
rire blanc des volcans se gonfle sous les pas étroits d’Elle. Elle, se souvient
de ces aubes — étreintes privées — Le temps est temps de leurs seuls regards.
L’aube a ce regard qui recommence, pour les seuls vivants. Le poème rêve. Encore.
Elle, avait fait une rencontre au plus profond de la folie d’un paysage. Elle,
se souvient du Midi de l’île. Du jour qui accorde à la peau son pétale
solitaire. Elle, se souvient des nuits —attente à l’envi du poème—ainsi—brûlait
sa voix—Dire—Encore au plus loin du rêve—Veux-tu être mon souvenir d’elle,
l’île—
Mais le poème
s’est éclipsé, et il avait raison, qui veut revoir les rais de l’Équateur. Qui
veut revoir l’ellipse Adriatique. Tu ne possèdes rien. Rien. Rien que ce matin
d’été ou d’hiver venu des collines d’ocre des blés mûrs des tournesols
élégants, fixant dans nos yeux le pli obsédant d’un chant d’Orient. Poème,
qu’es-tu devenu… Tu es devenir. Fluide qui s’échappe, qui s’inquiète des
fêlures, s’y faufile pour disparaître. Il ne pourrait alors y avoir de suites,
il ne pourrait y avoir de rivières, de sources, de mesures, de lagunes
inondées, de volcans soudains, de cendres froides, de mers fragiles, de vallons
rivés, de plaines impatientes, de pays obliques, de terres mélangées à ce
récit. Une goutte de toi sur la fenêtre. Plis et replis des fleurs blanches du
jasmin d’autrefois, enroulé de son parfum fantôme, que seul le poème peut
embraser. Le poème joue de nous, de toi, de moi qui dans cette histoire arrive
par inadvertance—nous sans orgueil—sommes l’illusion tranquille— Et le poème devient séjour dans la vulve de
ton cœur.
[ écumes
fantasques écumes boueuses écumes lentes écumes de lait,
éclats brisés sur les mains sur
les paysages sur les surfaces ignorantes
écumes noires ]
Et ainsi, dans le moment dans l’éveil du
poème hors des sexes timides dans l’après des beautés pourfendues, l’écume
souple de ton désir se rétracte dans la nuit tendre. Pas de commencements.
Jamais de commencements. Pas de mots premiers. Pas de mots derniers. Le Verbe
est un cœur qui s’oublie. Dans nos souffles communs. Mon temps se fait sans
limite et se repose. — Écouter ta
solitude … Écouter ton regard … Écouter ton visage … Écouter ton corps … Dans
la langue modeste qui s’invente par nos corps momentanés … Écouter ta fatigue
d’une fin du jour … Écouter ta peur … Écouter cette colère … Écouter la venue
de ton sourire, lorsque la nuit s’écourte … T’écouter dans tes mots qu’il me faut
comprendre dans ce qu’ils sont toi … Et puis, enfin parler. Je dirai ces entre
distendus, imparfaits, maladroits, si flous si oisifs si rapides si libres.
Entre toutes les choses, avant le poème. Te regarder lorsque les arêtes
glorieuses de l’aile outremer du papillon qui, chaque soir de notre vie commune
et divisée, s’endorment sur la vitre lucide, s’étirent en un spasme amoureux.
—
Cette nuit—parmi toutes
les nuits qui irriguent ta main—Encore une nuit, entrer dans l’autre part du
temps et se cogner au velours des ombres. Aucune nuit ne revoie l’autre nuit.
Aucune nuit n’eut le temps d’être l’autre nuit.
— Au matin que le Verbe accueillit ne restait que le poids du poème dans
ma bouche. Présent buté. Présent insolent. Les mots t’attendent et mes yeux
sont des orbites de glace soyeuse. L’aube s’unit au poème. Ton séjour est un
orphelin vide. Ton départ est poème du poème,
Exquise séparation
III
Hors
de la nuit
et
Hors du matin,
Nous voulions trouver le
territoire exact de ce
souvenir. Le graver au noir de lettres
de soie.
La Part de l’une
et
La Part de
l’autre,
Le moment d’avant. Le moment avant les choses. Sommes-nous avant,
l’aurore,
ou
Sommes-nous avant, le crépuscule.
[ avant toujours au plus loin avant la
forme des choses avant le temps de nos visages. Ou. Après. Dans l’ombre noire ]
Le
moment qui vient, avant tout paysage. Que savions-nous de ces temps à nous
donnés sans échange ? Le moment, un jour, très loin et très tard dans nos
vies, à reprendre. La nuit et le matin. Ce que nous voyions. Pleins nomades
sexes transgressifs vides esseulés exils nécessaires que le poème traverse que
le poème gomme que le poème indique. Le poème n’est plus un corps lyrique,
somnambule et clair songe de son propre corps. La nuit se clôt à l’intérieur de
sa peau friable. Oublie-t-elle tel un papillon d’oubli ? Cette nuit la
lune fut rouge et le matin devint partisan. S’ouvrir. Toujours. À ce matin.
Savions-nous alors que toute illusion est authentique, qui flue dans nos yeux.
Matin entre tous les matins ainsi qu’il y eut une nuit entre toutes les nuits.
Ces nuits que nous avons ajoutées à nos frayeurs mobiles, à nos fatigues
discrètes, jusqu’à ce matin. De cela le poème est le témoin, simple, lui qui
écoute, parmi toutes les nuits songeuses, parmi toutes les nuits hostiles,
parmi toutes les nuits droguées de phalènes, la rigueur de ton sommeil. Que
faire de ces matins qui acceptent, avant le léger linceul, de revenir entre nos
mains.
[ au matin de tous les matins contenus dans les beautés
androgynes des langues enlacées — au matin de tous les matins cueillant le
chœur rebelle des langues cosmopolites
— au matin de tous les matins incendiant les cercles ondulés des langues
hospitalières à nos corps étendus à nos voix entières à nos peaux politiques ]
Nous sommes encore couchées dans la conque d’un temps débordant. Nous
aurions voulu être un nous. Mais tout sépare. Tout temps part. La part de toi.
La part de moi. La part de la nuit. La part du matin. Nos frontières sont des
vagues d’argile. L’obscurité a une histoire que le matin recouvre.
Membrane recousue de paroles glissées,
de ma parole gravée, de ta parole évadée.
De cette chambre qui fut. Nous. Seule dans ta
voix. Désormais. Le regard adossé à la nuit perfectible.
[ cette Nuit qui perd le
Verbe. Cette Nuit contre le Poème. Mon effacement devint ta liberté sans
condition. Mon effacement devint oubli des limites. Le temps avait disparu de
tes yeux de ciels. Le papillon outremer regarde la phalène ]
Appel désertique du matin. Toi, devenue
elle dans la gorge du départ. Dans le récit qui se reprend, dans le goût amer
des pourpres de brumes, dans l’écoute des grenats d’Orient. Elle voulait taire
l’ancienne poésie. En oublier le pays. Aux seuils épuisés. Chasser les
émeraudes. Travestis dans les cloques du poème. Consumés dans les ornements du
poème. L’émeraude grise.
Elle voulait dénuder les morales. Folie
retrouvée. Yeux qui marchent. Elle voulait dévêtir la violence. Présent
gracile. Vol viol des particules provisoires. Elle voulait absorber le chaos.
Sa main fut arrêtée par l’aile endormie du papillon bleu posée encore dans sa
présence sur la vitre, unie au vide de l’aube. L’aube est-elle émeraude que tu
puisses regarder ton ombre ?
Sur la fenêtre
de ce matin-là, l’aile du papillon striait les champs noyés de rosées vertes,
son bleu outremer des pays d’Amazonie adhérait, en une mollesse chavirée, aux
blés allongés, aux colzas encore éteints, aux nuages mauves qui, encore,
voilaient les collines indistinctes. L’humidité frissonnante brillait au
travers du Verbe moucheté de sommeil. Elle s’ouvrit au matin et regarda le
monde gravé sur l’outremer instable de l’aile du papillon. Esquif fragile était
son regard nu. De tout et de tous les infinis réécrits, de tout et de tous les
départs féconds ne restera que l’acte de son corps et de sa voix à l’intérieur
du poème. Cette nuit où elle brisa en un long chant le calice de son vers noir.
Elle fut, dans la pulsation inconnue de la nuit, corps poème. Nuit à l’intérieur du matin. Le matin n’est
que cet aveu. Reprendre, et d’un lit nouveau le poème épuisera les langues, les
années, les nuits et les matins,
L’émeraude
posthume
Et
La
fleur de jasmin
Et
La
lune rouge,
Immense sera alors son retour à elle parmi un matin humain
IV
Devant
—Nous—
la nuit
revenue,
Devant
—Elle—
La tâche de
l’aube,
L’aile du papillon se détachait. L’aile
est un regard qui s’éveille et qui se ferme. L’aile du papillon se rétractait
et se propulsait, à l’intérieur des doux pigments de sa membrane. Ainsi, Elle,
vivra. Le paysage était lent, de la fenêtre de l’aile recueillie. Le paysage
était lent qui attend qui reçoit qui rompt qui accepte. Le paysage fut lent.
Lent, et il n’y a nul paysage innocent. L’aile du papillon se recroquevilla,
assoupie entre les minceurs de la vitre. Elle vit alors la trame du mensonge.
L’aile est une éclipse provisoire.
Devant
Une onde ocre. Une enfance marine. Les
collines laborieuses. Un cri. Peut-être un murmure. Peut-être un souffle.
Peut-être un creux de peur. De désir. D’autre chose. Tremblement des vallées et
des promontoires du septentrion adriatique. Les collines ne furent plus qu’une
danse, une respiration de nacre dans sa main. L’onde du jour recouvrait l’aile
du papillon. Toutes les bordures de l’univers alentour s’arrêtèrent. Sa clarté
était neuve. Quitter la beauté fixe de la fenêtre. Écarter chaque rêve parce
qu’il n’était que des rêves. Écarter chaque hypothèse parce qu’elle n’était que
des hypothèses. Ce fut la demande du paysage au poème. À Elle. Et du lit
délaissé, son poème se fit orbite. Œil scopique de la fatigue des paysages.
Paysages dans leur trop-plein d’histoires. La mort saisit le paysage, à chaque
détour du temps. Elle, son voyage, bien après la fenêtre, fut discontinu. Et
son voyage se fit séjours. Devenir séjour pour, enfin, devenir poème. Lui vint
des tentations rapides. Effleurer les peaux du temps. Recueillir dans sa bouche
les cendres bleues des volcans océaniques. Diviser son corps dans les fibres
moites des neiges arctiques. Et s’y mouler. Elle savait que le poème jouait
avec le temps. Saisir tous les paysages, par cette enveloppe raccordée
d’oublis. La nuit se débat. Les paysages s’étaient, dans la ronde noire,
déboîtés de leur temps. Elle voulut, dans le refus de la nuit, les recouvrir
d’un chant de mansuétude.
Mais la ligne mélodique revenait,
Nul paysage est innocent,
V
Faire le voyage. Refaire le voyage.
Là ; dans le lieu organique des mots. Loin des terres sereines. Protéger
le voyage. Loin. Là-bas. Par-delà. Au-delà. Au plus loin. Au plus près. Les
yeux bougent. Et puis rasséréner le voyage qui s’est écarté des terres
passives. Elle savait que c’était toujours la phrase à réécrire, l’image sans
fin absente. Alors son voyage avait pris une lenteur, tendre. Alors son voyage
avait pris une patience.
[ patience des choses patience de la matière des choses patience
de la véracité des choses ]
Alors et alors seulement son
voyage peut devenir caresse.
Refaire le voyage dans les mondes froids. Dans les mondes ivres de
frontières.
Refaire le
voyage dans les nasses des paysages, pauvres. Cela avait pris du temps. Et le
voyage est celui qui prend le temps. Noire fut la vitesse du poème, en ces
temps voilés de plomb.
/ Fendre la peur du Noir Paysage /
Elle avait
quitté la fenêtre du matin. Elle avait quitté une rive puis une autre rive.
Elle avait quitté les terres puis d’autres terres. Elle avait quitté les îles
et les villes. Elle avait quitté les chambres vides. Elle avait laissé les lits
intacts. Ne pas faillir, et la brèche s’ouvre dans le mot. Elle sait qu’elle
doit déchirer le vers. Elle sait qu’elle doit diviser le vers. Le voyage est
lent, qui se souvient de l’ancienne forêt obscure. Le voyage est lent, qui se
souvient de l’antique détour vers l’île domestique. Le voyage est lent, qui se
souvient de l’impossible retour vers les collines studieuses. Vers l’horizon
insatisfait. Elle se souvient des folies et des sagesses. Elle se souvient de
la maladie. Elle se souvient du Volcan, fut-il le Vésuve atlantique fut-il le
Vésuve dans l’excuse de son image. Le voyage sait l’extase des chemins.
Outrepasse les passés. Des visages perdus. Des visages nouveaux. Hypnotisent le
vers atone. Elle reprend tous les voyages, dans son vers discontinu. Le vers
doit se faire immense, comme au matin du poète. Le vers doit se faire modeste,
/ Vers sédimenté /
/ Vers écorché-vif /
Le Temps est bref
Dit la Rumeur /
Le Temps est Minceur
Dit l’Exhorte /
—Le Vers doit se faire Fente—
VI
Pour…
Partir pour… Méridien du songe… un
voyage… Un voyage… Tant de voyages roulèrent dans sa bouche. Tant de voyages
devinrent. Là, présents. Là, disponibles. À son corps insatiable. À ses yeux
libres. Un choix. Une fuite. Une peur regardée. Une chair que l’on accepte.
Pourquoi ce voyage cerclé de l’impératif des contraintes ? La question est
une étoffe blanche. La question tremble de sa demande. Elle devient parfois
dans la nuit, un vent polaire. Elle devient parfois une bouffée d’aride. Trop
de voyages dans la tête de la méduse. Trop de voyages dans le sommeil d’Ulysse.
Trop de puissances dans le nom d’Ishmaël. Tant de voyages après la fenêtre. Si
légers dans leur brièveté de phalènes. Si serrés qu’Elle ne savait ce qu’avait
été le premier, et encore pourquoi. Pourquoi il y avait eu ce premier parmi
tous les autres premiers. Un voyage recouvrait un voyage rêvait un voyage
réécrivait un voyage
Tous les voyages furent utiles /
Tous les voyages
furent nécessaires /
Tous les voyages furent
semblables /
Les
voyages furent des noms. Là, était leur distinction.
[ il y eut le beau voyage.
Le bon voyage. Le doux voyage. Il dolce andar. The lost journey.
Celui-ci fut ]
Là, Elle croisa son nom. Ce fut passager. Ce fut un nom provisoire. Et, ce fut un nom
d’emprunt. Soit un nom. Un vif passage dans le tissu tellurique d’une ville.
Toute ville trouve dans ses rues métalliques une simplicité, une vie sans
repos. Elle reçoit la voix humaine. Un bref calme à l’orée des rumeurs, des
batailles, des envies, des jalousies. Il fallait juste se tenir dans les grains
furtifs de cette suspension, de cette retenue du courant inextricable, de la
souffrance des vents. Il fallait faire vite pour retenir l’instant. La main la
plus agile se dépouillait en rose. Retenir le plus du monde avant d’être
rejetée, loin dans sa soustraction. Le monde passe sous mon pas, qui voudrait
tout conserver tout caresser, d’une gravité timide. Ordinaire du geste. Elle se
savait être une ombre ordinaire brodée d’un nom. Le voyage n’y pouvait rien.
Rien de plus que de rassasier son illusion.
Le vers est un nuage /
Et le poème un compagnon de
hasard /
Il s’invite sans frais dans la langue
repue, lourde, dans la langue solitaire, commune, dans la langue ambitieuse, et
il la tue. Le vers est têtu, ne s’en tient pas là du monde qui l’ignore. Le
vers goûte le temps, le déguste, l’impatiente, le fige, et le délaisse pour
revoir la danse de son enfance neigeuse. Le vers est une lésion qui ronge la
ville contemporaine. Il y eut ce temps où elle put dialoguer avec le poème. Le
poème se tenait au balcon du monde et à chaque fois l’attendait. Ce fut une
époque où les sources jaillissaient d’abondance, où les forêts vivaces se
souvenaient du chant antique, noir barbare, où les lacs verts bordaient la vie
incivile, où les glaciers arrimaient les bleus faille de l’eau, où les volcans
grands ouverts se fendaient de pleins, se gorgeaient de vides, où les ports se
peuplaient de baleines noires, où les archipels berçaient de contes des mots
d’effroi, où les vagues ramenaient le temps vers l’unique rive. Ce fut une
époque courte, qui déserta son temps en une escale oubliée.
Impératif du poème,
VII
Il lui aurait fallu reconnaître
l’Âge du nuage azalée. Il lui aurait fallu reconnaître l’Orgueil du nuage
cosmique. Il lui aurait fallu priver chaque nuage de ses yeux Flocons. Le poème
tourne sa langue, et il se sait nu. Aucun mot ne suffit. Ventricule hésitant. À
chaque mot, meurt le Verbe.
À chaque mot, le mot n’est que le
mot d’Avant. Le long du poème court le désir d’Autre. Le Poème est un muscle.
Les mots travaillent. Dans les surdités d’une Archive sans tain. Le corps
d’Elle se détache. Le présent s’éteint à chaque mot, que le Verbe ne peut
retrouver. Le poème est preuve de la mort. Etre-là, est assez dit le poème —
Où, là, demande-t-elle — Dans le Fleuve blanc du monde.
Ainsi fut la peau du Verbe,
VIII
Ce furent les derniers jours de son singulier séjour.
Silencieux. En retrait. En accord. En disharmonie. En résistance. En
hospitalité. En disponibilité. En adhérence. En effacement. Plus loin encore
était le papillon dans l’ombre des soleils rencontrés. Qu’avait été ce voyage
tremblant ? Qu’avait été ce voyage si grave ? Qu’avait été ce voyage
incandescent et anodin ? La demande avait toujours filé dans l’arche
muette. « Que sait ta voix de l’infini ? Que savent tes mots de cette
coupure faite à l’ouïe des temps ? De cette offense faite à nos iris
humaines ? Labeur du temps dans le Livre toujours absent. Dans le présent
recouvert. Passage de l’aile du jasmin de ton enfance. Déni de l’infini. Verbe
élargi des générations. L’infini est donc passé, qui s’éteint sur chaque visage
que tu honores, sur chaque sexe que tu chéris … Infini qui absente les fleurs
de jasmin de ta main … Infini qui flatte la solitude du mot. Dans son
capricieux instant. Doux est ton visage, plus tendre que toutes les nuits
naissantes, plus tendre que toutes les demandes de cet infini séducteur
…
Oltre il passato
dell’infinito …
Loin de cet
infini désœuvré ou par-delà plus loin encore de ce passé calciné de l’infini …
sais-tu qui il est ? Dans les champs d’hiver. Dans les départs impatients.
Dans les gloses azurées ?
…
Oltrepassare
la lingua
…
Renverse les vents de la langue dans l’attente du chaos amoureux
… dans l’attente de son revers amoureux … sais-tu que l’infini ignore la
circonférence de tes désirs ? Dans les fécondes des jasmins d’ombre … Dans
les alertes des jasmins anciens … Renverse ta main et regarde les infinis
humains … vagues d’ironies des mers noires migrantes … Renverse ton souffle et
regarde les infinis des blanches terres hostiles … Te souviens-tu des
néants ? »
Elle écoutait parfois les infinis. Elle les avait regardés. Elle s’en
était approchée, par nécessité, par tradition, par curiosité. La route n’était
pas difficile. Elle les avait abordés. Elle s’y était ennuyée. Là, en leurs
seuils similaires et, un matin, Elle les avait quittés,
Elle regardait
parfois encore les néants qui dormaient dans ses mots. Ils avaient été
pratiques. Ils gonflaient le Verbe. Elle regardait ces infinis sans nombre …
L’infini compte les morts par habitude dans l’ignorance des vivants … Si tendre
est ton visage, qui conjure la satiété du monde qui veut te désigner en son creux
avenir. Encore tendre est ton visage, qui retient dans ses rides venues le suc
rassurant des lèvres du jasmin aimé. Tout infini est inutile qui ignore cela.
Oublie l’infini facile. Il n’est que torpeur du cœur et déception du poème,
IX
Elle sut comment le temps se perdait, et
quelle en était l’image,
C’était ainsi.
L’image de la perte du temps car elle
apprit que le temps avait une image. Et nous l’avions en partage.
—
communauté des
indistincts —
Et nous nous
compromettions à la moindre apparition pour négocier à nos vies une décence du
temps,
Et nous renchérissions à nos
vies pour une prévenance du temps. Mais le temps n’avait pas de regard. Ou
l’avait perdu. Le monde avait épuisé le temps qui sans butée perdait son
immobilité. Le temps est une orgie qui l’aveuglait. Le temps est un lieu sans
abri — Elle disait, alors : où voir le temps ? Elle était devenue
l’aveugle du temps. De ces temps-là, qui ne commettaient aucune erreur, à la
commissure du monde.
Le temps se perd à
lui-même,
Et nous avions beau
courir, ralentir, spéculer, nous reprendre, contempler,
nous hâter, nous reposer, nous
discipliner, nous distraire, nous indifférer, nous gorger,
Nous ne parvenions pas à le tordre, à le retrouver, à le revoir,
Nous étions toujours après sa
respiration, gaver de cette perte. Nous trébuchions sur cette langue du temps
qui s’effilait qui se déchirait qui s’absentait à chacune de nos certitudes.
—Nous sommes les naïfs faussaires d’un
temps intempérant—
—Nous sommes de
dociles stratèges d’un temps pèlerin— Nous refaisons sans repos l’image, et
nous nous garantissons notre meilleure part de ce
temps toujours usagé,
toujours endetté. Le temps pouvait-il disparaître de nos corps, de nos yeux, de
nos mains, de nos peaux, de nos organes
—Physique de nos vies—
[ sur la table une
pomme repose ]
Assoupir le temps ?
Assoupir l’image du temps ?
[ dans le jardin
le jasmin se blanchit ]
Le temps fait son rapport.
Elle avait toujours cru que les mots étaient importants. Souplesse de la durée.
Éclatement du poème. Ils n’en sont
que les gammes
ornementales.
[ sur la rive le
galet se mincit ]
Le temps est un
corps intérieur. Un corps tardif, entre tous. Qui attend notre fidélité. Le temps
fait ce qu’il peut. Échapper à sa
propre banalité.
[ sur la fenêtre
la mouche s’égare ], et le poème tente à l’arrêt
d’être semblable au temps perdu.
*
Un jour
du voyage. Francfort, sur le fleuve Main, un automne, si
pressant, si délicatement doux. Les murs avaient un goût de miel
roux. Le fleuve se soulevait sans peine de sa monotonie. Dans le prélude. Elle,
est face à un musée. De l’autrefois. Du très loin. Des restes. De l’enfoui. De
l’asservissement. De l’exploitation. De la colonisation.
Du meurtre. Des ossements. Des rites. Des figures. Des conservations. Des
mémoires rasées.
Des mémoires obstinées. Des résistances. Des vitrines. De l’obscur. Des
pointes. Des défenses. Des flèches. Des stylets. Des têtes. Des récits. De la
parole. Des langues tuées. Des tessons.
Des fourreaux. Des fibules. Des crânes. Des inventaires. Des parures. Des
chants. Des armes.
Là, elle est sûre, elle verrait l’image du temps —
et en conserverait la dette,
dans l’image d’une
encyclopédie commune
X
Hors des neiges impatientes
Blanc. Excès. Blanc d’excès. Excès de blanc.
Il n’y aurait qu’un trop, à défaire.
Le paysage est de la
couleur du vide. Souverain prisonnier. Son visage s’est tu dans la Glace, qui
le regarde,
Mon Œil demeure, dans la lame de
Neige.
—Elle voulait comprendre ce qu’était un
temps impatient. Elle voulait comprendre ce qu’était un temps tardif—
Un temps qui tarde,
Un temps qui s’impatiente,
Un temps qui attend,
Le Verbe est
venue exacte de l’Œil, dans le savoir d’une défaillante. Elle voulait être
—l’hôte— de cette barque —fragile,
XI
[ Elle traversa un pays familier. Les lumières s’y étaient
adoucies. Plus fades, d’une couleur molle, qui rendait le paysage humble. Les
choses étaient là et absentes à elles-mêmes. Elle entendit un son dur, sec,
enroulé de perplexité. C’était la nuit après minuit, dans ce pays qu’elle
connut, et des sons qui apparurent par degré, des sons dont son oreille
percevait la naissance puis la mort par une séparation nette dans l’air
nocturne. Ce furent des sons d’où toute familiarité avait disparu, et qui
s’inventèrent une terrible écoute, formant un temps radical, un paysage saccadé
qu’elle peinait à regarder, en face, un paysage qui se contractait sur le temps
présent, ricochant vers une mémoire vaincue ]
Revint le Verbe lancinant. Le Verbe n’est que verbe sans suite. Le corps
du mot n’est que ce corps que mon corps accueille, étonné. Elle avait besoin de
ce mot. Dans ce pays qui lui devenait nouveau, elle voulait ce mot et lui ôter
toute volupté rhétorique.
[ Une ville avait perdu son paysage. Une poète avait été
proscrite du poème. Exilée du poème, son souffle se raréfia. Elle vécut dans
cette ville sans paysage. Elle vécut dans l’étrange matière caméléon de la
ville. Perdre son paysage est-ce perdre son histoire ? Est-ce perdre la
langue ? La langue d’un futur ? Y eut-il un temps de trop, un temps
soudain trop long, un trop d’histoire qui étouffa le paysage ? Le paysage
se perdait sous un battement frénétique. Le paysage se cacha sous une irisation
de larmes éteintes. Le paysage était un vide gris sur lequel les mots
glissaient sans retour. Son souffle fut pris de nausée. Les mots se nouèrent.
Les mots du poète s’engourdir. Elle fit le compte des illusions harmoniques. Se
contenter. D’être dans un mot, dont elle seule connaissait l’écriture.
Et. Attendre le paysage et revoir le temps.
Et le
monde tombe. Dans sa bouche d’attente ]
XII
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