Roni Horn - Portraits of doubles - Distance words -
Roni Horn, «When you see your reflection in water
do you recognize the water in you», 2010. Blue and black gouache on paper, 49.5 x 66 cm. Photo: Thomas Mueller.
© Roni Horn. Courtesy the artist and Hauser and Wirth.
Roni Horn au De Pont Museum, Tilburg (Pays-Bas) - 23 janvier - 29 mai 2016.
Water Field or Sculpture Field... a remembrance of Pair Field
in the same place in 1994.
With Edgar Allan Poe, V. S. Naipaul, M. F. K. Fisher, Anton Tourgueniev,
Cormac McCarthy, Jean Rhys, Harry Kessler... © mm.
do you recognize the water in you», 2010. Blue and black gouache on paper, 49.5 x 66 cm. Photo: Thomas Mueller.
© Roni Horn. Courtesy the artist and Hauser and Wirth.
Roni Horn au De Pont Museum, Tilburg (Pays-Bas) - 23 janvier - 29 mai 2016.
Water Field or Sculpture Field... a remembrance of Pair Field
in the same place in 1994.
With Edgar Allan Poe, V. S. Naipaul, M. F. K. Fisher, Anton Tourgueniev,
Cormac McCarthy, Jean Rhys, Harry Kessler... © mm.
Pendant l’été 2015, l’artiste américaine Roni Horn (née en 1955 à New York, qui y vit
et y travaille) a présenté l’une de ses toutes dernières séries
« dessinées » : Hack Wit
(2013-2014) (1). Ce fut à la galerie Hauser & Wirth (Roni Horn : Butterfly Doubt), et ce fut également à Arles, à
la Fondation Van Gogh (Roni Horn :
Butterfly to Oblivion), sous le commissariat de sa directrice artistique,
Bice Curiger. Les Hack Wit sont des aquarelles
travaillées, dans leur grande majorité, à l’encre de plume, gomme arabique et
ruban adhésif, de petit format, en regard, par exemple, des Pigment Drawings (« dessins au
pigment ») que Roni Horn produit à partir du milieu des années 1980, dans
le temps long de la manipulation des pigments et des feuilles, et de leur
transformation, dans la fabrique minutieuse, répétitive de la coupe, de la
découpe, de la recoupe, et des patients réagencements des matériaux
constitutifs du dessin. Pigment Drawings
et Hack Wit participent d’une même
économie du dessin, ces derniers formant néanmoins des « espèces » de
courts poèmes visuels, où les mots se détachent par la couleur qui les portent,
les différencient ; mots qui sont quasi tactiles, en constante distorsion,
en fragile déséquilibre dû aux coupes croisées, parallèles du papier aquarelle
qui les traversent, comme fendus en miettes dans leur forme manuscrite et leur
sens grammatical par le jeu d’opérations syntaxiques et plastiques que Horn
leur fait subir. Ce sont des mots expressifs, traits d’esprit qui ironisent le
dessin, l’inquiètent, le subvertissent, le blessent, le mettent en doute, dans
une jouissance et réjouissance verbales défiant l’œil sensible et l’intellect perceptif
du spectateur-trice/lecteur-trice. Quelques exemples de ces compositions
d’expressions qui, au terme d’un processus complexe et ludique de permutation
et de réassemblage effectué par l’artiste, ouvrent sur une phrase qui pourrait
relever de l’aphorisme, de l’haïku trituré par la plasticité mouvante et la
découpe césure des matières, du simple plaisir – discontinu et répété – du
texte : “consign/the/rainbow/to chasing/oblivion” (Hack Wit- rainbow oblivion, 2014), ou “chasing/blue/out of
the/rainbow” (Hack Wit- chasing blue out,
2014), ou encore “Broken on/the wheel/consign/a butterfly/to oblivion” (Hack Wit- butterfly oblivion, 2015). Ces
Hack Wit sont dessin et écriture, et font image poétique au
cœur d’une relation double et fusionnelle unie par le trait. L’expression
anglaise, forgée par Roni Horn, de « hack
wit » – qui nargue toute traduction – pourrait être le lieu de
rencontre entre le plastique et le langage. Là, où toute liaison s’est éclipsée
(rappelons que la plupart des titres des Pigment
Drawings sont des prépositions ou des adverbes : else, if, such, then, through, too, next,
enough, so, that, just), pour en faire un par le deux, et
se dédoubler. Ainsi, « hack »
ou « entaille » ; « wit » ou « trait d’esprit » : l’entaille
du dessin venant « rencontrer », dédoubler, donc, dans une forme de
redondance plastique, le sens débridé du poème verbal, du mot saillant. Ou un
mot (« hack ») pour le
geste physique et la matérialité plastique ; un mot (« wit ») pour une forme de l’entendement et une forme
littéraire (on pense inévitablement au « witz »
allemand romantique théorisé par Friedrich Schlegel) se (re)composant en image
verbale et image dessinée sur papier aquarelle. Ainsi, « hack » serait le double plastique de « wit » et/ou « wit » serait le double
poétique de « hack ». Et,
dans cette forme du double, nous retrouvons cette figure récurrente, ce motif
décisif, de la paire chez Roni Horn. Cette forme de la connaissance de soi.
Des mots
qui sont ceux de Roni Horn – même si planent les échos littéraires d’un Ralph
Waldo Emerson (1803-1882), par exemple –, une écriture hornienne (2) qui
n’oublie pas celle de la poète Emily Dickinson (1830-1886) qui à l’ironie, à la
causticité, aux jeux de mots associait une ponctuation singulière de tirets, de
petites croix, de points, rythmant le poème autant syntaxiquement que
visuellement. Des mots donc qui sont ceux de Roni Horn, là où l’artiste
n’utilise plus directement ou ne collabore plus avec ceux des autres, ces
« doubles » littéraires qui se rencontrent dès les débuts de son
œuvre en 1976-1977, alors qu’elle achève son Master of Art, à Yale University,
et qui ne cesseront de la nourrir : Paul Valéry, David Henry Thoreau,
James Fenimore Cooper, Rilke, André Gide, Henry Fielding, William Morris
(traducteur de sagas islandaises à la fin du xixe
siècle), Jules Verne, Simone Weil, William Blake, Franz Kafka, Wallace
Stevens, Emily Dickinson (bien sûr), Flannery O’Connor, Clarice Lispector,
Edgar Allan Poe, Joseph Conrad, William Faulkner, Eudora Welty, Charles
Dickens, Edith Wharton, Gabriel Garcia Marquez, Fernando Pessoa, Shirley
Jackson, Anne Carson, Cormac McCarthy, Tourgueniev… La liste semble inépuisable
de ces figures et présences littéraires, qui fondent le travail de Horn, entrent
en dialogue, engageant à la fois la forme de l’œuvre plastique, sa possible
métaphore, et l’expérience d’une lecture nouvelle, en volume, dans la
configuration d’un espace d’exposition. La part du langage, la part du
littéraire anticipe chez Horn la part du plastique (dessin, sculpture,
photographie). Pour constituer l’unité double de l’œuvre, dans l’expérience sensorielle
que l’on peut en faire et qu’elle communique, dans la perception qu’elle
induit.
Les Dickinson works : les formes d’une
empathie littérale
Emily Dickinson : figure poétique
centrale pour Roni Horn. Figure de l’empathie, également. Lors d’un entretien
récent avec la critique d’art et curatrice américaine Julie Ault, publié en
2014, l’artiste réaffirmait : « La
poésie de Dickinson incarne ce domaine de l’expérience qui fut une clé pour me
comprendre moi-même et comprendre mon travail. » (3) Dickinson, cette
poète américaine née en 1830, dans la petite ville d’Amherst en Nouvelle
Angleterre puritaine, auteure d’environ 1 800 poèmes, dont seuls quelques-uns
furent publiés de son vivant. Dickinson renonçant à la publication éditoriale,
recueillant ses poèmes manuscrits dans des fascicules cousus ou disséminés dans
sa correspondance, vivant recluse dans sa chambre, limitant ses déplacements à
quelques courts voyages à Boston, Philadelphie ou Washington, limitant enfin sa
vie sociale à la maisonnée familiale. Sa participation au monde extérieur est
entretenue par cette correspondance, abondante et constante, qui la relie à
l’affect de l’amitié, de l’amour (passionné) pour les amies, à la société
nord-américaine des lettres ou du journalisme. La critique féministe
anglo-saxonne (4), qui s’épanouit au début au début des années 1990,
réinterrogeant à la fois la poésie dickinsonienne et
cette image normative et genrée de la « recluse », replace cette
solitude volontaire, choisie, dans une nécessité de la création poétique, et la
condition cardinale de sa liberté. Roni Horn, qui, sans doute,
« neutralise » Dickinson, la lit complètement lors de l’un de ses
premiers voyages solitaires en Islande, à la fin des années 1970. Cette
« île », « assez grande
pour se perdre. Assez petite pour se trouver » (5), devient pour Horn
le lieu de l’expérience : de soi et des choses, de la solitude – il y a là
des solitudes américaines chez la poète du xixe
siècle et chez l’artiste contemporaine, qui s’ancrent dans la tradition
émersonienne et celle du Walden
(1854) de Thoreau. Une expérience immédiate et sensorielle des paysages et des
formes, de leur genèse et de leur mutabilité – « (…) Je viens ici pour me situer dans le monde. L’Islande est un
verbe et son action est de centrer » (6), écrit encore Roni Horn. Figure
d’identification, Dickinson fait partie de cette quête d’un centre, et la
lecture qu’en fait Horn est une immersion intellectuelle et physique dans le
tout poétique, et une intimité à deux. Dans un texte publié en 1996, Among Essential Furnishings, dans le
catalogue Earths Grow Thick, au
Wexner Center of Arts (Ohio), l’artiste décrit cette expérience : « (…) Quelques années plus tard, je
décidai d’emporter avec moi en Islande un volume des poésies d’Emily Dickinson,
les œuvres complètes. Ce fut le seul livre que je pris. Je ne voulais pas
d’autres possibilités. Je passais mes soirées dans des hôtels, dans des
chambres différentes, des lieux isolés, désertiques, plus ou moins
pittoresques, et sans aucun point de repère. J’étais seule. Il y avait moi et
Dickinson. » (7) De cette lecture immersive, naissent ce que l’artiste
nomme elle-même ses « Dickinson
works ».
Au début
des années 1990, Roni Horn produit ainsi quatre ensembles sculpturaux, à partir d’une quarantaine de poèmes et de phrases extraites
de la correspondance de la poète, enclos dans une enveloppe formelle
minimaliste faite de deux matériaux, l’aluminium et un plastique dur : How Dickinson Stayed Home
(1992-1993) ; When Dickinson Shut
Her Eyes (1993) ; Untitled (Gun)
(1994), et Keys and Cues (1994-1996).
La série plus tardive des White Dickinson
(2006-2007/2008-2009), dans des matériaux similaires, sera exclusivement
composée de fragments des lettres. À l’exception de l’installation How Dickinson Stayed Home – composée de
25 éléments cubiques en aluminium et plastique bleu, chacun d’entre eux portant
inclus une lettre typographique, disposés au sol, et formant une phrase de
Dickinson définissant sa poétique : MY BUSINESS IS CIRCUMFERENCE –, les
autres séries sont faites de barres d’aluminium, d’un gris soyeux et sensuel,
de longueur variable, et appuyées contre les murs d’exposition, incrustées
toujours de lettres typographiques en plastique solide. Noires pour les When Dickinson Shut Her Eyes et les Keys and Cues ; blanches pour les White Dickinson. Roni Horn donne à lire
et à voir Dickinson, donne à lire et à voir les mots dickinsoniens mis en
capitales dans la sculpture (et c’est dans ce détachement et présence autonome des
mots et de la lettre que l’on rejoint aussi les Hack Wit d’aujourd’hui), le vers (ainsi les Keys and Cues sont-ils le premier vers d’un des poèmes toujours
sans titre de la poète, et qui, dans les publications posthumes des poésies
complètes, servent d’indexation et de repères dans la masse poétique), et le
poème (les When Dickinson Shut Her Eyes
sont constitués de poèmes entiers). Le geste d’inclusion qui caractérise la
forme de ces sculptures de quoi pourrait-il être le nom ? Hospitalité, accueil,
alliance, ou tout au contraire saisie, appropriation, enfermement, réclusion du
poétique dans la forme plastique ? Car il s’agit bien de « voir »
comment Roni Horn, plasticienne, fait venir Dickinson dans son espace formel
(celui de la sculpture, celui de la salle d’exposition) ; comment elle –
Horn – la place elle – Dickinson – dans sa matière, dans son dessin.
Mais, en même temps, il s’agit aussi de voir comment la lyrique de Dickinson,
sa syntaxe, sa force métaphorique, le sens visible et caché des poèmes
induisent les choix de Roni Horn. Cette dernière voulant, pour le
spectateur-trice/lecteur-trice, un accès immédiat et sensible à l’expérience
dickinsonienne, à l’expérience qu’est la lecture du poème dickinsonien. In fine, Horn donne à voir
« le » poème dans sa littéralité – une sorte de mimésis abstraite –, dans sa présence simple et matérielle, et
dans sa figure poétique comme objet quotidien dans le monde. Les expériences
dickinsonienne et hornienne se rejoignent ainsi, dans une perception à la fois
empirique et sensuelle du monde. Elles partagent l’idée d’une connaissance
empirique par la sensation et l’expérience, laquelle expérience est aussi celle
de l’intellect. Roni Horn forme une paire avec Dickinson, elles se constituent
en double littéraire et plastique, l’artiste plaçant le/la visiteur-se à l’un
des points de la géométrie intime de sa relation empathique et de sa « collaboration posthume »
(8) avec la poète.
La littérature comme flux de sens chez Roni
Horn
Horn établit une relation sous des formes plastiques similaires avec l’écrivaine américaine Flannery O’Connor (1925-1964), dans la série sculpturale Her Eyes (1999-2005). En 2004, elle présente Rings of Lispector (Agua Viva) – installation de mots et de phrases sur un sol kaki de caoutchouc et ensemble de dix-sept sérigraphies –, recomposition plastique du livre de l’auteure brésilienne Clarice Lispector (1920-1977), Agua Viva (1973). Hélène Cixous – autre « collaboratrice » de Horn, pour de superbes portraits photographiques de l’écrivaine de Hyperrêve – pointait cette « fusion » de l’artiste avec le texte littéraire : « (…) Elle [Roni Horn] est dans l’eau lispectorienne comme chez elle. Elle a l’impression, en “lisant” Clarice Lispector que le je qui parle est parfois Roni Horn. » (9) L’eau, au centre d’un motif partagé, et de nouveau dédoublé.
L’eau hornienne, liquide et matière, androgyne et miroir d’opaque, qui fait cause commune poétique avec une infinité d’écrivains. Il suffit de rapidement citer les écrivains avec lesquels Roni Horn fait dialogue dans le texte qui vient en bas d’images de la série de lithographies Still Water, The River Thames, for Example (1999-2000) : le Charles Dickens de L’Ami commun, le Joseph Conrad d’Au cœur des ténèbres, le William Faulkner des Palmiers sauvages, le James Joyce d’Ulysse, ou l’Edgar Allan Poe de La vérité sur le cas de M. Valdemar. Dans cette longue médiation sur l’eau, sa matérialité, ses morphologies, ses récits, ses identités, Horn cite, renvoie, interroge le littéraire : du réalisme sombre d’un Dickens à la noirceur métaphysique d’un Conrad. Edgar Poe, avec sa poétique du double, sa réflexion sur l’esprit et la matière, est un auteur important pour Roni Horn. Il est présent également dans les énormes sculptures en verre moulé, circulaires, d’une transparence opaque inquiétante, que l’artiste produit depuis les années 2000, et dont on peut voir actuellement dans l’exposition Roni Horn, au De Pont Museum (10), à Tilburg, aux Pays-Bas, un remarquable ensemble de dix « pièces » récentes, déployé tel un champ de sculptures. Ces dernières sont de couleur variante, d’une simplicité géométrique. Elles sont là, plastiquement, littéralement. Pure expérience du regard et du corps. Pure perception. Un titre accompagne ces sculptures. Un banal Untitled, prolongé par une phrase, plus ou moins longue, entre parenthèses. Ainsi : Untitled (“I deeply perceive that the infinity of matter is no dream”). L’extrait provient d’une nouvelle de Poe, Puissance de la parole : « Je perçois clairement que l’infini de la matière n’est pas un rêve. » (11). Et ainsi, pour les neuf autres pièces. Sont convoqués Tourgueniev (Pères et Fils), Jean Rhys (Wide Sargasso Sea), V. S. Naipaul, Cormac McCarthy (Méridien de sang)… Pour d’autres sculptures, ce furent Pessoa et le Livre de l’intranquillité, Proust et La Recherche, Edith Warthon et Le Temps de l’innocence, Gabriel Garcia Marquez et L’Amour au temps du choléra, Clarice Lispector et Le Bâtisseur de ruines… Ces titres sont plus que des citations, paratexte dans l’espace plastique. Ils sont porteurs d’une bibliothèque hornienne de l’inquiétude, de la cruauté, de la mort, de la frayeur, de la violence, de la sensualité, et viennent engager sinon un récit, un sens métaphorique, dénié à la forme plastique minimaliste. Et viennent la mettre en crise. Le littéraire double la sculpture, et Roni Horn réinterroge la représentation et la mimésis, là même où elles avaient été évacuées du champ de l’art conceptuel et minimaliste. Voire permettant de reprendre en termes contemporains la question renaissante du Ut pictura poesis (12), formulé par Horace et repris par les humanistes, affirmant la primauté du langage et du littéraire sur le plastique et le visuel. Mais, toujours, avec cette subtile nuance chez Roni Horn, qu’il y va d’une question de double pour faire unité muable.
Horn établit une relation sous des formes plastiques similaires avec l’écrivaine américaine Flannery O’Connor (1925-1964), dans la série sculpturale Her Eyes (1999-2005). En 2004, elle présente Rings of Lispector (Agua Viva) – installation de mots et de phrases sur un sol kaki de caoutchouc et ensemble de dix-sept sérigraphies –, recomposition plastique du livre de l’auteure brésilienne Clarice Lispector (1920-1977), Agua Viva (1973). Hélène Cixous – autre « collaboratrice » de Horn, pour de superbes portraits photographiques de l’écrivaine de Hyperrêve – pointait cette « fusion » de l’artiste avec le texte littéraire : « (…) Elle [Roni Horn] est dans l’eau lispectorienne comme chez elle. Elle a l’impression, en “lisant” Clarice Lispector que le je qui parle est parfois Roni Horn. » (9) L’eau, au centre d’un motif partagé, et de nouveau dédoublé.
L’eau hornienne, liquide et matière, androgyne et miroir d’opaque, qui fait cause commune poétique avec une infinité d’écrivains. Il suffit de rapidement citer les écrivains avec lesquels Roni Horn fait dialogue dans le texte qui vient en bas d’images de la série de lithographies Still Water, The River Thames, for Example (1999-2000) : le Charles Dickens de L’Ami commun, le Joseph Conrad d’Au cœur des ténèbres, le William Faulkner des Palmiers sauvages, le James Joyce d’Ulysse, ou l’Edgar Allan Poe de La vérité sur le cas de M. Valdemar. Dans cette longue médiation sur l’eau, sa matérialité, ses morphologies, ses récits, ses identités, Horn cite, renvoie, interroge le littéraire : du réalisme sombre d’un Dickens à la noirceur métaphysique d’un Conrad. Edgar Poe, avec sa poétique du double, sa réflexion sur l’esprit et la matière, est un auteur important pour Roni Horn. Il est présent également dans les énormes sculptures en verre moulé, circulaires, d’une transparence opaque inquiétante, que l’artiste produit depuis les années 2000, et dont on peut voir actuellement dans l’exposition Roni Horn, au De Pont Museum (10), à Tilburg, aux Pays-Bas, un remarquable ensemble de dix « pièces » récentes, déployé tel un champ de sculptures. Ces dernières sont de couleur variante, d’une simplicité géométrique. Elles sont là, plastiquement, littéralement. Pure expérience du regard et du corps. Pure perception. Un titre accompagne ces sculptures. Un banal Untitled, prolongé par une phrase, plus ou moins longue, entre parenthèses. Ainsi : Untitled (“I deeply perceive that the infinity of matter is no dream”). L’extrait provient d’une nouvelle de Poe, Puissance de la parole : « Je perçois clairement que l’infini de la matière n’est pas un rêve. » (11). Et ainsi, pour les neuf autres pièces. Sont convoqués Tourgueniev (Pères et Fils), Jean Rhys (Wide Sargasso Sea), V. S. Naipaul, Cormac McCarthy (Méridien de sang)… Pour d’autres sculptures, ce furent Pessoa et le Livre de l’intranquillité, Proust et La Recherche, Edith Warthon et Le Temps de l’innocence, Gabriel Garcia Marquez et L’Amour au temps du choléra, Clarice Lispector et Le Bâtisseur de ruines… Ces titres sont plus que des citations, paratexte dans l’espace plastique. Ils sont porteurs d’une bibliothèque hornienne de l’inquiétude, de la cruauté, de la mort, de la frayeur, de la violence, de la sensualité, et viennent engager sinon un récit, un sens métaphorique, dénié à la forme plastique minimaliste. Et viennent la mettre en crise. Le littéraire double la sculpture, et Roni Horn réinterroge la représentation et la mimésis, là même où elles avaient été évacuées du champ de l’art conceptuel et minimaliste. Voire permettant de reprendre en termes contemporains la question renaissante du Ut pictura poesis (12), formulé par Horace et repris par les humanistes, affirmant la primauté du langage et du littéraire sur le plastique et le visuel. Mais, toujours, avec cette subtile nuance chez Roni Horn, qu’il y va d’une question de double pour faire unité muable.
Vue de l’installation, exposition Roni Horn, De Pont Museum, 2016.
Courtesy the artist and Hauser & Wirth.
Courtesy the artist and Hauser & Wirth.
(1)
Roni Horn, Hack
wit, Steidl Publishers, Göttingen (Germany), 2015.
(2)
Roni Horn, To
Place, IV, Pooling Waters, vol.
2, Verlag der Buchhandlung Walther König, Köln (Germany), 1994.
(3)
Roni Horn, Everything
was sleeping as if the universe were a mistake, fundaciò Joan Mirò,
Barcelona (Spain), 2014, p. 115.
(4)
Paula Benett, Emily
Dickinson : Woman Poet, Iowa City, University of Iowa Press, 1990 / Sharon
Cameron, Lyric Time : Dickinson and
the Limits of Genre, Baltimore, The John Hopkins University Press, 1979 /
Martha Nell Smith, Rowing in Eden :
Rereading Emily Dickinson, Austin : University of Texas Press, 1992.
(5)
Roni Horn, “Island and Labyrinth”, in Pooling Waters, ibidem.
(6)
Roni Horn, op.
cit.
(7)
Roni Horn, “Among Essential Furnishings”, in Earths Grow Thicks, The Ohio State
University, 1996, p. 77.
(8)
Roni Horn, Everything
was sleeping as if the universe were a mistake, ibidem, p. 115.
(9)
Roni Horn, Rings
of Lispector (Agua Viva) – With a text by Hélène Cixous, Hauser and Wirth
Steidl, Göttingen (Germany), 2005.
(10)
Exposition Roni
Horn, De Pont Museum, Tilburg (Pays-Bas). Jusqu’au 29 mai 2016.
(11)
Edgar Allan Poe, Puissance de la parole, in Nouvelles Histoires extraordinaires,
trad. Charles Baudelaire, Le Livre de Poche, Paris, 1972, p. 209.
(12)
Rensselaer W. Lee, Ut Pictura Poesis : Humanisme & théorie de la peinture. xve-xviiie siècles, Éditions Macula, Paris, 1998.
Illustrations:
Roni
Horn,
When Dickinson Shut her Eyes: no. 562 (Conjecturing a climate), 1993
8 elements, solid cast black plastic
and aluminium
variable lenghts (102,87 to 139,7
cm) x5,08x5,08 cm
Ed. of 3
Collezione Olgiati, Lugano
Courtesy Galleria Raffaella Cortese, Milano.Hack Wit- Chasing blue, 2014. Watercolour, graphite, gum arabic on watercolour paper, cellophane tape, 61.6 x 43.8 cm Photo: Genevieve Hanson. © Roni Horn. Courtesy the artist and Hauser & Wirth.
La version définitive de ce texte paraîtra en septembre 2016 sur le site AWARE - Archive of Women Artists, Research and Exhibitions - AWARE
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