Notice, écrire pour la collection du Frac Lorraine (Metz, 2014-2015)



—Notice pour le Fonds régional d’art contemporain de Lorraine, à Metz. Ou le désir de l'essai, court, à partir d’une œuvre. Quelques longues et studieuses heures des années 2014 et 2015 furent dédiées à l’écriture de notices d’œuvres. Un exercice particulier et ambivalent, sur le fil d’un rasoir qui oscille entre l’exigence d’une description neutre, technicienne, d’une œuvre, et des tentatives de sens, d’inscription, nécessairement partielle, dans une histoire encore à produire des arts contemporains. Sans doute s’agit-il davantage d’y voir l’actuel de formes. Ce fut une commande du Fonds régional d’art contemporain de Lorraine, alors dirigé par Béatrice Josse. Par contrat, il fut établi une liste de vingt-deux œuvres entrées dans la collection entre 2011 et 2013. Ce travail fut interrompu, brusquement, en août 2015, et resta donc inachevé. Tout pourrait se réduire à cet inachèvement d’un contrat dit d’auteur, inachèvement d’un simple travail de rédaction. Mais, parfois, vient l’envie de terminer, d’achever le travail, de donner ou de mettre un terme à ce qui plus qu’une commande occasionnelle m’était apparu, au fil des recherches, une forme, une promesse d’écriture, et une ébauche—ou une continuité fort modeste par rapport au livre publié par le Frac Lorraine en 2007 Visible/Invisible–d’un portrait distinctif et pluriel, engagé et, par certains aspects, sachant encore décliner les adjectifs «subversif», «intempestif», d’une collection. Ce portrait est apparu dans une cohérence délimitant une des «formes esthétiques contemporaines».  La contrainte était un nombre maximal de 3 000 signes. Nous ne publierons pas ici les notices telles qu’aujourd’hui elles sont —en partie— mises en ligne sur le site du Frac Lorraine. Elles appartiennent à cette institution publique. Nous reprendrons ces notices dans un état d’écriture qui précéda la validation institutionnelle. Ce moment où l’écriture n’a pas encore été sanctionnée, ou n’a pas encore été éprouvée par la nécessité du lecteur – cette belle contrainte –, ou de la communication – ce vol de la pensée –, lorsqu’elle n’est pas encore instrument ou outil au service de..., lorsqu’elle se sait pouvoir encore s’égarer, se perdre dans des digressions superflues mais indispensables, ce moment où l’écriture cherche à trouver des mots pour l’œuvre et à faire récit, essai, ce moment, libre et périlleux, où l’écriture sait qu’elle n’appartient à personne. Dans certains cas, nous avons repris l’écriture de la notice, et, surtout, nous avons achevé la rédaction des notices qui furent mises à l’arrêt. Une façon de clore un contrat. De le restituer à la fin qui lui était assignée. L’écriture peut être un fragment, se délecter de l’inachevé. Elle peut aussi se vouloir continuité, flux, creusement, lente et patiente résistance à ce que le réel a décidé de laisser dans le néant, dans l’inexistence, dans le suspens, dans les limbes de choix inexpliqués et silencieux. Il s’agissait de mettre fin, de mettre une fin à ce qui avait pris les allures rassurantes d’un récit, court, composé de vingt-deux entrées dans cette collection qui s’est affirmée elle-même particulière, épuisant d’acquisition en acquisition un certain nombre de motifs, adhérant ainsi à sa propre contemporanéité; vingt-deux entrées parmi tant d’autres, qui pouvaient tracer l’histoire, non pas tant d’œuvres, mais de cet objet a posteriori de l’œuvre qu’est la collection.

I Dominique Ghesquière, Écume, 2013-2013.
Frac Lorraine Dominique Ghesquière

écume, 2013,
Peinture Collection Frac Lorraine -
Exposition Rumeurs du Météore, Frac Lorraine, 17 octobre 2014 - 11 janvier 2015.
Photographie Aurélien Mole.

Dominique Ghesquière, écume, exposition Terre de profondeur,
centre international d’art et du paysage de l’île de Vassivière,
20 janvier - 31 mars 2013. © mm.

« L’écume était devenue livide, et laissait çà et là sur la plage brumeuse une blanche lueur de perle» Virginia Woolf, Les Vagues, 1931. —traduction par Marguerite Yourcenar.

Il y a chez Dominique Ghesquière, dans ce moment avant le geste artistique que sont ses dispositifs plastiques, ses sculptures objets minimales, ses discrètes peintures murales aux formes d’empreintes, de voiles ou de traces, l’expérience simple, commune, solitaire et partagée du monde, des éléments naturels, des objets ordinaires de notre quotidien. Une expérience que l’artiste vit dans une immédiateté patiente du sensible affleurant, nourrie d’une observation précise et lente. Une observation qui déshabille le réel dans un acte contemplatif étendu à l’unicité feuilletée du questionnement constant du comment; une observation qui, dans son temps long, débusque les apparences convenues, sinon trompeuses, du tout illusoire, qui s'en saisit pour le découdre en fragments, en éléments, en particules détachées, pour le défaire jusqu'au toucher d’une essence des choses et des formes, des matières et des surfaces. «(...) Je cherche juste à me glisser dans le paysage. Je cherche simplement la précision et le nécessaire, alors je suis souvent amenée à supprimer, à élaguer. Pour moi, c’est très important de rester dans le quotidien. Je me sers toujours d’objets qui sont le plus générique possible, des objets moyens, que tout le monde connaît. C’est ce qui me permet d’atteindre un certain degré d'abstraction.» (1) Les œuvres de Dominique Ghesquière ont ainsi la simplicité radicale de leur titre réduit à la nomination de la chose, de l’élément naturel ou de l’objet — rideau (2000), tapis (2001), assiettes (2002), échafaudage (2003), escabeau (2008), ou encore respiration (2012), ligne d’eau (2012), tension (2012) jusqu'à écume (2013), feuilles (2014), nuage (2014), mue (2014), etc. — Il arrive que ce titre substantif soit associé à un qualificatif plus descriptif d’un état, d’un usage, d’une usure, d’une métamorphose — pneus lisses (2001), pluie permanente (2003) ou ombres électriques (2011), pierres roulées (2014). Ce nommé recouvre-t-il la chose? Est-il «en une conformité fidèle, à ce que nous montrent les choses elles-mêmes», interroge Martin Heidegger dans Qu’est-ce qu’une chose? (2) L’artiste trompe cette «conformité», en déjoue l’usage et la fonction par l’utilisation de matériaux non adéquats, fragiles, usés, par l’absence d'éléments habituels. Ainsi tapis est une pièce de brins de laine posés les uns à côté des autres sans trame, escabeau est fait en biscuit de faïence, pluie permanente est formée de gouttes de verre immobilisées sur une vitre... Ces sculptures objets sont des doutes, fonctionnent selon la phrase répétée par le personnage de Herman Melville, Bartleby: ils préfèrent ne pas... jouer leur rôle, assumer leur fonction... et ainsi sont-ils en tant qu’œuvre.
C'est par une image plastique mise en torsion avec l’attendu du réel, tendue entre le semblable mimétique et son déplacement, son détournement, que Ghesquière fait revenir à la surface l’essence même des choses, depuis leur profondeur enfouie ou inconnue. Essence, car, chez Dominique Ghesquière, les choses ne sont pas en devenir, ou plus exactement la chose a déjà accompli son devenir, son histoire, lorsqu’elle se présente à nous; elle a accompli les cycles des saisons et des temps, des fonctions et des usages. «Obscur se fait nécessairement celui qui ressent très profondément les choses et qui se sent en union intime avec ces choses mêmes. Car la clarté cesse à quelques coudées de la surface» (3) écrit Paul Valéry: Dominique Ghesquière est dans ce «savoir poétique».
écume, peinture murale protocolaire, réalisée pour la première fois pour l’exposition terre de profondeur, au Centre international d’art et du paysage de Vassivière, inscrit sur le sol de la salle d’exposition, en des tracés sinueux, aléatoires, arabesques, capricieux, un voile arachnéen de blancheur moirée, minérale et brumeuse. Un tissage d’opacité. Moment d’un paysage marin ou lacustre dessiné dans son essence et dans sa temporalité figée. Qu’est-ce que l’écume, serait encore la question avant que le regardeur ne se laisse porter par l’écoute de sa propre perception, par sa contemplation rêveuse, par un souvenir? Des bulles d’air qui se constituent dans un imperceptible et furtif instant, lors du bref arrêt de la vague avant son reflux. Par le support de la matière picturale et l'acte léger de recouvrement du sol, l’artiste met en contact deux surfaces, rendant visible le fugace, le fragile, le mouvement passé et répété, rendant au visible la forme d’un phénomène et l’instant étale de sa présence au paysage. Écume est histoires et géographies d’aléatoires et d’instants flottants; elle «est», dans sa matérialité d’éphémère et de mémoire, l’image plastique poétique devant laquelle nous éprouvons la brièveté sans cesse recommencée des temps, devant laquelle nous éprouvons le connu et l’inconnu, car «l’écume sait seule ce qu’elle recèle (...)».(4)

(1) «Conversation avec Dominique Ghesquière et Frédéric Oyharçabal», in Dominique Ghesquière, monographie éditée par Eva Gonzalez-Sancho, publication du Frac Bourgogne, les Presses du réel, Dijon, 2011.
(2) Martin Heidegger, Qu’est-ce qu’une chose? coll. Tel. Éditions Gallimard, Paris, 1971.
(3) Paul Valéry, Mauvaises Pensées et autres, Éditions Gallimard, Paris, 1942.
(4) Jacques Rancière, Mallarmé, la politique de la sirène, coll. Pluriel, Éditions Hachette Littérature, Paris, 1996.

II  Taysir Batniji, Comme de l’eau, 2008-2013
Frac Lorraine Taysir Batniji

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