Dominique Petitgand ou l'exposition d’une écoute

«Notre espèce humaine a besoin d’histoires pour accompagner le temps et en garder un peu.
   Ainsi, moi je recueille des histoires, je ne les invente pas. Je suis la vie en glanant si c’est un champ, en grappillant si c’est une vigne. Les histoires sont un reste laissé par le passage (...).»
Erri De Luca, Histoire d’Irène, Éditions Gallimard, Paris, 2015.
De Vassivière, Limousin.


     Fermer les yeux. Parfois les rouvrir, brièvement, tant ils sont surpris par la ciselure acoustique d’un son, celui d’une voix, celui d’un sifflement ou celui d’un silence fait stase d’espace. Un son qui occupe la forme d’un volume d’espace, celui transitoire, fragile de l’exposition et de ses salles. Fermer les yeux et être dans un état d’exacte et de précise audition d’un son visuel par ce qu’il porte, transporte d’images contées, d’images intérieures et mentales, d’un son narratif par ce qu’il laisse filer, dans un temps soliloque, d’histoires, simples, rêveuses, cruelles, incomplètes et fragmentaires, reprises et répétées comme pour échapper à leur propre fin. État de suspension et d’alerte de l’ouïe – ce sens que l’on oublie ou néglige plus qu’à l’envi dans l’exposition et son injonction du voir, dans sa nécessité «monstrative». État d’introspection qui fait irruption, à la fois intriguée et, dans les scansions et les souffles de la répétition, se muant en une paradoxale contemplation d’attente, mais une contemplation singulière qui ne pourra jamais véritablement s’installer ou se complaire, sans cesse interrompue ou déviée ou troublée par le soudain son.
     Dominique Petitgand, dont le centre international d’art et du paysage de l’île de Vassivière a accueilli, du 22 mars au 21 juin (1), l’exposition Il y a des nuages qui avancent, dit «au bord de la contemplation»«Le son a besoin de répétition pour exister, au bord de la contemplation, de l’obsession.» - 2006. L’écoute est instable, fluctuante, solitaire et partagée, mobile de la part du spectateur devenu auditeur, ou placé dans la situation de concilier ces deux états du visiteur. L’écoute est une expérience et une tentative de recevoir et d’accepter le flux sonore avec ses imprévus, ses saturations, ses ruptures, ses temps parallèles, et elle peut se faire distraite, lointaine, frivole, désintéressée, paresseuse… vagabonde, un instant attentive. Comme si le regard, alors, un instant, entrait littéralement à la fois dans cette écoute exposée par l’artiste et dans une étrange perspective du son à venir, accompagné de son récit lapidaire, parcellaire. Comme si le temps de l’exposition visuelle était expulsé ou dissous dans les temps antérieurs – les temps sonores de Dominique Petitgand se conçoivent et se perçoivent toujours dans un temps rétrospectif – de chacune de ces séquences ou de chacune de ces courtes histoires enregistrées, coupées, montées, diffusées, répétées, des temps qui se font entendre et réentendre dans les résonances et les propriétés acoustiques des espaces d’exposition. Alors, peut-être que la question que nous pose, depuis la fin des années 1990, Dominique Petitgand avec ses installations minimales de haut-parleurs, qui tendent vers des formes sculpturales, et ses pièces indéfinissables où les protagonistes vocaux se croisent sans joindre un dialogue ou une conversation, monologuent dans l’attente d’un auditeur ou d’une relance imaginaire, où le mot et son articulation – voire son architecture sémantique – sonore doivent faire avec des éclats de bruits du monde quotidien dévoilant leur puissance d’étrangeté, où les récits délient un souvenir (souvent d’enfance), un trauma, un cauchemar ou un rêve, une peur anodine et énorme à la fois, une violence de l’univers intérieur, où la musique devient la seule possibilité de respiration et de pause, serait comment le son apparaît ou peut apparaître à l’oreille dans ces conditions d’espace de la monstration et de la visibilité contemporaines ? Et qu’est-ce qu’un son exposé ? Qu’est-ce que ce son exposé que l’artiste fait sortir des supports traditionnels dédiés de la salle de concert, du disque ou du CD ? Et son corollaire : qu’est-ce qu’une écoute exposée ? Et cet autre corollaire encore : que devient l’exposition ? Un «espace auditif» et un «espace acoustique» pour reprendre les distinctions de R. Murray Schafer dans son ouvrage Le Paysage sonore – Le monde comme musique«On détermine l’espace auditif sur un graphique, à partir de l’intensité et de la fréquence. (…) L’espace auditif n’est qu’une convention de notation, à ne pas confondre avec l’espace acoustique qui définit le profil d’un son dans le paysage.» (2) Est-ce cela, «le profil d’un son» qui se montre dans le «paysage» de l’exposition ou qu’est l’exposition. Nous pourrions aussi dire, en des termes plus esthétiques, la «figure» d’un son. Peut-être faut-il être dans un état de cécité. Ou peut-être faut-il avoir fait – et en être revenu(e) – l’expérience de la cécité, pour ainsi voir le son dans son propre paysage, dans sa propre consistance, «chair», matérialité. Dominique Petitgand n’a-t-il pas une installation intitulée La cécité (1997-2006)… Un son dépouillé, sans anecdote, qui a été enregistré, prélevé d’un continuum que nous ignorons, monté, réduit à sa propre synthèse et abstraction. Mais un son qui, dans sa projection spatiale, se charge d’une densité muable, qui a les apparences de l’identique et du semblable… qui en a seulement l’apparence. Un son qui, dans chaque écoute, découvrira sa forme ou ses formes potentielles. Une écoute qui s’inventera dans une forme tendue entre concentration et dispersion.

Il y a, ensuite (1994-2015) - Dans le Petit Théâtre.
De l’électricité dans l’air  (2015) - Dans la Nef.

 Je siffle au bord du quai (2011-2013) - Dans le Bois de Sculptures
«J’écoute les lieux dans lesquels je vais intervenir»… — entretien entre Dominique Petitgand et Christophe Gallois pour le Mudam, Luxembourg, 2009.
Le centre d’art et du paysage de Vassivière devient, au fond, le champ d’expérimentation de ces questions. Peut-être de façon plus aiguë que pour tout autre lieu dans lequel Dominique Petitgand a pu exposer. Car il s’agit bien là, d’abord, de s’abstraire de l’autorité de l’architecture postmoderne voulue par Aldo Rossi et Xavier Fabre, qui sature ou détermine la vision, de s’abstraire d’un parcours que l’on pourrait qualifier de «positiviste» pour le spectateur, de s’abstraire du paysage extérieur du lac et du bois environnant, et de s’abstraire, in fine, d’une tentation sonore naturaliste. Vassivière est un magma profus de sons naturels. Loin de… Dominique Petitgand travaille ses montages sonores chez lui. Et, dans ce geste d’exclusion du visuel et de ses histoires artistiques précédentes, Dominique Petitgand, situant ses installations dans le Phare (Les liens invisibles, 2013), dans la Nef (De l’électricité dans l’air, 2015), dans la Salle des Études, dans le Petit Théâtre (Il y a, ensuite, 1994), et dans le Bois de Sculptures (Je siffle au bord du quai, 2011-2013), laisse ouvert ou rend audible une inconnue, la «réalité» acoustique des espaces et des couloirs, des escaliers et des circulations horizontales. Il y a un effet de dématérialisation et de métamorphose qui se produit, le visiteur devenant partie prenante par son écoute. Cela serait comme mettre au jour et à la perception des architectures invisibles ou des résonances et des échos invisibles. Des distances invisibles que révèle le corps mobile de l’auditeur visiteur, ce dernier réduisant ou amplifiant son écoute, dans une approche ou un éloignement de la pièce sonore. Il en va ainsi, aussi, de «chorégraphies» imprévisibles d’un corps spectateur…
     À la manière d’un contrepoint, Dominique Petitgand a installé, dans l’Atelier, une sorte de salle des archives et de documentation de son travail. Une salle de consultation… Une salle rétrospective. S’agirait-il de poser aussi la question de comment retenir et conserver l’éphémère ? Textes, catalogues, écrans, CD se déploient telle une cartographie des moments d’écoutes ou des «situations d’écoutes» dont Petitgand donne quelques traces. Qu’est-ce que le souvenir d’un son ?
En écoute - Salon d’écoute pour des auditeurs assis - Diffusion presqu’intégrale.
Galerie gb agency, Paris, du 28 mai au 13 juin 2015.
© marjorie micucci.


«Au bord de…» … de la contemplation, de fictions (parce qu’elles nous parviennent par bribes, parce qu’elles ne donnent que des bribes), de paysages… au bord de réalités. La pièce installée dans le Bois de Sculptures, Je siffle au bord du quai, flotte ainsi entre ces liens et ces limites invisibles, troublantes. Ces limites insaisissables qui ne séparent plus le réel sonore et le réel du lac et de son rivage. Que sont ces réalités soudain ensemble, soudain mêlées ? Une expérience assez proche a été proposée au visiteur de En écoute – Diffusion presqu’intégrale, à la galerie gb agency, dans l’espace Level One, fin mai-début juin. Quatre heures d’écoute au casque de pièces que l’artiste a remontées sans suivre un fil chronologique. Les histoires se succédèrent, des silences furent marqués, les bruits se tendaient et se reprenaient. Un flux scandé que l’auditeur ou l’auditrice, assis ou assise, face à la verrière ouverte sur la rue, pouvait interrompre à sa guise. Dans son immobilité, le visiteur se retrouvait face à la réalité qui, derrière la vitre, s’animait, passait. Comme face à un film muet – les bruits de la rue sont à peine perceptibles – en continu et happé, simultanément, par d’autres histoires aux durées variables. Il adviendrait alors un dédoublement de l’imaginaire ou une échappée belle et étrange des imaginaires…

© poptronics.fr
http://www.poptronics.fr/Dominique-Petitgand-ou-l


(1) L’exposition a dû être fermée prématurément le 12 juin 2015 pour cause d’inondations du bâtiment dues à un violent orage.
http://www.ciapiledevassiviere.com/fr/actualites_expositions.aspx?id=234
(2) Raymond Murray Schafer, Le Paysage sonore - Le monde comme musique, coll. «domaine sauvage», Éditions Wildproject, 2010. L'ouvrage a été publié pour la première fois en 1977.

À lire: Dominique Petitgand, Les liens invisibles, éditions du centre international d’art et du paysage de Vassivière, 2015.
À écouter : Dominique Petitgand, Les liens invisibles, CD d’extraits des installations sonores. Édité à l’occasion de l’exposition Il y a des nuages qui avancent.

Photos - Courtesy CIAP, 2015 - © Marc Domange.




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