Susan Sontag : théâtres d’un temps qui fut présent

 «Qui a peur de Susan Sontag?» - Corinne Rondeau - 2014,
L’essai est court. Ramassé. Tendu. Empathique. Composé de deux textes: «Dans le miroir des livres» et «Le foyer de l’histoire». Livre bref de Corinne Rondeau, qui est une sorte de «My Susan Sontag» à la façon de la poète américaine Susan Howe lorsqu’elle proposa son «Emily Dickinson» («My Emily Dickinson» (1)). Une invitation à la lecture, à tracer sa propre déambulation dans l’œuvre de Sontag. Cet essai est partage. Fait partage autobiographique dans la vie visible et intellectuelle de l’auteur de «Devant la douleur des autres». Entre la lecture et l’écriture. Entre la bibliothèque et le monde. Entre l’écriture et la vie. Entre ici et là, ou là-bas, là où l’histoire se (re)fait dans l’événement de la guerre – Sarajevo, printemps-été 1993 – ; là où l’intellectuelle fait acte d’engagement et d’empathie auprès d’une population assiégée, dans l’effroi des crimes, des ruines, des morts d’une barbarie recouverte d’images médiatiques, et toujours cette destruction au présent du réel ; là où l’intellectuelle croit – encore, malgré tout, surtout – en l’acte de culture face à l’absurde, face à la mort prononcée, comme acte de vie d’entre les morts, d’entre les disparus, comme politique et comme éthique – «En attendant Godot»... Entre la vie attirante, menacée, fragile, héroïque, tentante, listée, à profusion des plaisirs esthétiques, rivée aux amours lesbiennes abritées dans l’intimité des «Journaux» (2) (aujourd’hui publiés), aiguisée par les rencontres, les amitiés, les prises de position, et le silence d’une chambre parisienne, la solitude dans laquelle l’exigence du roman, du «roman total» parce que celui «d’une vie», se cherche dans le «miroir» de tous les livres de la bibliothèque, se cherche dans l’arrachement au miroir pour s’inventer dans la singularité de ses temps. Entre le livre et le livre suivant. Entre la photographie et l’image de la photographie devant la réalité. Entre la vie et la littérature qui la phagocyte, la dévore jusqu’à l’épuisement, jusqu’à la cécité lucide. Entre la vie et le devenir écrivain. Entre l’esthétique (l’esthète qui veut tout voir des formes de son époque) et l’éthique (la «moraliste» qui ne concède rien à l’image et à la défaillance du politique de son temps). Entre les filets instables et les labyrinthes d’un «je» égotiste, à l’intérieur de lui-même, à l’intérieur de sa qualité de timidité et de retrait, et à l’intérieur du regard des autres, devant et vers les autres, et vers ce «prendre soin» des autres, qui – dans le paradoxe de l’observatrice qu’est aussi Sontag – ne se métamorphose jamais en «nous». Qui suis-je dans ma propre pensée, dans ma propre écriture? Loin et près – trop près, dans la brûlure – des présences aimées des livres – ces cocons qui enferment pour mieux ouvrir, mieux déciller, mieux ouvrir – et des romanciers lus et relus, dans la beauté de la fidélité, de la lenteur, de la constance du temps d’une vie.
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Le titre – «Qui a peur de Susan Sontag?» – si référencé – par métaphore et par pièce de théâtre et film interposés – à l’une des écrivains «monstre» du XXe siècle moderniste – ignore les cheminements de ce nouvel essai (3) de Corinne Rondeau, critique (4) et elle-même essayiste. Il y a du contre-emploi, sinon du contresens dans ce titre à l’appel médiatique. Car, si question doit être posée – et elles le sont tel un filigrane de ces deux textes –, celles-ci seraient plus radicales, plus dérangeantes: quoi Susan Sontag? Pourquoi Susan Sontag? Aujourd’hui. Dix ans après la disparition de l’essayiste – la forme de l’essai sera bien sûr centrale dans cette histoire-là d’une pensée en alerte de l’ici et d’une sensibilité engagée dans le présent, ce «là» du monde et de sa douleur. Dix ans après la disparition, un 28 décembre 2004, de la romancière new-yorkaise, américaine, européenne... cosmopolite. De quoi Susan Sontag est-elle maintenant notre présent qui fut?
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Moins un portrait intellectuel stricto sensu de Sontag – ce qu’il est, mais de façon dérivée, presque en sourdine, et Corinne Rondeau prévient son lecteur ou sa lectrice: «Il ne s’agit pas de dire qui est Sontag, ni de s’en tenir à l’image qui aurait brisé sa vie en deux, mais de relever une écriture entièrement nouée à ses figures.» Donc les manques biographiques sont des fantômes qui affleurent à notre mémoire ou à notre connaissance –, cet essai-là trace le chemin vers les essais de Sontag. Compose une sensibilité par les essais. Certains d’entre les essais. Et vers un seul des quatre romans, «L’Amant du volcan» («The Volcano Lover», 1992). Moins une introduction à ces derniers, cet essai tire les fils du miroir, tire les fils des concordances qui s’opèrent dans l’écriture de l’auteur de «Contre l’interprétation», et déambule à l’intérieur des résonances souterraines, des généalogies horizontales et silencieuses coulant d’Élias Canetti à Hermann Broch, pour rejoindre en ombre James Joyce ; de Borges à Robert Walser, pour toucher les mélancolies du «promeneur solitaire» d’après la destruction que fut W. G. Sebald... Une sorte de portrait d’admirations et de connivences, de sympathie et d’exigence égale. Présence étendue de Walter Benjamin, le double saturnien (lire ou relire «Sous le signe de Saturne: Walter Benjamin»). Figure d’une lectrice dans l’immensité de la bibliothèque. Il y a adhérence de l’essai de Corinne Rondeau à ceux de Sontag, à leur fluidité d’écriture, à leur circulation d’une pensée à la fois osmose et critique – celle fondée sur l’affirmation de la sensibilité à la forme hors de l’altération par «l’interprétation», celle de la prééminence du goût par tous les sens face à l’œuvre –, dans ce que la romancière, à propos de l’admiration obsédante d’Élias Canetti pour le dramaturge et polémiste viennois Karl Kraus, qualifie d’«éthique de l’admiration» (5). Un portrait qui relèverait alors d’une «intelligence», voire d’une «esthétique» de l’admiration, où sont convoquées et où se rejouent toutes les lectures de celle qui écrivait dans sa «Lettre à Borges», en 1996: «Les livres sont plus que cela. Ils sont une façon d’être pleinement humains.» Au-delà de l’image, de cette image photographique sur laquelle Sontag n’a cessé de revenir, comme une butée sur le réel et ses désastres.
«Sontag a toujours écrit à l’horizon du devenir historique de la bibliothèque» nous dit Corinne Rondeau... Certes, et surtout, pour un jour – tardif, mais le temps vers le roman est un temps non comptable – y inscrire la vie d’un livre, et donc sa vie. Ce sera cet Amant du volcan, en 1992, dont la critique propose une attentive description et une longue réflexion où tous les motifs de Sontag se nouent, ceux par lesquels, faisant corps avec les mots de la littérature, elle fera corps avec l’histoire et ses morts, avec le réel et ses présents, avec les autres.
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Corinne Rondeau, «Qui a peur de Susan Sontag?», coll. «éclats», Éditions de l’éclat, Paris, 2014.












(1) Susan Howe, «My Emily Dickinson», New Directions Publishing, 2007.
 (2) «J’ai longtemps pensé qu’écrire sur l’amour demandait du courage, parce que cela revient à parler de soi et qu’on n’a pas nécessairement envie de tout avouer aux autres.» Entretien de Susan Sontag à l’hebdomadaire «Télérama», au moment de la parution en France, en 1997, de «L’Amant du volcan».
(3) «David Claerbout : l’œil infini», coll. «Noème 12», Éditeur Nicolas Chaudun, Paris, 2013.
«Lucinda Chils : temps / danse», coll. «Parcours d’artistes», Centre national de la danse, Pantin, 2013.

(4) Corinne Rondeau est critique pour le cinéma et les arts plastiques pour l’émission «La dispute», sur France Culture.
(5) Susan Sontag, «De l’esprit considéré comme une passion : Élias Canetti», in «Sous le signe de Saturne», coll. «Titres», Christian Bourgois éditeur, Paris, 2013, p. 176.


Illustration : Tom Burr, «Susan Blushing», 2011 - Installation chaises, couvertures, pull-overs, magazines, livre, dimensions variables. Fondation Museion, musée d’Art moderne et contemporain de Bolzano, collection Enea Righi, Italy, courtesy de l’artiste et Galleria Franco Noero, Torino, Italy. Présentée lors de l’exposition «La Disparition des lucioles», à la prison Sainte-Anne, Collection Lambert en Avignon, musée d’art contemporain, du 18 mai au 25 novembre 2014.

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