Les biographies invisibles de Jean-Christophe Norman















Jean-Christophe Norman—«Biographie»—Fonds régional d’art contemporain de Franche-Comté—19 octobre 2014-15 janvier 2015. (article en cours de rédaction).
Dans le travail performatif, dans cet acte de « recopie » du texte, du livre qu’opère Jean-Christophe Norman, le livre quitte son « territoire » imprimé, le livre sort de lui-même, sort du corps qui fut le sien, retourne à son origine – nous pourrions dire première — manuscrite et dessinée, tout en effaçant les surfaces contraintes. Et l'écriture se reforme dans une plasticité retrouvée dont on pourrait prendre des exemples en comparaison avec les poèmes manuscrits de la poète américaine Emily Dickinson tracés sur des fragments d'enveloppes, des bouts de papier jauni laissés à l'aléatoire du quotidien ou à l'intimité de la correspondance. Avec, également, cette écriture microgramme de l'écrivain suisse Robert Walser qui défie autant le récit lui-même que sa lecture, et rapproche ce récit de l'image. Il n'est pas anodin que le Drawing Center de New York ait consacré une exposition — Dickinson/Walser: Pencil Sketches, 15 novembre 2013-janvier 2014 — à ces deux graphies, à ces deux modalités ou régimes de l'écriture dans lesquelles se jouent autant la ligne, le trait, le signe, la rature, les vides, l'illisible visible que l'acte poétique ou littéraire. Jean-Christophe Norman rejoint dans son geste plastique ce moment-là, ce moment plastique de l’écriture, il le remet en scène, en surface, au regard.
Une sortie du livre aussi pour l’artiste qui fait se joindre l’écriture et le paysage qu’est le livre. Mais une sortie du livre (les deux exemples les plus amples étant la recopie hydre de l’Ulysse de James Joyce et celle totale de La Recherche de Proust) par laquelle l’écriture et la narration ne retournent jamais, ne peuvent jamais retourner à leur commencement. L’écriture est entraînée dans un flux. La recopie plastique l’entraîne dans un flux inconnu qui étend la matérialité même de l’écriture et la narration dont elle est porteuse. Pour reprendre une forme artistique qui se dessina dans les années 1960-1970, dans le champ du cinéma expérimental anglo-saxon — «Expanded cinema » : sortir le cinéma de la salle de projection, le prendre comme matière plastique, l’inscrire dans un espace d’exposition—, on pourrait rejoindre cette expression concise en parlant d’«Expanded writing» pour le travail de Jean-Christophe Norman et les métamorphoses spatiales et temporelles qu’il fait « subir » à l’écriture. C’est un au fil de l’écriture qui irradie les surfaces hors du livre.
Et puis, il y a ce nouveau travail — longtemps redouté, appréhendé par l’artiste: celui de la peinture. Jean-Christophe Norman a composé plus de deux cents
« petits tableaux », des petits formats dont les dimensions permettent de les déplacer, de les transporter. Ils sont des mobilités visuelles. Et ils sont par leur format même un retour au livre. C’est cet échange paradoxal qui s’est exposé lors de l’exposition monographique et personnelle de Norman au Frac Franche-Comté. Biographie n’est pas la première exposition de Jean-Christophe Norman dans une institution muséale ou curatoriale en France. Il serait dommage d’oublier —et pourrait produire une sorte de méprise à l’égard de l’œuvre de Jean-Christophe Norman— l’exposition conçue par Élisabeth Chambon, conservatrice du musée Géo-Charles, à Échirolles, au printemps 2012: Araram. L’exposition au Frac Franche-Comté —sous le commissariat de Sylvie Zavatta, directrice du Frac— établit ou provoque une partition et un détachement de l’écriture de la peinture. L’une et l’autre se confrontant, de front, dans cette magnifique
« salle proustienne» où la recopie de La Recherche regarde le paysage rythmique, troué des tableaux de Biographie. Ou inversement. Il y a le temps perdu et il y a le temps retrouvé. Il y a le temps littéraire de la narration, le temps outre-temps d’une fiction qui se tend et s’épand sur des feuilles blanches dans une graphie intime. Il y a le temps interne, intérieur d’un tableau souvenir du commencement (celui de la marche, du devenir artiste). L’écriture dans la recopie de La Recherche de Proust, s’écoule dans un déploiement graphique fragile, flottant, mouvant, exténué ; la peinture dans cette forme de monochromes imparfaits, vacillants, dégradés de couleurs d’un temps lointain d’une marche de l’artiste, ponctuations, vides, traces deviennent la forme malléable de tout souvenir. La peinture trouvant sa position apaisée dans la « biogaphie » artistique et personnelle de Jean-Christophe Norman, parce que sous cette forme souple de petits «récits » peints. Des moments de biographie. Mais aussi des « marches chromatiques ». Le temps retrouvé de Jean-Christophe Norman...

L’exposition du Frac Franche-Comté détache, sans rompre, ce que l’exposition du musée Géo-Charles par la présentation des grandes surfaces bâches de recopie qu’étaient La Mort de Virgile d’Hermann Broch ou La Ligne d’ombre de Joseph Conrad, avec une tentation du pictural, unifiait ou, peut-être, superposait sur un même plan d’inscription.
C'est aussi et avant tout un acte de Jean-Christophe Norman dans son rapport à la littérature et à la peinture. C’est ce perpétuel renversement et effacement des frontières et des territoires assignés.









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