Le double spéculaire de Nathalie Lecroc -

 

Quelque chose de vous, de moi, d’elle… rendez-vous  sans fin avec le double

« L’élément de la répétition du semblable ne sera peut-être pas reconnu par tous comme source du sentiment d’inquiétant familier. » Sigmund Freud, «L’Inquiétant familier», 1919.






Nathalie Lecroc … Miss Lecroc ...
Il était une fois … Il est aujourd’hui dans l’aujourd’hui des instants qui se répètent en des doubles variants … Cela commença, il y a bien longtemps, quelque part dans les années 1990, par le dédoublement du nom et par l’effacement du prénom. Cela commença par la disposition première, comme une affirmation générique, comme un exergue immuable, comme une intemporalité ouverte, de ce « Miss » qui se substitua au prénom de naissance.
Qui commença par l’appropriation de cette désignation familière, légère, peut-être décorative, presque anonyme des identités, presque un neutre rassurant et empli de perplexités tout à la fois, qui pourrait être la forme d’un jeu d’enfant, la forme d’une circonstance de hasard, et qui devint la signature de l’artiste, qui devint sa marque, son tampon, son sigle ornemental, qui devint son double nominatif … 
Il était une fois Miss Lecroc …
L’artiste se constitua dans la figure du double et comme double, d’emblée, et, par cet acte originel, se détache d’elle-même, se reformule, se fixe, s’immobilise, se déploie et se dé-tricote, se fait et se défait, se dessine dans un corps temporel singulier, un «corps entre»… Entre le corps enfant et le corps adulte, entre un corps construit socialement et un corps hanté par l’enfance, un corps sans identité ou/et un corps saturé d’identités définies, codées, imposées, rejouées. Un corps entre soi et soi, un corps entre soi et l’autre, les autres, dans leurs multiplicités d’inconnu et leurs énigmes closes.
« Miss »… c’est aussi dans la langue anglaise « manquer », « rater »… Quelque chose va donc manquer, quelque chose a été, dans un avant idéal ou oublié, perdu, qui va manquer… Ce quelque chose que l’artiste Nathalie Lecroc va chercher dans la multiplication, dans la répétition, dans l’accumulation saturée, dans la profusion hétéroclite, dans la fabrique incessante d’objets, dans la production de fiction et de mises en scène proche du conte, dans un trop-plein double/miroir du vide. Ce manque que le double ou les doubles créés par l’artiste depuis ses tout premiers travaux, cherchent, tentent, peut-être, de combler, de circonscrire, d’absorber. Ce quelque chose qui, infiniment, manque ou qui a été perdu dans ce temps du corps entre, et que l’artiste par son double au miroir du dessin, au miroir de l’aquarelle, au miroir de l’objet dans le choeur d’une installation, poursuit, cherche à saisir, à reprendre, à fixer, à pointer. Le miroir, non pas tant comme reflet de Narcisse, mais comme violence faite à la fuite, à la disparition de cette chose qui a été, un jour, perdue, de ce que l’on peut encore et encore perdre, à chaque instant, à tout instant. Ainsi, Nathalie Lecroc mais aussi Miss Lecroc fixe, sans fin, dans ce sans limite de l’angoisse de la fuite. Les travaux au dessin et à l’aquarelle ou les installations complexes – parfois minimalistes, parfois proches de la théâtralité – que sont les Carnets du quotidien (1995-1997), la Petite anthologie de sacs et sacs à main (1998-2014), ou encore la fabrique de La Poupée « Miss Lecroc » (et des situations qu’elle dispose, telle cette « vie de château » ironique), qui sont, aujourd’hui, présentés au château d’Ardelay, aux Herbiers, ouvrent au coeur même de cette recherche
artistique qui se joue du quotidien, de l’intime, du familier, et qui se raconte des histoires pour mieux nous réinterroger sur nous-mêmes (« Qui je suis ? », dans un renversement qui pourrait se dire : « Qui je suis dans ce que tu es… mais qui es-tu ? »), sur nos dévoilements, nos abandons consentis, sur nos vérités reconstruites, sur nos violences, nos peurs, nos troubles. Sur nous-mêmes toujours au miroir. Se regarder soimême comme une inquiétude, comme cette
« inquiétante étrangeté » que Freud analyse, et qui nous habite.
Parcourir les doubles et les miroirs… Avec cette série des Carnets du quotidien par lesquels Nathalie Lecroc, pendant trois ans, nota par le dessin et le trait aquarellé les particules d’événements de ses journées, les vêtements et sous-vêtements qu’elle portait. La feuille est souvent à saturation, les objets se disposent comme des singularités, des unicités. Ces feuilles parlent, disent, et pourtant, ce quotidien demeure dans son mystère, l’intime résiste, en suspens.
L’artiste consacra chaque jour un temps à ces notations, un temps qui devint monstrueux parce qu’il semblait que c’était la vie même qui se rejouait, sous la forme de l’envahissement. Comme un miroir (encore et encore) qui refusait de renvoyer une image. Il y a beaucoup de vide dans ces dessins… De manque, un inexorable manque.
Nous pourrions explorer ce qui, jusqu’à présent, fut le grand-œuvre dans la durée de Miss Lecroc, la Petite anthologie de sacs et de sacs à main.


Commencée en 1998, l’Anthologie se fixait un nombre de 1 001 aquarelles. Aujourd’hui, l’installation se compose d’environ neuf cents pièces. Rythmée par des rendez-vous que l’artiste a eus avec vous, moi. Nous avons accepté d’étaler sur sa table le contenu de nos sacs à main, sacs à dos, pochettes… Aquarelles du quotidien et aquarelles d’une rencontre. Cela pourrait être une anthropologie de notre temps… Ce qui frappe, c’est le banal. Aquarelles d’où se détachent
des objets simples. Sont-ils à notre image ? Sont-ils à l’image de Miss Lecroc. La surface de la feuille diffracte une répétition, le trait unifie l’ensemble de l’installation. Effet décoratif et pictural lorsque l’installation est en accrochage. Effet d’un immense miroir anonyme… Ce que nous voyons sont des formes, où le semblable laisse poindre les variations sensibles du dissemblable. Peut-être sommes-nous dans toutes les aquarelles, comme peut l’être Miss Lecroc. Le rendez-vous que nécessite la réalisation de celles-ci est un rendez-vous en miroir. 
Nous pourrions encore explorer ce qui fut une autre quête de Nathalie Lecroc, cette Poupée « Miss Lecroc », dont l’artiste effectua les commencements de la conception au milieu des années 1990, avec une précision extrême, obsessionnelle. Une « Poupée » dont elle fut le modèle. C’est à partir de ses propres mensurations – les photographies noir et blanc avec mesures et cotes du
prototype, qui sont montrées dans l’exposition, sont fascinantes, renvoyant littéralement à une surréalité et au trouble de l’indéfinition – que l’artiste constitua ce double objet en plâtre. C’est, aussi, avec ce double qu’elle dote d’un trousseau (avec habits, accessoires, livres, malle), qu’elle enclenche ses fictions de la « vie de château »… Cette « Poupée » qui n’est pas à la taille de l’artiste, qui semble s’être arrêtée dans le temps de ce corps entre, est une silhouette fugitive,
munie des artifices d’une féminité construite, celle d’un XIXe siècle binaire masculin/féminin et corseté. Une silhouette fragile, fragmentaire plus près du neutre, qui se raconte une vie imaginaire. Autoportrait idéal ? Autoportrait imparfait ? Comme le sont les Carnets du quotidien et la Petite anthologie de
sacs et de sacs à main.
L’idéal est une inexistence. L’imparfait est le possible détachement des doubles. Nathalie Lecroc nous accorde des autoportraits sans
réponse. Des autoportraits sans corps. Est-ce cela le manque ?

«Miss Lecroc et la vie de château. Situation #2 -
Petite anthologie de sacs et de sacs à main»
Exposition du 1er février au 23 mars 2014, 
château d'Ardelay - Les Herbiers - Vendée.



Courtesy:
Profil droit. Profil gauche, tempera sur plâtre, 1995.
Courtesy Nathalie Lecroc.

Petite anthologie de sacs et
sacs à main,
aquarelle et encre
sur papier, 2013.
Courtesy Jiro Nakayama.

Pique-nique au château. Tirage photographique sur Dibond.
50 x 75 cm, juillet 2013. Courtesy Nathalie Lecroc.

L’Évasion. Tirage photographique sur Dibond.
50 x 75 cm, juillet 2013. Courtesy Nathalie Lecroc.


Commentaires

Articles les plus consultés