Actualité Stan Douglas

        


          



                     Le délai est passé... C'est dorénavant s'ajuster dans cet après médiatique (aussi discret fût-il) ou dans cet après événement. Écrire après et à partir de... À partir de cet objet à double qualité ambivalente, concret et éphémère, qu'est l'exposition, et qui a conclu son temps imparti. Et à partir de la mise en exposition d'une œuvre, ou plus précisément d'une sélection, d'un choix curatorial à l'intérieur de celle-ci ou d'un fragment possible dans un ensemble rétrospectif, ou dans un état présent. Qu'est-ce que l'exposition «fait» à l'œuvre ? Écrire avec les réalités et les impératifs de la contrainte contemporaine, avec ce qui peut faire «événement». Ou de ce qui a fait «événement». Il faut tourner et retourner autour de cette notion problématique du champ de la connaissance historique – qui est construction dans l'écriture du temps historique, qui en ponctue les ruptures et en fabrique les chronologies relatives – dans l'espace du champ de l'art. Si tout fait événement...
Quand écrire ? Dans quelle temporalité de l'objet exposition ? Pendant sa durée et dans ce qui fait « actualité » ? Et alors que fait cette forme de l'« actualité » à l'œuvre, à sa perception, à sa provisoire visibilité ? « Quand écrire » ? Cette question qui fut lancée par la critique et historienne de l'art Élisabeth Lebovici lors de la séance de séminaire « Something you should know » du 15 janvier 2014 (http://sysk-ehess.tumblr.com/) qui accueillait l'historienne de l'art américaine à Vassar College Molly Nesbit pour son essai The Pragmatism in the History of Art. Question « pragmatique » et qui induit dès lors les modalités concrètes d'une critique devenue fantôme d'elle-même, ou plus précisément qui pose des décentrements, des ouvertures pour une écriture critique repensée. Nous serions ainsi entre le flottement d'une urgence – immatérielle (dont nous ignorons la nécessité) –, d'une immédiateté temporelle dictée par la communication et, aujourd'hui, par l'instantanéité et la binarité nourries des réseaux sociaux, et la décision, la faculté de décision du/d'un temps de l'écriture critique par rapport à son objet.
L'exposition comme actualité ? mais de quoi ? L'exposition comme événement ? mais en quoi ? L'exposition comme temps factuel ? Les trois modalités sont et ne sont pas en équivalence. L'interrogation, d'une certaine façon, se fait pertinente ou double dans son point de vue avec le travail et les deux expositions qui furent consacrées cet automne, en France, à l'artiste canadien de Vancouver, Stan Douglas. Parce que les expositions quasi conjointes ont produit cette actualité. Une actualité juste par la monstration, car les œuvres présentées étaient bien connues, des années 1990 aux années 2010. Parce que Stan Douglas inscrit dans ses séries photographiques l'«Histoire», l'événement, le fait divers comme source d'histoire (nous ne parlerons ni de trace du passé, ni de reste ou de ruine. Dans un court documentaire réalisé pour le centre culturel canadien, à Paris, l'artiste souligne qu'«une grande partie de [son] travail des trente dernières années est lié d'une manière ou d'une autre à une recherche historique» - http://www.youtube.com/watch?v=GtW2hAxaFHY - ), et donc une mise en déploiement et en emboîtements dans l'image de temporalités critiques. Temporalités sociales et économiques qui vont se croiser, se lire, se distinguer, se mettre en concordance pour dialectiser une époque. Ce seront les années d'après guerre du monde occidental nord-américain, entre autres, ce seront les années 1950, ce seront les années 1960-1970 et leurs révoltes, ce seront les années 1990 et la désindustrialisation.
L'actualité des expositions françaises Stan Douglas est donc close. Elle s'est close au musée d'Art contemporain - Carré d'Art de Nîmes – le 26 janvier dernier (Stan Douglas - Photographies 2008-2013, sous le commissariat de Jean-Marc Prévost) et au centre culturel canadien (Stan Douglas: Abandon et Splendeur, dont la commissaire fut Catherine Bédard), à Paris, le 17 de ce même mois de janvier. Deux expositions monographiques, dont l'une presque rétrospective (celle du centre culturel canadien), qui se sont vues, à distance géographique et temporelle, comme complémentaires ou se prolongeant, et soulignant aussi cette ligne de partage dans l'utilisation du numérique repérée dans le travail photographique de Douglas à partir de 2008 – et peut-être est-ce ce basculement qui fait événement, le matériel et l'usage qu'il implique, et les potentialités de représentation. Avec ce parti pris commun des deux lieux d'exposition, de singulariser ce travail sur l'image par le médium photographique, mettant de côté les films, les vidéos, les installations réalisés par l'artiste depuis les années 1980.
La traversée des deux expositions et des séries qui y furent exposées posent non seulement les questions classiques de la représentation (quoique, nous le verrons plus loin, le regardeur se trouve constamment dans une ambivalence face à l'image de Douglas), du document, du statut de l'image photographique, mais des temps de l'image et des temps mis en scène dans l'image et par les formes de l'image. Il y a chez Stan Douglas tout un jeu sur le daté de l'image, sur le daté des pratiques photographiques, les techniques et angles de prises de vues. Le médium produit et reproduit de l'histoire. Il devient producteur et support de ce que l'historien François Hartog a défini comme des régimes d'historicité.





Les paysages historiques de Stan Douglas
Rappelons: quatre séries réalisées dans les années 1990 ont fait l'exposition du centre culturel canadien: Ruskin Photos (1993), Potsdamer Schrebergärten (1995), Nookta Sound (1996) et Detroit Photos (1999). Quatre séries réalisées dans les années 2008-2013 ont occupé les salles temporaires du Carré d'art de Nîmes: Crowds and Riots (2008), Disco Angola (2009-2012), Interiors (2009-2010) et Midcentury Studio (2010-2011).
2008 : césure dans les régimes de représentation et les dispositifs mis en œuvre par Stan Douglas que les historiens de l'art contemporain rattachent à l'école de Vancouver où l'on retrouve Jeff Wall, Ian Wallace, Rodney Graham ou Ken Lum. Césure qui se joue avec la série Crowds and Riots avec laquelle Douglas rejoue et reconstruit par une image quasi cinématographique et des plans en plongée ou panoramique des événements de l'histoire de Vancouver. Quatre événements qui sont les titres mêmes des photographies et que les cartels détaillent. Le rapport se noue ainsi entre le titre de l'œuvre (Abbott & Cordova, 7 august 1971 ; Ballantyne Pier, 18 june 1935 ; Powell Street Grouds, 28 january 1912 ; Hasting Park, 16 july 1955), le descriptif proposé par chaque cartel et les photographies qui déploient et reconstituent l'événement lui-même. La série s'articule comme quatre panneaux d'histoire: histoire politique, sociale, économique d'un temps d'une ville. Abbott & Cordova renvoient au nom de deux rues qui se croisent dans le quartier de Gastown, la date – l'événement – marque la manifestation pacifiste en faveur de la légalisation de la marijuna et qui fut brutalement réprimée par la police de la ville. L'image construite par Stan Douglas place l'ensemble des faits et des instants à la fois de la manifestation et de la répression sur un plan frontal et en légère plongée, ce qui ouvre totalement le champ de vision du spectateur et offre lecture et visible dans l'espace de cette confrontation entre manifestants et policiers. Infime événement ? Événement symptôme des années 1970 et de la contestation. Moment d'utopie. Le commissaire de l'exposition aime à rappeler que ces compositions que sont les quatre grands tirages de Crowds and Riots regardent vers la célèbre Bataille de San Romano, de Paolo Uccello, constituée de trois grands tableaux (d'ailleurs dispersés entre le musée du Louvre, la national Gallery de Londres et les Offices, à Florence). Il y aurait dans cette série Crowds and Riots comme un triptyque de la révolte: Powell Street Grounds rejouant un rassemblement de travailleurs également réprimé par la police montée, et Ballantyne Pier se fait le récit visuel et panoramique des affrontements entre les dockers en grève et la police de Vancouver. La quatrième photographie très frontale (Hasting Park) se présente comme un portrait de groupe, portrait collectif d'une société dans un idéal de mixité.

La série Disco Angola (2009-2012) travaille l'histoire sociale et politique des années1970 ou plus exactement les histoires sociales et politiques de cette décennie sont la forme d'une narration parallèle qui se répond. Le New York des clubs et des boîtes de disco, mais aussi le New York qui subit la crise de l'immobilier et la faillite financière // l'Angola en pleine guerre de libération. Il y a toujours avec ces images – et notamment celles-ci où il est dit qu'elle relève du travail d'un photojournaliste qui documenterait un milieu social ou une guerre d'indépendance – une opacité. Toujours frontale, le visiteur ne sait jamais à qui ou à quoi il a affaire. Que regarde-t-il ? Des « personnages » dans une boîte de nuit, qui sont totalement figés. Une jeune femme debout devant un mur d'inscription qui semble dire la victoire jusqu'à la fin. Cette fixité face à l'histoire, face à l'événement, semblerait une nouvelle fois nous renvoyer à la notion de portrait. Portraits que Stan Douglas met en regard dans l'espace d'exposition, constituant le tableau d'ensemble d'une époque avec ambivalence (qui est vraiment là? qui représente-t-on?). Dans Devant l'image, Georges Didi-Huberman souligne qu'«il est urgent de penser la représentation avec son opacité», et se référant à un recueil de Louis Marin (Opacité de la peinture - Essais sur la représentation au Quattrocento, 1989), ajoute que là «le concept classique de représentation – revisité tout de même par la pragmatique contemporaine – est exposé dans sa double capacité à produire et la transparence et l'opacité. Ce qui se produit dans ces séries: transparence et opacité de la représentation du moment historique (qu'il soit politique, social ou économique). Une transparence et une opacité que les techniques choisies par Stan Douglas ne font qu'accentuer.
Certes, il y a césure en 2008 par le choix du numérique et de la pratique du studio quasi hollywoodien. Néanmoins, les séries présentées au centre culturel canadien, si elles peuvent renvoyer à une pratique documentaire, sont travaillées par cette même mise en abyme de l'histoire et des strates historiques. Un seul exemple: la série Nootka Sound de 1996 devient une remontée sur le territoire de la Colombie britannique, par la photographie de paysage vers une histoire oubliée ou gommée par l'empire colonial, et pourtant toujours inscrite des populations autochtones.
« Quand écrire » ? Dans quel temps écrire ? Découdre les strates temporelles et évider l'immédiat. Peut-être toucherons-nous une part de réel dans ses opacités, dans ses fictions et dans ses histoires qui nous réinterrogent, qui reprennent dans nos présents arbitraires.

 Photographies:
- Ballantyne Pier, 18 June 1935, 2008, tirage numérique contrecollé sur aluminium Dibond,
114,3 x 294,6 cm.
Courtesy de l’artiste, David Zwirner Gallery, New York/London & Victoria Miro Gallery, London.

Hastings Park, 16 July 1955, 2008, tirage numérique contrecollé sur aluminium Dibond,
151,1 x 225,4 cm.
Courtesy de l’artiste, David Zwirner Gallery, New York/London & Victoria Miro Gallery, London.

A Luta Continua, 1974, 2012, tirage numérique contrecollé sur aluminium Dibond,
120,7 x 181 cm. Courtesy de l’artiste, David Zwirner Gallery, New York/London & Victoria Miro Gallery, London.

Two Friends, 1975, 2012, tirage numérique contrecollé sur aluminium Dibond,
106,7 x 142,2 cm. Courtesy de l’artiste, David Zwirner Gallery, New York/London & Victoria Miro Gallery, London.

View of the Ruskin Power Plant and the Stave River, de la série Ruskin Photos, 1993. Courtesy de l'artiste et David Zwirner Gallery, NYC, London.
Michigan Central Station, de la série Detroit Photos, 1999. Courtesy de l'artiste et de David Zwirner Gallery, NYC, London.
View of the Stave River from Fraser, de la série Ruskin Photos, 1993. Courtesy de l'artiste et David Zwirner Gallery, NYC, London.
View of the 194 and Downtown Detroit from Piquette and Beaubien, de la série Detroit Photos, 1999. Courtesy de l'artiste et de David Zwirner Gallery, NYC, london.
Continental Motors Plant, de la série Detroit Photos, 1999. Courtesy de l'artiste et David Zwirner Gallery, NYC, London.
Michigan Theater, de la série Detroit Photos, 1999. Courtesy de l'artiste et David Zwirner Gallery, NYC, London.
Trabant beside “Im Grund”, Am Pfingstberg, de la série Postdamer Schrebergärten, 1995. Courtesy de l'artiste et David Zwirner Gallery, NYC, London.
Path through “Bergauf”, Am Pfingstberg, Pfingstberg, de la série 
Postdamer Schrebergärten, 1995. Courtesy de l'artiste et David Zwirner Gallery, NYC, London.

Interior of the Church at Yuquot, de la série Nookta Sound, 1996.
Courtesy de l'artiste et David Zwirner Gallery, NYC, London.
Dice, 1950, 2010, tirage numérique sur papier fibre contrecollé sur aluminium Dibond,
141,3 x 106,7 cm. Collection particulière, New York.

Commentaires

Articles les plus consultés