After Francesco Arena - «Eleven Thousand and One Hundred Eighty-Seven days» (Drawing the history, 1)



          
            The title of Francesco Arena’s first show in France—curated by Florence Derieux at Frac Champagne-Ardenne—refers to the distance in time between two major events that took place in the city of Reims, one at the beginning of the Great War, the other at the end of the Second World War. Specifically, Arena’s title alludes to the terrible period extending from the first bombing of Reims Cathedral in September 1914 to the signing of the first document marking the German military surrender on May 7th, 1945. Known for several solo and collective exhibitions (“18.900 Metri su Ardesia,” Rome, 2009; “Sotto la Strada, la Spiaggia,” Fondazione Sandretto Re Rebaudengo, Turin, 2012; “Orizzonte con Riduzione di Mare,” Rome, 2012…), as well as for his keen interest in politics and history, the young Italian artist Francesco Arena (born in 1978) treats the gallery at Frac Champagne-Ardenne as a kind of performance space where history is recreated or visually represented, using and activating a spatial effect that can be described as paradoxical. On the one hand, the chosen events and the political figures involved in them (Winston Churchill, F. D. Roosevelt, Stalin, and, indirectly, Dwight D. Eisenhower) are reduced to minimal sculptures made out of low-quality found objects and materials (Arena belongs to the post-Arte Povera generation, and combines features borrowed from that tradition with a subtle sense of humor and critique). On the other hand, the subjects are enlarged and lend themselves to a double vision, both horizontal and vertical. 




      In Arena’s visual and sculptural forms, history is presented as proceeding along a straight line (in accordance with academic conventions) even as it calls for a combination of multiple time perspectives, each of which unfolds on a different scale. The results can be both impressive and disturbing, as in “Mare della Tranquillità” (2013), a 1950s-style wooden table covered in metal plates and large enough to occupy the middle of the gallery. The point of this object is to evoke two events or periods: the day of the German military surrender spelling the end of the Second World War, and the post-war years marked by economic reconstruction and the start of the Cold War. This work seeks to answer a difficult question: how can a contemporary artist using media inspired by postmodernism visualize such a complex history? Arena also uses performance (“Surface avec Ligne,” 2013); thus, every day throughout the duration of the exhibition, a performer walks back and forth on this same table, eventually covering a distance of 155 kilometers, the length of the Berlin wall. Various scales, sizes, and mixed materials combine to evoke the “path” or course of American and European history, suggested for instance by pathetically small—indeed nearly invisible—portraits, those of Churchill, Roosevelt, Stalin, and Eisenhower, each covered by a dozen tiny sugar bags: “Mètre Carré avec Tête (Churchill)” (2012), “Empreinte de Pied Gauche avec Tête (Roosevelt)” (2012), “Mètre Linéaire avec Tête (Staline)” (2012). The “great” events evoked by grand historical narratives are reduced to miniatures, and the monuments turn to ruins. 




            Francesco Arena participated in an art residency program in Reims during the summer of 2012. Faced with the tremendous narrative embodied by the city’s monuments, he has tried to evoke a historical scene through the managed use of gallery space. However, he knows, and demonstrates to the visitor, that such grand narratives are invariably doomed. All that remains is the figure of the artist, the lone human being who, by confronting the dizzying immensity of the past, provides a point of comparison that makes it intelligible on a human scale. 

 



Francesco Arena, «Onze mille cent quatre-vingt sept jours», Fonds régional d’art contemporain de Champagne-Ardenne, Reims. February 1th – April 24 th.
Remerciements à Monsieur le Professeur Mathieu Duplaix pour la révision du texte anglais.  

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Francesco Arena et Émilie Pitoiset, à Reims :
les vertiges intimes des «objets» vestiges.

«Houdon – Le Maréchal de Tourville. Pour le roi. Statue en marbre de 6 pieds de proportion. Il est représenté au moment où il fait voir au Conseil de guerre la lettre du roi qui lui ordonne de combattre les ennemis forts ou faibles, ordre qui décida le combat de la Hogue, ce combat si malheureux, mais qui n’en fut pas moins le moment le plus glorieux de la vie de Trouville. Prêt à donner le signal d’ordre de bataille, il montre avec son épée la lettre qui doit en justifier le succès, et son regard exprime un dévouement plein de courage et de fierté. Le vent qui agite ses cheveux et son vêtement, les attributs de marine qui servent de soutien à la figure indiquent l’élément sur lequel il va combattre. Cette figure a du mouvement ; le moment choisi est sublime ; ce n’est pas de la sculpture, c’est la peinture (…)» - Denis Diderot, «Salon de 1781», in Salons.

            Francesco Arena – Onze mille cent quatre-vingt-sept jours – Pour le Frac Champagne-Ardenne, Reims. Table de métal et de bois de «dimensions démesurées» (500 x 175 x 75 cm), dans laquelle les matériaux choisis ont été encastrés en ses bords à la façon de rallonges et intitulée par l’artiste italien, né en 1978 près de Brindisi, Mare della tranquillità (2013). – Paire de chaussures en matière souple, éléments pour une performance quotidienne, dite Surface avec ligne (2013). – Étai, argile (65 x 65 x 400 cm) dénommés Colonne (2013), sculpture pilastre, symbolisant la destruction puis la reconstruction de la cathédrale de Reims dans l’après-guerre des années 50 grâce aux dons et financements recueillis par John Rockefeller jr. – Livres, métal désignés Around Céline (2013), longue structure rectangulaire placée verticalement, creuse, de la taille de l’artiste, à l’intérieur de laquelle sont ou seraient empilés les romans autobiographiques de la trilogie allemande (D’un château l’autre, Nord et Rigodon) de Louis-Ferdinand Céline. –
            Ces pièces ou objets sculpturaux posés dans cette première exposition de Francesco Arena en France, dont le titre – Onze mille cent quatre-vingt-sept jours – renvoie à la distance temporelle entre le premier bombardement que subit la cathédrale de Reims et la date de la signature de l’acte de reddition de l’Allemagne nazie, ponctuent ce temps de guerre européenne. Une inscription de l’Histoire de la Seconde Guerre mondiale par le cheminement spatial de l’exposition et par les phases que sont ces sculptures chargées de signification historique. Formes sculpturales singulières et attendues, aux lignes minimales et aux matériaux pauvres, voire bruts, dans une réminiscence du mouvement de l’Arte povera, mais qui fonctionnent sur un paradoxe : à la fois elles appuient la lourdeur académique du moment représenté, mais paraissent tenter l’en vider par cette pauvreté des moyens utilisés. Ces sculptures ont été réfléchies et conçues par Francesco Arena lors d’une résidence de quelques mois à Reims au cours de l’été 2012, à l’invitation de la directrice du Frac Champagne-Ardenne, Florence Derieux. Et l’artiste a travaillé non pas le lieu de la ville, mais bien l’histoire du lieu, ou plus justement certains des événements historiques qui l’ont marqué. Chaque sculpture, chaque objet (peut-être y a-t-il quelque chose pour certains du ready-made duchampien) imaginés par Arena s’appliquent à une reconstitution matérielle de l’événement : ou comment dans une esthétique contemporaine liée au post-modernisme représenter cet événement historique ? Cette énormité monumentale de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, et de l’après-guerre… Ainsi, cette table qui «envahit» l’espace central de l’exposition, aux «dimensions démesurées», formée de deux récits donnés à voir par les deux qualités de matériau utilisé : le bois d’une banale table de cuisine des années 50 et le métal qui vient étendre celle-ci, reproduisant alors la «table historique» sur laquelle fut signée le 7 mai 1945, à Reims, le premier des actes militaires sanctionnant la capitulation de l’Allemagne. Sorte d’encastrement de l’histoire collective et de l’histoire individuelle, intime, cachée. L’histoire de l’Europe occidentale qui sort de la barbarie pour entrer dans une paix ambiguë, scellée très vite par sa partition en deux blocs idéologiques, économiques et politiques. Une paix larvée que sera dans les années 50-60 la Guerre froide, symbolisée par le Mur de Berlin. Que l’artiste nous fait ressentir et «voir» par une performance qui se produit chaque jour du temps de l’exposition : sur cette table, une performeuse marche de long en large jusqu’à avoir parcouru par son pas la distance des 155 kilomètres de la longueur ce qui fut jusqu’en 1989 le Mur de Berlin. L’ensemble de cette première exposition d’Arena – dont nous découvrons de façon assez précise le travail et les problématiques de représentations de l’histoire contemporaine qui le sous-tend – n’est pas, donc, pour reprendre la formulation de la citation de Diderot de la sculpture mais de l’installation. Et nous pourrions prolonger en ajoutant de «l’installation d’histoire», tout comme l’histoire de l’art a défini ce genre des «tableaux d’histoire» et de «peintres d’histoire». Sculpteur d’histoire, ou plasticien d’histoire, voire performeur d’histoire, Francesco Arena oscille dans l’incertitude et le vertige de ses représentations. Ce Mare della tranquillità est dans la démesure par ses dimensions à l’échelle de l’importance de l’événement qu’il cherche à représenter, mais devient sur-signifiant, ne se dégageant pas de l’histoire officielle telle que l’on écrite les nations concernées, les nations victorieuses. S’il y a représentation de l’histoire, il y a aussi réduction ou schématisation politique et idéologique. Arena met en dispositif l’histoire occidentale avec ses dirigeants politiques et militaires, comme sans doute les générations successives de l’après-guerre ont pu les voir dans des films d’actualités, des archives photographiques de presse. Dans son parcours quasi scénique, l’artiste a placé les portraits des figures emblématiques de Churchill, Roosevelt, Staline, et de façon curieusement cachée par de petits sachets de sucre en poudre récoltés par Arena au fil de ses voyages, Eisenhower. Mètre carré avec tête (Churchill) (2012) coince une impression photographique du premier Ministre britannique au bas d’un immense cadre de métal gris, vide, ouvert sur le mur blanc de la salle ; Empreinte de pied gauche avec tête (Roosevelt) (2012) enroule au-dessus d’une semelle usagée une photo du président américain. Et Mètre linéaire avec tête (Staline) (2012) emprisonne le dirigeant soviétique dans une sorte d’arc à la corde tendue… Ces petites pièces – «petits portraits d’histoire» – sont à peine visibles, peuvent même totalement échapper à l’attention du visiteur. Elles ponctuent pourtant ce récit d’Arena sur ce moment crucial de l’Europe et du monde occidental de l’après-guerre, ou ce qui se voudrait un récit. Il y a sans doute quelque chose d’une tragique ironie dans cette tentative de l’artiste, mais aussi la mesure d’un échec de tout essai de représentation, de la grandeur et de la petitesse. Il en demeure un constat (peut-être provisoire) : ici, la forme esthétique reste froide à une capacité de réflexion historique et politique. Le minimalisme de chaque pièce se trouve pris en défaut de sens, et produit de l’académisme, faute de formaliser une pensée et une réflexion sur l’écriture plastique de l’histoire. La représentation se fige dans un objet qui s’enchâsse dans un statut d’archive ou dans la fabrique d’un vestige. L’histoire se fige dans un vertige vain, à hauteur d’homme puisque Francesco Arena mesure ses pièces par sa propre taille, ou l’extension de son propre corps. Façon d’élimer la «grandeur» ou l’«imposant» de ceux dont les manuels disent qu’ils font cette histoire avec un grand «H».
Francesco Arena a tenté une scène d’histoire dans une utilisation maîtrisée des volumes de l’espace d’exposition… Il sait, sans doute, que tout grand récit est voué encore à l’échec. Reste la taille de l’artiste, la taille de l’individu sur cette scène représentée de l’histoire…


Les raffinements de la manière posée d’Émilie Pitoiset
            Autre «scène» que sont Les Actions silencieuses, d’Émilie Pitoiset, seconde artiste invitée par le Frac Champagne-Ardenne pour ce duo d’expositions monographiques, avant fermeture pour rénovation du bâtiment du Frac. Une scène que nous connaissons mieux depuis, notamment, les expositions Devon Loch à la Zoo Galerie de Nantes en 2011 et Vous arrivez trop tard, Cérémonie au centre d’art Les Églises de Chelles en 2012. Et qui trouve grâce aux espaces – et à leur configuration – du second étage du Frac, un déploiement subtil, élégant et raffiné de son propos. S’ouvrent à la déambulation hésitante du spectateur une estrade de bois où quelque chose a eu lieu – ou pas –, des objets sculptures hybrides qui flirtent avec le souvenir des fétichismes du surréalisme et les vocabulaires collages du dadaïsme, des paravents qui déclinent le pli ou la pliure dans des états de déséquilibre, de points de vertige de la forme et de la matière… Toute chose qui désormais constitue la grammaire esthétique de la jeune artiste française. Il ne serait pas erroné – peut-être – de lire dans cette «scène» intime, secrète, d’éléments de mobilier (une table de chevet au design années 50 – Molding my hand thinking about new piece, 2013), de gants noirs apposés au mur tels des masques de main (Les Indiscrets, 2013), d’un masque d’une extrême finesse fait en galuchat qui joue des vides et des transparences, d’un caché non caché (Le Masque, 2013), ou d’un objet composé de texture minérale, animale et de tissu (La Doublure, 2013), un maniérisme contemporain. Forme esthétique qui s’affirme au XVIe siècle, qui multiplie toute une richesse et une exubérance des entrelacs et des arabesques formelles et de motifs… Une «manière» contemporaine pour Émilie Pitoiset qui décline les insolites, les hybridations, les fictions toujours prises dans les tissus de l’absence, les imaginaires, les sensualités discrètes, mais à fleur de peau, dans une respiration précieuse des vides et des plis. À Reims, elle joue et rejoue sa scène avec des pièces nouvelles qui élargissent les intrigues, les théâtralités et les tensions… La composition spatiale nous place au bord : au bord de l’estrade, au bord des plis de paravent, au bord des intrigants objets… Notre place se cherche, dans des vertiges qui nous rattrapent. Nous voudrions une histoire, nous avons des sculptures pour passeurs… Et l’attente dans le dépli d’une proposition – provisoire – constamment à renouveler.
            Reste la présence concomitante de ces deux monographies. Que se produit-il entre les deux expositions ? Jonctions ou distorsions ? Rencontres, dialogues ou ruptures, voire ignorances. Francesco Arena et Émilie Pitoiset appartiennent à la même génération de trentenaires. Ils usent d’un langage formel minimal, de l’espace scénique, de la performance ; ils sont hantés par la narration, quelle soit historique ou fictionnelle. Ils pratiquent la sculpture et l’objet. Des points d’accroche tentent les deux œuvres l’une vers l’autre, seul le visiteur peut en inventer les liaisons et en joindre les vertiges.



 Les Actions silencieuses d'Émilie Pitoiset.... Une scène entre maniérisme et baroque «sur» la surface contemporaine du Frac Champagne-Ardenne.

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Franceso Arena - «Onze mille cent quatre-vingt-sept jours»
Émilie Pitoiset - «Les Actions silencieuses»
Expositions monographiques au Frac Champagne-Ardenne, Reims – Du 1er février au 24 avril 2013.
Ce texte a paru dans une version modifiée sur le site de la revue «Mouvement»: http://www.mouvement.fr/critiques/critiques/vertiges-des-objets 
Site du Fonds régional d'art contemporain de Champagne-Ardenne:

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