Horizons sensibles - Doug Wheeler, Frac Lorraine - mouvement.net - l'indisciplinaire des arts vivants

Horizons sensibles - Doug Wheeler, Frac Lorraine - mouvement.net - l'indisciplinaire des arts vivants






 1. Doug Wheeler, «49 Nord 6 Est POV Luminiferous Light Volume - 2011-12».

«C'est seulement dans le langage de l'espace physique que le langage visuel s'appelle subjectif. Ce qui est essentiel, c'est que la re-présentation de l'espace visuel re-présente un objet et ne comporte pas d'allusion à un sujet.» Ludwig Wittgenstein, 72, «Recension des matières», in «Remarques philosophiques».














Doug Wheeler - Dessin préparatoire - «Synthetic Deserts»


2. Doug Wheeler, «49 Nord 6 Est Luminous Plane, 2012».

     L'impossible  photographie d'un immense... La sensation, seule survivance de la perception du motif. D'un instant du réel étale entre les murs «sculptés» dans leur propre dissolution de la salle d'exposition.
   Doug Wheeler rompt avec la peinture, avec le tableau. Avec la matérialité de la peinture, mais sans doute pas avec les perspectives du tableau. Il y a, chez l'artiste californien, une persistance du cadre, aussi immatériel soit-il comme dans cette pièce créée in situ pour l'une des salles du Frac Lorraine.
   D'une certaine façon, Wheeler s'inscrit dans «une peinture de paysages» dont les protagonistes sont la salle d'exposition retravaillée par le blanc, reformée par des arrondis, et qui se déploie en paysage, en ciel, en ligne d'horizon, et les spectateurs, figures éphémères d'un premier plan passager, toujours recommencé, réinventé à chaque présence d'un-e passant-e.

Photos DR.

 Doug Wheeler, 49 Nord 6 Est 68 Ven 12 FL, 2011–12
Production 49 Nord 6 Est – Frac Lorraine & David Zwirner, New York
Vue de l’exposition Doug Wheeler.
Photo: Rémi Villaggi © D. Wheeler, courtesy of David Zwirner, New York        


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Doug Wheeler – De l’autre côté, une scène de l’infini


«Le lieu de toute présence, le vrai – disait-il – est le désert.» Edmond Jabès,
«Le Livre de l’Hospitalité», 1991.


            Arizona, Globe, 1939, Doug Wheeler, artiste américain côte Ouest, Sud Californie. Aujourd’hui vit et travaille à Santa Fe, Nouveau Mexique, et à Santa Monica, Californie. Cette laconique ligne biographique, c’est, au fond, d’emblée, un paysage posé, là. Une lumière variante, posée, là. Ce désert d’Arizona auprès duquel a grandi Wheeler, qu’il a ressenti et observé, qu’il a maintes fois survolé en avion, dans une perception aiguë ou contemplative des variations imperceptibles des clartés et des obscurités, de la lente dissipation de la pénombre aux premières lumières du jour jusqu’à l’incandescence zénithale, puis aux douces retombées vers la nuit. C’est, aussi, la présence presque sensuelle d’un ciel infini et des traversées de nuages, blancs, zébrés ou laiteux, et puis, ce qu’il y a entre : une tension et une profondeur des vides. Tout le travail de Doug Wheeler, depuis ses débuts à l’orée des années 60 dans son atelier de Venice, semble cette tentative obstinée et exigeante de rendre palpable, perceptible et sensible, non seulement un paysage où les horizons s’épuisent dans la désorientation cardinale et dans une immensité littéralement «à perte de vue», mais aussi, peut-être, d’approcher au plus intense le plus immatériel du réel, cette expérience éphémère et pourtant sans cesse reprise, recommencée de l’espace. Ce désert d’Arizona… cela serait une sorte de «scène primitive» (dans une acception également dramaturgique) qui ouvre alors les recherches esthétiques de Doug Wheeler vers une expérience phénoménologique, une expérience visuelle, sonore (le silence est un son) et physique. Comme «perception première» pour cet artiste peu vu sur la scène artistique ces quarante dernières années et que le Frac Lorraine, à Metz, invite pour près de six mois, à disposer de trois salles de ses espaces d’exposition avec la création ou la réactivation «in situ» d’environnements «perceptuels» et «immersifs» : «49 Nord 6 Est POV Luminiferous Light Volume, 2011-12», «49 Nord 6 Est Luminous Plane, 2012» et «49 Nord 6 Est 68 Ven 12 FL, 2011-12».
            S’il est resté longtemps hors et en retrait du marché de l’art, Doug Wheeler n’en est pas pour autant un artiste méconnu, plutôt souterrain – en quelque sorte. Associé au milieu des années 60 au mouvement dénommé «Light and Space» par l’artiste et commissaire d’exposition John Coplans, Wheeler débute sa «carrière» aux côtés de deux autres figures majeures de l’art minimal de la côte Ouest : James Turrell et Robert Irwin. Dans leurs explorations de la lumière, des environnements lumineux, de la perception des volumes dessinés ou sculptés dans l’espace du white cube, Doug Wheeler affirme sa radicalité, mais pas sa notoriété publique. Mais cette radicalité dans le médium et le dispositif l’impose comme «figure mythique», presque tutélaire pour nombre d’artistes conceptuels tels que David Lamelas ou Daniel Buren.
        Étudiant au Chouinard Art Institut, à Los Angeles, puis au California Institut of Arts (avec John Baldessari, Ed Ruscha, Irwin), Wheeler pratique le dessin avec brio (ce qu’il continue, notamment pour la mise en œuvre de ses pièces perceptuelles, complexes dans la conception technique, et dont nous pouvons voir un exemple au Frac avec le dessin préparatoire pour l’environnement qu’il créa en 2008 à l’occasion de l’exposition «Upside Down - Les Arctiques», au musée du Quai-Branly, consacrée à la culture et au monde Inuit) et la peinture. Une peinture monochrome blanche, marquée par l’expressionnisme abstrait des années 50, de De Kooning à Rothko. La radicalité de Wheeler tient au fait qu’il fut le premier de cette génération d’artistes américains à «sortir du tableau», à «sortir de la peinture», à «sortir du cadre» pictural et à «sortir de l’objet» pour embrasser une totalité d’espace, utilisant la pièce d’exposition comme élément de l’œuvre, utilisant la lumière artificielle du néon ou, aujourd’hui, des projecteurs LED, utilisant le volume, pour créer ces environnements «immersifs». Le critique d’art italien Germano Celant qui l’invita en 1976, lors de la Biennale de Venise, à participer à l’exposition collective «Ambiente Arte : dal futurismo ad oggi» définissait ainsi cette position de Wheeler : «Il refuse toute représentation. Il n’y a rien à voir, seulement la lumière. C’est le grand changement.»
            Des premiers travaux «light canvas» («tableaux lumineux») qui maintiennent encore la trace du cadre aux «fabricated light pieces» pour lesquels Wheeler utilise néon et plastique, jusqu’aux séries successives – les «light walls», les «Infinity Environments», les «Light Encasements» – qui connaissent des versions recréées ou réactivées selon les lieux d’exposition (ce qui, d’ailleurs, s’inscrit dans le titre même des œuvres environnements puisque y sont mentionnés le musée, la galerie ou le centre d’art, les dates de première installation et celle de la recréation : une sorte d’inscription géographique et temporelle par le titre), l’artiste approfondit ses recherches sur la perception et la dématérialisation des espaces. Les salles de travail étant toujours repeintes, recouvertes de peinture blanche, reformées architecturalement par un arrondi des coins et des murs, pour certaines pièces. Au Frac Lorraine, les trois environnements s’offrent comme trois propositions de perceptions et de rapports avec le visiteur. Peinture blanche phosphorescente, projecteurs, peinture blanche sur les sols et les murs, néons, fine toile de Nylon, ces éléments simples cachent l’extrême complexité du dispositif pour parvenir à cet état de perception, de ce que Béatrice Josse, directrice du Frac Lorraine, définit comme une «expérience par corps», évoquant également le long travail technique avec l’artiste : «Après avoir convenu du choix de deux nouvelles pièces, et, surtout, d’une production créée pour la grande salle du Frac, nous avons beaucoup réfléchi pour trouver et adapter toutes les solutions techniques nécessaires à la réalisation de ces environnements, pour réaliser cet exploit de faire le vide. Il nous a donc valu pratiquer nombre de travaux dans le bâtiment.» Cette création nouvelle, notamment, «49 Nord 6 Est Luminous Plane, 2012» appelle vers cette immensité ou cet immense ou cette profondeur «à perte vue» où le visiteur ne peut fixer son regard, juste se laisser couler, se perdre. Le dispositif est pourtant toujours visible en tous ces éléments. Il est à dire que ce que l’on voit avec netteté, ce sont la ligne des projecteurs, cette ligne de peinture blanche phosphorescente qui entoure la salle totalement blanche, et qui, sous l’action de la lumière des projecteurs, produit un cadre bleu. Ce que pointe la directrice du Frac : «Le travail de Doug Wheeler est singulier, aussi, par ce fait qu’il ne cache pas le dispositif. Bien au contraire. Il donne à voir les projecteurs et la lumière naturelle est bienvenue, et non pas en concurrence de la lumière artificielle. Il n’y a pas d’effet théâtral ou spectaculaire par un passage par le noir. La matérialité est assumée et elle est ce point de départ vers l’infini. Ce dernier “n’existe” que parce qu’il y a du réel, du matériel, de la contrainte. Il n’y a pas d’effacement dans la présence des portes de la salle et des éléments d’architecture, ils sont même le point de départ d’une narration possible, du voyage et de l’expérience du spectateur. C’est un cheminement à faire, du moins métaphoriquement». Et ledit visiteur est là placé hors du cadre, appelé vers… Doug Wheeler permet de réinterroger la perception, certes, mais aussi la «représentation» de la perception, et la mimésis. Les grands espaces, toujours, comme «toile» originelle.
            La venue de Doug Wheeler au Frac Lorraine participe à la fois de son histoire européenne et de son «retour» sur la scène artistique américaine et internationale, grâce à l’exposition «Phenomenal : California Light, Space, Surface» (1), au musée d’art contemporain de San Diego, dans le cadre de la manifestation hommage à l’art de la côte Ouest des années 60-70, «Pacific Standart Time» (2011-début 2012), et grâce à la première exposition personnelle de Wheeler à la galerie David Zwirner de New York en janvier-mars de cette année.  Cette part de l’histoire de l’art des années 60-70 revisitée, réactivée, mais surtout qui, au présent d’aujourd’hui, permet de vivre «l’art comme expérience» (2), ou de faire, comme le décrit Béatrice Josse, «une expérience physique des grands espaces comme expérience esthétique, et de sentir comment la notion de performance continue à œuvrer.»

Marjorie Micucci

(1)  «Phenomenal : California Light, Space, Surface», exposition du 25 septembre 2011 au 22 janvier 2012, museum of contemporary art, La Jolia, San Diego, Californie. Et nous recommandons le catalogue qui permet de retisser les liens du groupe «Light and Space» - University of California Press, 2011.
(2)  John Dewey, «L’Art comme expérience», Coll. Folio Essais, Éd. Gallimard, 2010.

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«Doug Wheeler»
49 Nord 6 Est Frac Lorraine (Metz)
Jusqu’au 11 novembre
1 bis rue des Trinitaires – 57000 Metz

Ce texte a paru sur www.mouvement.net dans une version légèrement modifiée le 22 août 2012.)

  












«La position exceptionnelle de mon corps dans l'espace visuel se rattache à d'autres sentiments et non à quelque chose de proprement visuel.» Ludwig Wittgenstein. 74, «Recension des matières» in «Remarques philosophiques».
Doug Wheeler, 49 Nord 6 Est
68 Ven 12 FL, 2011–12
Production 49 Nord 6 Est – Frac Lorraine & David Zwirner, New York.
Vue de l’exposition Doug Wheeler, Mai-Nov 2012, Frac Lorraine, Metz (FR)
Photo: Rémi Villaggi.
© D. Wheeler, courtesy of David Zwirner, New York.    

 «Nous avons besoin d'une forme d'expression selon laquelle nous puissions re-présenter les phénomènes de l'espace visuel isolés en tant que tels.» Ludwig Wittgenstein. 70 - «Recension des matières», in «Remarques philosophiques».
Doug Wheeler, huile sur toile, 1964.
www.mcasd.org/artists/douglas-wheeler

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