Les paysages à rebours de Joachim Koester




À propos de l'exposition monographique «Joachim Koester: Of spirits and empty spaces»,  Institut d'art contemporain de Villeurbanne,
10 décembre 2011 - 19 février 2012.
Joachim Koester, «Variations of Incomplete Open Cube», 2011.
© DR.





Galerie Jan Mot, Bruxelles, février 2012.


                    Depuis une première exposition au centre national de la photographie en 2001 – en parallèle avec les cinéastes Jean-Marie Straub et Danièle Huillet –, Joachim Koester, artiste danois, né en 1962, à Copenhague, et actuellement basé à New York, fut peu montré en France. Sur un mode ponctuel, lors d’expositions de groupe comme celles organisées en 2007 par La Galerie, à Noisy-le-Sec, autour du thème de l’expédition (Expéditions), ou en 2009, par le Frac Basse-Normandie qui réunit, outre Joachim Koester, Jeppe Hein et Ulrik Weck, tous trois travaillant les problématiques contemporaines du paysage, dans sa mise en question par une relecture de l’histoire de l’art, sa déconstruction ou son démontage (Dépaysage). Ou encore dans le cadre d’Esthétique des pôles – Le Testament des glaces, au Frac Lorraine, en 2010, qui interrogeait les fascinations quêtes d’un certain nombre d’artistes pour les espaces polaires, et leur inexorable disparition. Variations sur des paysages performatifs, spectraux et désorientés, des paysages de perte(s) et de possibles hallucinations pour celui qui en fait l’expérience physique. Et c’est ainsi, dans ce contexte de rareté, qu’a surtout été vue l’installation multimédia de Joachim Koester, composé d’un diaporama muet et de textes sous-titrant les images projetées, Nordenskiöld and the Ice Cape (2000), achetée par le Fonds national d’art contemporain, et œuvre considérée comme charnière par l’artiste. Dans un acte performatif, Joachim Koester refait l’un des voyages arctiques de l’explorateur et scientifique Adolph Erik Nordenskiöld, parti en 1870 au Groenland sur d’éventuelles traces des premiers peuplements vikings. Voyage dans l’histoire d’un autre voyage où se nouent les tensions et les distorsions entre réel et fiction, entre tentative documentaire et production narrative ; remontée de l’artiste vers la quête d’une autre quête dont il ne détient que des sources écrites éparses et laconiques, celles du journal de notes du scientifique ; désorientation dans le présent de paysages glacés, mouvants, qui se reformulent sans cesse en une réalité visuelle nouvelle, laissant l’imagination s’approprier le vertige des manques du visible immédiat. À l’œuvre, le paysage est histoire trouée. Comme l’œuvre de Joachim Koester le fut pour nous. Voyage à rebours… qui nous relie aujourd’hui à l’exposition Of spirit and empty spaces, organisée par l’Institut d’art contemporain de Villeurbanne.





 «Histories», architectures hantées par Gordon Matta-Clark.
               Exposition monographique, certes, réellement la première en France pour Joachim Koester ; exposition rétrospective au plein sens du terme de son travail depuis 2003-2005. Avec des œuvres maîtresses qu’il nous est enfin données de voir : Message from Andrée (2005, Message d’Andrée) qui s’inscrit encore pour l’artiste dans cette période d’exploration des paysages des pôles, de relecture des expéditions scientifiques du XIXe siècle, et de la production d’histoires et d’images «fantômes». Ou Morning of the magicians (2008, Le Matin des magiciens), qui décline la fascination de Koester pour les phénomènes d’occultisme et d’ésotérisme, dans sa constante recherche d’expériences mentales et de leur documentation par l’image de lieux, de paysages au bord de l’effacement, de la ruine, ou dans l’incertitude de leur statut, entre construction ou destruction. Des œuvres plus récentes, de 2010, qui enchâssent les interrogations sur la mémoire de faits, d’«événements» de l’histoire de l’art, et les formes d’hypnose : Demonology (Démonologie) ou ce I Myself Am Only a Receiving Apparatus (Je ne suis moi-même qu’un appareil de réception), phrase de Kurt Schwitters que Koester reprend à son compte – et qui pourrait servir d’exergue à l’ensemble de sa démarche – et qu’il utilise pour titre d’un film en noir et blanc dans lequel se déroule l’histoire du Merzbau, dans une tension extrême entre mémoire et image reconstituée.
                Enfin, avec une pièce nouvelle réalisée pour l’ICA, Variations of Incomplete Open Cubes (2011, Variations sur Incomplete Open Cubes) qui ouvre l’exposition et son parcours conçus par l’artiste comme une œuvre en soi. Un parcours labyrinthe qui s’articule au rythme rigoureux et syncopé de salles de pénombre à fois dépouillées et vibrantes, et d’espaces blancs, dans la «tradition» conceptuelle. Comme les deux faces de Joachim Koester : inscription dans l’art conceptuel et travail sur le corps, sur le geste, jusqu’aux extrêmes de la transe et des dérèglements psychiques, ou d’états mentaux hypnotiques. Et, nous ne sommes alors guère surpris de croiser dans nos cheminements la figure de l’anthropologue américain Carlos Castaneda et ses Magical Passes. Ou cette double installation totalement absorbante, Time of the Hashshashins et The Hashish Club (2009), qui remonte et dénoue les traces de l’histoire du hashish, inscrit les légendes littéraires qui lui sont liées. Citons encore ce film, Tarantism (2007), exploration documentaire de ce phénomène rituel d’exorcisme connu dans la région des Pouilles, en Italie, à l’origine d’une danse folklorique, et que Koester s’approprie par une chorégraphie condensant toutes les strates historiques et toutes les formes de ce fait. Le corps habite l’idée ou inversement... Énigmatique alchimie de l’indicible qui se joue dans ces rapports entre image et texte, entre documentaire et fiction, entre protocole conceptuel et expérimentation physique autant que psychique…





 «From the Travel of Jonathan Harker», 2003.
Ces «agencements» qui revisitent paysages et histoires, dans la multiplicité de leurs passés sans fin (on peut également mentionner From the Travel of Jonathan Harker, 2003, série photographique de paysages et d’habitations de Transylvanie, couverture de livre, affiches cinématographiques… qui écrivent les traces littéraires et filmiques du célèbre roman de Bram Stocker, Dracula, et de son personnage) s’articulent constamment sur l’absence dans un moment du visible. L’image, photographiée ou filmée, est un visible en état de ressouvenir. Variations of Incomplete Open Cubes synthétise ce processus : cette absence rendue tangible par un visible à la fois palpable et mental. Sur l’écran, filmées en noir et blanc, en plan serré, deux mains s’efforcent de reconstituer dans l’espace une pièce sculpturale historique de Sol LeWitt datant de 1974, les Incomplete Open Cubes. Les «mains de Koester» se détachent, plan après plan, figure après figure, dans une chorégraphie incertaine, à la recherche des formes incomplètes des 122 «structures» cubiques de LeWitt. Chacune étant privée d’une barre manquante que seule l’imagination ou la pensée peuvent faire réapparaître, dans une expérience mentale.



 «From the Secret Garden of Sleep»,
journaux illustrés de plantes drogues.

Traversée spatiale et temporelle à l’intérieur d’une œuvre «hantée» (Joachim Koester revient sans cesse sur la figure de «maison hantée») par l’incomplétude de l’image et d’un récit «habité» de personnages réels ou/et mythiques, mais dont on ne doute pas qu’ils acquièrent dans les processus de montage, de remontée et d’enchâssement des dispositifs visuels et textuels de Koester un statut de revenants, cette exposition a donc la configuration des paysages à rebours de l’artiste. Mais, peut-être, cette œuvre est-elle tout autant hantée par un désir impossible d’une complétude que seule une imagination pleine peut inventer. Une (in)complétude que cette traversée aussi rétrospective qu’introspective nous invite à faire l’expérience physique et mentale dans le continuum narratif qu’est Of spirits and empty spaces.

Marjorie Micucci

Ce texte a été mis en ligne le 16 janvier 2012 dans une version légèrement modifiée sur www.mouvement.net

Site de l'Institut d'art contemporain deVilleurbanne/Rhône-Alpes: http://www.i-ac.eu/


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