Chantal Akerman, too far, too close (Anvers, M kha)... ou le format déplié de l'exposition


La couverture carte postale du dépliant cartels de l'exposition
– presque rétrospective des «pièces» adaptées au format
des dispositifs contemporains de l'installation, montrées ces dernières années par la galerie Marian Goodman (New York-Paris) –
de Chantal Akerman, qui se clôt le 10 juin, au M kha, à Anvers.








Dépliant des cartels de l'exposition sous forme de cartes postales, avec au dos le texte informatif et les lignes destinées aux coordonnées d'un ou d'une éventuelle destinataire... Carte détachable et prête à sortir de l'exposition...
Système de communication ou une forme de mail art institué par le musée.


            Qu'est-ce que l'exposition? Une exhibition (avec cette confusion du sens que permet la traduction anglaise)? Un format? Une forme? Un essai? Une vanité? Une clôture? Un en-dedans? Peut-être un linceul? Un en-dehors du réel? Un récit? Un lieu aux normes? Aux contraintes – imposées ou aléatoires? Une économie? Une communication? Une tentative d'ordonner le sensible? Détourner, déplier, fragmenter, vider l'exposition? La rendre à une absence en la privant d'œuvres – et de l'artiste par surcroît – et d'une charge matérielle. Ou remplir l'exposition, la saturer jusqu'à l'irrespirable visuel et/ou sonore des œuvres; la rendre inaudible, et toute aussi invisible. Un espace en dilatation des solitudes. Un espace où ce qui fait image cherche sa surface et sa distance, cherche son inscription dans l'artifice. S'affiche et se nomme, s'affiche et s'explique de ce qu'elle dit ou aurait à dire.
           Qu'est-ce qu'une exposition de Chantal Akerman, cinéaste? Qu'est-ce qu'une exposition pour Chantal Akerman, qui, depuis le milieu des années 90 et cette installation, «D'Est, au bord de la fiction» (1995), venue du Walker Art center de Minneapolis à la galerie nationale du Jeu de Paume (durant l'automne 1995), étend, déploie, réduit, segmente, transfère de l'écran cinématographique au moniteur vidéo, divise ce film pellicule dans un format plastique et temporel disjoint. Peut-il y avoir une exposition «Akerman», tant dans la tradition de la salle muséale que dans la double tradition contemporaine du «white cube» et de la «black box»? Cette sortie de la salle de la projection du film du Super-8, 16 ou 35 mm, cette sortie hors de la salle de cinéma vers cette autre salle, cette autre plasticité de la distance, du temps et du mouvement, qui délimite des espaces hors cadre, qui induit une vision à la fois désorientée, ponctuée, distraite, et constamment déplacée.
          La rétrospective du M kha serait une réponse par la négative, en regard et en souvenir de la rétrospective (dite «intégrale» pour la filmographie et à laquelle étaient adjointes les mentions «exposition - installations) organisée en 2004 par le centre Pompidou et qui incluait donc, dans l'espace étroit du Forum, des installations sur moniteur d'Akerman. Confinement de l'installation plastique, nous n'étions pas encore de l'autre côté... Le M kha entérinant une sorte de passation des pouvoirs du cinéma au musée, du film à l'installation plastique, qui emplit – entre vides et flottement – les salles du musée anversois. Réponse par la négative, parce que, là, le cadre akermannien, le cadre de l'image film dans son plan séquence et son plan fixe tremblés par le grain en mouvement de la pellicule, suspendus, en attente du réel, entrent dans un processus visuel de dilution par son éclatement et son étirement dans les installations vidéoprojetées, et par un parcours de monstration qui dissipe le cadre, ou qui ne peut le (re)trouver: le cadre perdu.


«Hotel Monterey», 1972 - sur support vidéo -
Le cadre et la distance.



«Hotel Monterey» - Le plan fixe comme nature morte.

 «Hotel Monterey» - Vidéoprojection en boucle - M kha -
Le cadre perdu (?)

        Un pivot – un plan central/une installation qui pourrait dire la quête d'une œuvre de cinéaste – à partir duquel l'exposition se répand en deux axes, dans une extrême extension autobiographique. Une installation composée comme un triptyque de l'interrogation de soi, du corps, des corps solitaires, nomades, des corps énigmes, des corps d'elle/d'elles. Un film peu montré de 1971, «Mirror», noir et blanc, muet, et «Femmes d'Anvers en novembre» (2008) dans laquelle se font face un film, toujours en noir et blanc et muet, au plus près du visage d'une femme (une autre femme – il nous a semblé – qui a accompagné les films d'Akerman, Sonia Wieder Atherton), au plus près de la peau, au plus près de la main qui tient une cigarette, et les photogrammes de femmes passantes dans les îlots de clarté  de la nuit urbaine. Errance de la caméra et errance des femmes dans un gouffre des attentes, dans l'absence creusée dans le réel, dans le quotidien fragile, un quotidien qui n'est pas le bon, un quotidien traversé, un quotidien répété et repris. Nuit et jour.
Il y a dans ce moment d'installation quelque chose du premier long métrage de Chantal Akerman, «Je tu il elle» (1975). Sans doute parce que la jeune femme de «Mirror», qui observe son corps mi-nu dans ce miroir qui, à la fois, installe le «je» et le met à distance (ou est-ce la caméra d'Akerman qui produit cette distance qu'elle renvoie en rebond visuel au spectateur), est la «comédienne» de la dernière «séquence» de ce «Je tu il elle». Elle est le «je» (avec la caméra) et le «elle», et le «elle» se prolonge vers les femmes d'Anvers. Vers une femme dont la caméra ne prend que des détails du visage, du cou. Celle aussi  avec qui la caméra ne tient plus aucune distance, qui allonge son mouvement dans un gros plan à la fois dévorant et inquiet, indiscret et doux. Ne peut-on jamais être au plus près, ne peut-on jamais saisir ce corps, cette peau, ce grain sensuel, cette bouche, cette main, cette paupière? Quelle est l'histoire dans cette présence que la caméra ne veut cadrer, et essaye de rattraper. Résistance de l'image. «Je/elle elle elles»... Akerman ouvre l'installation vers elles, d'autres femmes anonymes, lointaines... Un détachement nostalgique. Un désespoir du sensible et de l'Éros.

«Mirror», film, 1971.
«Je/elle» - «Mirror», 1971.
 «Femmes d'Anvers en novembre», 2008. Détail d'elle.

...

... elle...

«Femmes d'Anvers en novembre», 2008. Gestes.

... elles.


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