Babette Mangolte Spaces to see ou comment légitimer une rétrospective muséale


« From Yvonne, I learned how to watch carefully, how to concentrate.
(…)
From Trisha, I learned fluidity and speed. »
Babette Mangolte, « My history (the intractable
& afterword to my history the intractable», 1998 (1).

                  Lorsqu’elle fut invitée, en mars 2014, au Centre Pompidou, dans le cadre de la programmation Oublier la danse du Nouveau Festival (2), à témoigner de son travail filmique et documentaire avec la danseuse et chorégraphe américaine Trisha Brown, Babette Mangolte rappelait avec insistance quelles furent les difficultés, à partir des années 2000, pour une cinéaste expérimentale à montrer ses films. La domination télévisuelle, une économie du cinéma, de la production à la diffusion en salles, standardisant ses formats et ses lieux de projection, oubliant la pellicule, et déplaçant l’« expérimentation » vers la technique digitale et la spectacularisation de l’image. La chef opératrice de Marcel Hanoun (L’Hiver, 1969 ; L’Automne, 1972) et de Chantal Akerman (La Chambre, 1972 ; Hotel Monterey, 1972 ; Jeanne Dielman, 23 Quai du Commerce, 1080 Bruxelles, 1975, et de News from Home, 1976), qui fut, dans ses mêmes années, la directrice de la photographie de Lives of Performers (1972), premier film d’Yvonne Rainer, et qui réalisa ses premiers moyens métrages en 16 mm, à New York, What Maisie Knew, en 1975, et The Camera : Je or La Camera : I, en 1977, fut alors sollicitée par une offre muséale, les galeries et centres d’art contemporain particulièrement demandeurs, dans une période redécouvrant les artistes de la Judson Memorial Church et du Judson Dance Theater ainsi que toute la scène new-yorkaise de la danse et du théâtre des années 1970 autour du groupe The Grand Union, et qui, de façon centrale, posaient la question de l’archive de la performance. Par ses photographies en noir et blanc, faites entre 1972 et 1979, documentant, par intérêt autant visuel que cinématographique, et désir de capter, cadrer, enregistrer le mouvement des corps, les danseurs et les chorégraphies de Trisha Brown, d’Yvonne Rainer, de Simone Forti, de Lucinda Childs ou de Steve Paxton, Mangolte est devenue pour le monde de l’art l’une des témoins privilégiées de ce moment charnière de la danse contemporaine, sa mémoire visuelle. Certaines de ses photographies – il suffit de penser à celles des danseurs et danseuses de Trisha Brown dans Roof Piece, prises par Babette Mangolte depuis les toits et terrasses de New York en juin et juillet 1973, du 420 West Broadway au 36 White Street, ou toujours de Brown et la même année, Woman Walking Down a Ladder – alimentant désormais de façon iconique des expositions consacrées, notamment, à Yvonne Rainer (Yvonne Rainer : Dance Works, Raven Row, Londres, 2014) ou à une relecture commune des minimalismes autour des mêmes protagonistes et d’artistes comme Carl Andre, Robert Morris, Robert Rauschenberg, Vito Acconci, Joan Jonas ou Richard Serra, mettant en avant ce qui fut des politiques du geste et du mouvement, de la ligne et de l’improvisation (A different way to move – Minimalismes, New York, 1960-1980, Carré d’art – Musée d’art contemporain de Nîmes, 2017) ; ce qui fut pour Babette Mangolte, une politique du voir dans la « tradition » du cinéma moderne des années 1960-1970 et de la caméra subjective, la Nouvelle Vague, celle du cinéma muet d’avant-garde russse des années 1920 avec le Dziga Vertov de L’Homme à la caméra (1929), et des recherches pionnières d’un Muybridge dans la seconde moitié du xixe siècle. De façon symptomatique, autant la récente exposition personnelle de la cinéaste à la Kunsthalle de Vienne (Babette Mangolte – I=EYE, 2016) que cette rétrospective Spaces to SEE que lui consacre, dans la quasi-totalité de ses espaces, depuis le 1er mars le Musée d’art contemporain de la Haute-Vienne – château de Rochechouart, s’ouvrent par les films consacrés à Trisha Brown. À Vienne, le curateur Luca Lo Pinto amorçait le déroulement de l’exposition par le film Roof Piece on the High Line (2011), réactivant la chorégraphie de 1973 ; à Rochechouart, le commissaire d’exposition et directeur du musée Sébastien Faucon fait le choix d’une salle introductive centrée sur la danse, avec la projection du plus connu, Water Motor (1978), solo de Trisha Brown au Public Theater de New York le 22 mai 1978, Babette Mangolte filmant et cadrant la danseuse en un plan fixe de 2 minutes 72 secondes, dans le temps du cinéma de 24 images par seconde, puis repassant la même séquence dans un ralenti de 48 images par seconde, donnant à voir le mouvement dans son présent et sa rapidité de déplacement, d’exécution, puis la décomposition de chacun des gestes dans une nouvelle temporalité doublée d’une autre distance visuelle induisant ou provoquant une concentration particulière du regard, une « autre manière de voir ».



Les temps internes et les montages spatiaux de l’installation

Dans un texte de 2014, Installation and Spectatorship, Babette Mangolte décrit ce qu’elle considère comme sa première installation, datée de 1978 et dont le titre – How to look… – remettait déjà en jeu, pour le spectateur, cette « autre manière de voir » dans un espace, à l’intérieur et en dehors de l’image, de son architecture interne et composite. En termes cinématographiques, c’est aussi et toujours prendre acte d’un hors-champ, de ce qui n’est pas dans l’image, mais en distrait ou perturbe la vision : « In my first interactive installation in 1978, I gave the public the choice to manipulate prints, while restricting the distance at which they could see larger prints that were displayed on a wall. The simultaneous invitation to and restriction of a public defined this installation, which was titled How to look… The work was presented with a “how to play with…” flyer that they could take with them, stating those rules and variations. One rule, for example, was not to look at the work, but instead turn away from it, go to the window and look at the empty streets of Long Island City. » (3)

Dans la longue galerie aux murs impeccablement blancs du musée de Rochechouart, qui prolonge la salle introductive et y répond, l’artiste cinéaste articule ainsi une installation murale composée de deux séries photographiques, dans laquelle le spectateur se trouve pris par un double mouvement et une double temporalité, voire pour lui-même conduit à une déambulation à multiples variables et échelles de regards. D’un côté, un ensemble photographique jamais encore exposé – Building Cluster (1976-1978) – d’architectures modernistes d’immeubles du quartier de New York où Babette Mangolte s’est installée à partir de 1970, et dont certains n’existent plus. Chacune des photographies en noir et blanc sont des montages de deux images inversées et s’inscrivent dans la ligne géométrique formaliste. Ces photographies aujourd’hui montées sous la forme de la série tendent à inscrire également Babette Mangolte dans une histoire de la photographie contemporaine américaine autant que comme témoin du Downtown New York des années 1970 (4). Notre regard d’aujourd’hui se déplace encore. Mais la question ici revient : comment regarder ? Comment regarder par cette multiplicité d’angles de perspectives et de lignes ? Images dynamiques dans leur fixité même qui « se composent » à une seconde série photographique, placée sur le mur d’en face, découpée par moments de danse et d’« ensembles organisés par chorégraphes et leurs vocabulaires gestuels » : Simone Forti (Marks Jumps, 1976 ; Dancespace, 1983), Yvonne Rainer (Three Satie Spoons, 1961/1973), Trisha Brown (Accumulation, 1972 ; Group Primary Accumulation, 1973, à la galerie Sonnabend ; Group Primary Accumulation, 1973, dans Central Park), Grand Union (Concert à Greene Street, 1972), Lucinda Childs (BAM Solo, 1977 ; Reclining rondo, 1975 ; Katema, 1978), Steve Paxton (Contact Improvisation avec Lisa Nelson, 1978)… Où la question qui intéresse la photographe est moins de « filmer » la danse dans la totalité de sa durée, que de placer l’œil de la caméra à égalité de l’œil du ou de la chorégraphe. C’est capter la précision et le déroulé du mouvement, sa spontanéité et son présent dans l’image. Chaque image est du temps en mouvement, et les corps des danseurs sont pris dans l’instant de leur déploiement.

Le principe d’installation chez Babette Mangolte se veut interactif et réclame une participation personnelle du spectateur, à la fois dans sa capacité à organiser son propre regard, à manipuler les images, et à déplacer son corps dans l’espace, à produire des gestes qui le ramènent à cette question de la vision : « In selecting my images for Looking and Touching in 2006, I considered that a possible spectator could “play the part” of the photographer who had to make a choice between various images, decide on the print size and think about the viewing order. » (5). Cette expérience, Mangolte la propose à Rochechouart dans l’une des salles des collections permanentes, avec l’installation Collision (2008), dispersant sur une simple table, à la totale disposition du visiteur, des copies de ses photographies cartographiant son histoire de la danse contemporaine (Touching with Collage II), faisant écho à l’installation minimaliste de la grande galerie, et incitant à de nouveaux montages, ou pas, entre les images photographiques et celles animées des deux films concomittant projetés dans le même espace (Striving et Straining).

Il y a, chez Babette Mangolte, une conception de l’installation et de l’exposition muséales, sans doute proche de l’idée du montage, mais surtout comme un rapport architecturé de spatialisation et de vision entre intérieur et extérieur. « To incite participation I often create an architecture that permits a second look. The spectator has to go around the installation before reaching the next work. Or I position work near the exit (which is also the entrance) so my work is seen twice, on arrival and when you exit. Beside that I also employ differences in size : a large screen with projected images and small prints on the wall, or vice-versa. » (6) L’installation L’Éloge du vert, produite pour la première fois en 2013 pour l’espace VOX à Montréal et entièrement repensée pour Rochechouart, par sa structure centrale angulaire et semi-close, sur les murs extérieurs de laquelle sont projetés des films de paysages, obligent ainsi le spectateur à différentes positions de vision, dans un espace restreint et une concentration de temps. L’Éloge du vert est projet né durant l’été 2006, Mangolte initiant alors un travail photographique sur la couleur verte dans le paysage et sa progressive disparition sous les effets des changements climatiques. C’est ainsi plus d’une centaine de photographies prises en Californie, au Portugal, en Grande-Bretagne, en France… qui se déploient sur les murs d’une salle uniquement éclairée par la lumière des films projetés, déclinant également des paysages de jour ou de nuit. L’installation chez Mangolte travaille donc ses échelles de format, le fixe et le mouvement. L’image est toujours une décomposition dans son passage du temps. Mais cette décomposition est ce qui permet de voir.

                  Il y a dans cette exposition d’autres films projetés sous forme d’installation ou en regard les uns des autres, notamment le très beau Edward Krasinski’s Studio (2012) où la caméra de Babette Mangolte enregistre une journée passée dans l’atelier de l’artiste conceptuel polonais mort en 2004. Temps immobile d’une caméra dans un lieu clos et animé par cette ligne bleue qui fut la signature formelle de Krasinski. Cadrage de ce temps et de cet espace et de sa lumière variante. Peut-être que la signature de la cinéaste Babette Mangolte dans cette rétrospective muséale – qui en accepte les contraintes – est la vidéo d’une vingtaine de minutes, presque invisible dans la salle des Chasses du château de Rochechouart, projetée sur les effacements de couleurs d’une fresque du xvie siècle, intitulée Reframing as a Way to See (2016) : des tableaux de Vermeer, Bruegel l’Ancien, Matisse, Gauguin s’arrêtent sous notre regard, au plus près d’un détail cadré de la peinture. « Une autre manière de voir » est toujours une question de cadre et de cadrage du réel… C’est sans doute la difficulté d’une telle entreprise muséale : la dispersion du regard et la mise en danger de l’image fixe ou animée par des hors-champs muséaux ambivalents.


(1) Babette Mangolte, Selected Writings – 1998-2015, Berlin, Sternberg Press, 2017, p. 39 et p. 42.

(2) « Trisha Brown », rencontre avec Babette Mangolte, présentée par Valérie Da Costa, Vidéodanse, Oublier la danse, Centre Pompidou, le 9 mars 2014.

(3) Babette Mangolte, op. cit., p. 337.

(4) En 2010, les photographies de Roof Piece de Babette Mangolte faisaient partie de l’exposition collective Mixed Use, Manhattan : Photography and Related Practices, 1970s to the Present, présentée au Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofia, sous le commissariat de Lynne Cooke et Donald Crimp. Cette série « reconstituée » des Building Cluster peut s’y rapporter formellement aux côtés de certaines œuvres de Dan Graham, Danny Lyon, Thomas Struth, Gordon Matta-Clark, ou de Cindy Sherman.

(5) Babette Mangolte, op. cit. p. 337.

(6) Babette Mangolte, op. cit. p. 339.

© mm
© Texte publié dans le numéro 79 de l’art même (printemps-été 2019) 

Exposition Babette Mangolte, Space to SEE,  Musée d’Art contemporain de la Haute-Vienne – château de Rochechouart, 1er mars – 16 juin 2019.

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