L’île de Vassivière d’après Joëlle Tuerlinckx (1)

© La Constellation du peut-être, CIAP Vassivière. Joëlle Tuerlinckx 2018.
Cette carte est publiée dans l'édition faite par le Centre international d’art et du paysage de l’île de Vassivière,
à l’occasion de l’exposition de Joëlle Tuerlinckx, La Constellation du peut-être, 2018.

De là à là. Là. Ici. Là-bas. Depuis là.Peut être ici, ou là :
l’île de Vassivière, d’après Joëlle Tuerlinckx



« L’origine de notre monde n’est pas dans un événement, infiniment distant dans le temps et l’espace, à des millions d’années-lumière de nous – elle ne se trouve pas nous plus dans un espace dont nous n’avons plus aucune trace. Elle est ici, maintenant. L’origine du monde est saisonnière, rythmique, caduque comme tout ce qui existe. Ni substance ni fondement, elle n’est pas plus dans le sol que dans le ciel ; mais à mi-distance entre l’un et l’autre. Notre origine n’est pas en nous – in interior homine –, mais en dehors, en plein air. »

Emanuele Coccia, La Vie des plantes. Une métaphysique du mélange, 2016.


              Nous avons rendu visite à Joëlle Tuerlinckx, à Bruxelles, à son atelier, un mois avant le commencement de son exposition personnelle sur l’île de Vassivière, située dans l’ancienne région administrative, géographique et historique du Limousin, en France. Ce texte tient à la fois du compte rendu d’expérience et du récit. Un récit discontinu, lacunaire, stratifié, sans doute contemplatif d’une idée d’œuvres, tendu entre « champ d’expérience » (celui présent de l’atelier porteur de tous les passés d’expositions, habité de toutes les expérimentations de formes) et « horizon d’attente » (cette distance avec l’exposition à venir, avec les formes à venir), selon les deux catégories métahistoriques définies par l’historien moderniste allemand Reinhart Koselleck[1], tendu vers l’un des présents d’un moment de l’exposition – qu’elle soit accomplie ou qu’elle soit dans une qualité d’inachèvement et d’éphémère – qui ouvrira le 29 juin 2018 et sera vernie le 7 juillet, accessible alors au pas et au regard des visiteurs et visiteuses. Et si nous voulions nous mouler à l’intérieur du titre retenu pour celle-ci – « La Constellation du peut-être » –, nous pourrions ajouter que ce récit est, d’une certaine façon, une note supplémentaire raccordée au possible évoqué, ou une note venue comme en écho des possibles entr’aperçus, ce jour-là, de la parole au travail de l’artiste, des possibles entr’aperçus sur les longues tables méthodiquement alignées et recouvertes de cartes dessinées au crayon, à main levée, à main pensive, sur lesquelles se distingue l’esquisse de la forme de l’île de Vassivière (mais peut-être pas, pas vraiment, peut-être est-ce juste la forme d’une île, un cercle d’imaginaires et de faire), de cartes IGN, de maquettes fragiles, de pièces de monnaie usées, anciennes, déplacées d’un point à un autre tels les pions d’un jeu d’échecs ou de dames sans assignation tactique, de mémoires d’expositions faisant sans cesse retour dans le présent (absolu[2]) de l’impératif d’un maintenant étendu ; une note parmi tant d’autres notes venues d’études faites à partir du sol en ciment fissuré de l’atelier de Joëlle Tuerlinckx et quadrillé de ficelles régulièrement tirées (nous marchons de long en large sur la « copie » miniature du sol du centre d’art de Vassivière comme si nous en étions la première visiteuse, nous nous y projetons dans le souvenir de sa surface carrelée inégale), venues du premier voyage sur l’île et des rives du lac, venues des notes d’exposition initiales, reprises, corrigées, élaguées, lues sur des écrans d’ordinateurs, venues d’images reconnues et répétées de ronds, de formes circulaires, croix, volumes d’air, rêves d’eau, rayons obliques, vrais, faux, lignes géométriques, angles de lumière, de coupures de presse, de mots typographiés, barrés, manuscrits, imprimés, venues de cette archive vivante ou, peut-être, de cette ressource privée et publique accumulée de l’artiste, pulsant le réel à advenir des pièces, des projets à produire, peut-être, des formes simples (minimales) posées, ou déposées, ou exposées, ou (re)posées en lieu et place(s) et surface. Il y aurait en concordance du possible, à ce moment-là de notre visite, le principe d’incertitude rehaussé du déséquilibre d’un savoir antérieur de l’île qui fut le nôtre, et d’images souvenirs d’autres œuvres d’autres artistes. Il y aurait ces variations du geste, de l’acte et de la distance dans l’espace et le temps idéels de Vassivière. Avant la mise en réel dans l’espace réel. Avant le temps futur de l’exposition.



Les « îles » de Vassivière. Donc, Joëlle Tuerlinckx a été invitée par le Centre international d’art et du paysage de l’île de Vassivière et sa directrice Marianne Lanavère — ce serait l’origine institutionnelle avec laquelle il faut faire. Pour une période d’exposition de quatre mois, du 29 juin au 4 novembre, pour les saisons de l’été et de l’automne. Il y aurait là l’infinie rythmique saisonnière de la lumière et des gradations de l’ombre lacustre et de l’ombre architecturale, des métamorphoses attendues de la nature et de ses possibles soudain excès, des présences humaines et de leurs conjointes absences. Il y aurait ici le séjour d’un projet neuf de Joëlle Tuerlinckx, qui en ferait son « moment Vassivière » comme il y eut le « moment Bonnefantenmuseum » en 2001, à Maastrich, comme il y eut le « moment Drawing Center New York » en 2006, ou encore le « moment Palacio De Cristal » du Reina Sofia, à Madrid, en 2009, comme il y eut le « moment Wiels », à Bruxelles, en 2012, comme il y aura, ce même été 2018, en septembre, un nouveau « moment chorégraphié » en regard d’œuvres historiques du minimalisme américain, à la Dia:Beacon[3]. Toujours dans la revisite des expositions et des études antérieures qu’un nouveau présent se réapproprie, et donc des temps singuliers de l’artiste. Dire ce séjour à Vassivière provisoire est une évidence temporelle. Il en est même la contrainte institutionnelle dont Joëlle Tuerlinckx en évide l’éphémère par ce peut-être, par ce possible que peut être l’île elle-même, entourée de son lac aussi artificiel qu’elle l’est[4], en contrepoint des deux corps de bâtiment conçus en 1991 par les architectes Xavier Fabre et Aldo Rossi, constituant la masse du centre d’art et la forme d’un intérieur rigoureusement structuré en ses étagements rectilignes, verticaux et horizontaux, en ses espaces strictement distincts, nommés par leur hypothétique et esthétique fonction scénographique ou de travail (le Phare, la Nef, la Salle des études, l’Atelier, le Petit théâtre). Dans la mémoire de Joëlle Tuerlinckx, il y a le souvenir d’une première « approche », d’une première « confrontation » ou plutôt « expérience » avec l’architecture que l’on dit postmoderne d’Aldo Rossi. Ce fut en 2001, à Maastrich, dans cet autre corps massif, vertical, fermé du Bonnefantenmuseum, dominant la ville et conçu, en 1995, quelques années après Vassivière. Absolu intérieur alors. Reprise d’histoire intime pour l’artiste, et d’histoire de l’exposition. Là, à Vassivière, Joëlle Tuerlinckx détourne les bâtiments improbables du centre d’art, redondance d’un artefact. Désir de disparition. De ce qui peut se voir comme un défi, un danger, une pesanteur, une contrainte, une hypothèse, une proposition empirique, elle en fait une simple surface, une simple masse, un simple point sculptural parmi toutes les sculptures enfouies ou encore visibles du Bois de sculptures que, d’abord, fut Vassivière dans les années 1990. Un paysage. Retour à l’histoire de l’art minimal et au Land Art. Un sol, une surface abolissant les murs architecturaux et les hautes fenêtres en demi-lune d’où transperce une lumière variante, mouvante. Un sol qu’elle unit par le respect de la grille qui le constitue, par le dépôt aligné de piles, de disques, de diamètre et de hauteur variable, en métal poli. De loin, Joëlle Tuerlinckx évoque une image de travail, de labeur paysan, de culture, celle des Glaneuses de Jean-François Millet. L’île est un sol à variations et échelles. Vassivière est un extérieur, une étendue où la coupure si chère à Joëlle Tuerlinckx entre dedans et dehors, entre inside et outside, s’estompe par la surface. L’île est un tout avec parties, un plein air, un découvert, et sur les croquis au crayon, sur les dessins d’étude, sur les plans qui s’ajoutent, les éléments prennent place. Dans un hoquet de définition et de description. À l’atelier, Vassivière, si elle « invite au mythe[5] », est d’abord du langage, des champs de matériaux et de géologies flottant poétiquement, nommés (champ du fer, champ du béton, champ du bronze, champ de l’eau) ; ce sont des noms ou des compositions de noms situés, ponctuant le lac, sa rive, les prairies, les abords du Bois de sculptures, le bâti, nourrisant l’« horizon d’attente » : « Maincy » (de jour, de nuit) ou Sculpture minimale, La masse ou « Edda », « Iso silver 2018 », « Jet-de-lac » ou « Rêve de fontaine », « NOR ou Neither : l’aire du fer », « Modernité ou La chape de modernité ou l’autre plateau ou Salle sans mur », « Aldo ou le Point zéro », « G, Là ou Gravité », « ICI », « Projet “WHOLEHOLE” ou projet pour “Trou-de-monde” », « Pulsator-landscape ». L’île habitée de noms dont nous ne voyions qu’un point, un rond, une idée effleurée de forme. « Ce qui sera[6] » dit Joëlle Tuerlinckx. Univers du possible et des peut-être, sans distinction de valeur, un « possiblement » du monde, et de l’exposition, si l’on veut reprendre le rapprochement fait par Catherine Mayeur entre l’œuvre de Joëlle Tuerlinckx et le roman inachevé de Robert Musil, L’Homme sans qualités[7]. Mais cet atelier des possibles pourrait suggérer que l’artiste, de toutes les façons, « habite le possible », c’est ce qu’il ou elle est. Du possible. N’est-ce pas ce qu’affirme la poète américaine Emily Dickinson (1830-1886), depuis sa chambre close d’Amherst avec vues sur les bois et les jardins du Massachusetts, dans l’un de ses poèmes de l’année 1862 :

« I dwell in Possibility –

A fairer House than Prose –

More numerous of Windows –

Superiors – for Doors –



Of Chambers as the Cedars –

Impregnable of eye –

And for an everlasting Roof

The Gambrels of the Sky –



Of Visitors – the fairest –

For Occupation – This –

The spreading wide my narrow Hands

To gather Paradise –[8] »



              Nous dirions ainsi que Joëlle Tuerlinckx habite le possible à la manière dickinsonienne, dans un rêve d’exposition. Vassivière y invite, ce lieu-là, toujours hors de lui-même et en lui-même. Tantôt littéral, tantôt métaphorique. Tantôt spectaculaire, tantôt d’une intime profondeur. Dans la tradition de Joëlle Tuerlinckx, il sera littéral, et dans l’attente pudique du premier ou de la première visiteur ou visiteuse. Cette abstraction humaine dont l’acte du regard devra mettre en rapport les éléments du possible d’une œuvre, ou pas. Joëlle Tuerlinckx parle de l’« apparition d’un premier visiteur[9] », reprenant pour elle une phrase du critique de cinéma Serge Daney : « Le marcheur est celui qui accepte cette idée que le spectacle est toujours commencé[10] ». À l’atelier, nous avons, peut-être, été une espèce de spectatrice, et Daney dit aussi : « Le nom vient avant. La chose que l’on voit, c’est le nom. Il faut vérifier que quelque chose répond à ce nom, répond présent.[11] » Ce fut ainsi.

Joëlle Tuerlinck crée, avant, des horizons d’attente que notre regard lit puis attend : voir le monde se surprendre de sa propre qualité dans une forme présente, dans le cycle d’un commencement, un temps. Vassivière est également une expérience du langage et de l’idée, et du courant du monde.     


[1] Reinhart Koselleck, « Champ d’expérience et horizon d’attente. Deux catégories historiques », Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, traduit de l’allemand par Jochen Hoock et Marie-Claire Hoock, coll. En temps & Lieux, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, Paris, 2016, pp. 357-381. « Le temps historique, si l’on suit Reinhart Koselleck, est produit par la distance qui se crée entre champ d’expérience, d’une part, et l’horizon d’attente, d’autre part : il est engendré par la tension entre les deux », précise l’historien français François Hartog dans Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, coll. « La librairie du xxie siècle, Éditions du Seuil, Paris, 2003, p. 28. Ainsi nous rapporterons ces catégories du champ historique à celui de l’exposition et au temps de l’exposition, notamment chez Joëlle Tuerlinckx.
[2] En référence à l’exposition de Joëlle Tuerlinckx à la galerie Nächst St. Stephan Rosemarie Schwarzwälder (Vienne), Le Présent absolument, 26 avril-26 juillet 2008, et à la pièce exposée Table du Présent absolu : “Here you are” (1958-2008).
[3] Joëlle Tuerlinckx, That’s It, 24-30 septembre 2018, Dia:Beacon, New York.
[4] Le lac de Vassivière est un lac artificiel de 9,76 km2 créé par la construction d’un barrage hydroélectrique entre 1947 et 1950. Lors de la mise en eau du lac, des villages abandonnés, dont celui de Vassivière, ont été engloutis par la montée des eaux. Le lac a créé un nouveau paysage lacustre et insulaire, situé au nord-ouest du plateau des Millevaches.
[5] Note d’exposition de Joëlle Tuerlinckx datée du 27 mai-17 juin 2018. Version dite définitive.
[6] Note d’exposition de Joëlle Tuerlinckx datée du 27 mai-17 juin 2018 : « Ce qui sera. Tout sera étude, tout sera construction. Tout sera projet, tout sera projection. Tout sera atelier. »
[7] Catherine Mayer, « Joëlle Tuerlinckx or the Sense of Possibility », Wor(l)(d)(k) in progress ?, catalogue de l’exposition au Wiels, Bruxelles, du 22 septembre 2012 au 6 janvier 2013, Verlag der Buchhandlung Walther König, Köln, 2012.
[8] Emily Dickinson’s Poems As She Preserved Them, edited by Cristanne Miller, The Belknap Press of Havard University Press, Cambridge, Massachusetts, London, England, 2016. Traduction française par Françoise Delphy : « J’habite le Possible – / Maison plus belle que la Prose – / Aux plus nombreuses fenêtres – / Et mieux pourvue – en Portes – // Ses Chambres comme le Cèdre – / Vue imprenable – / Et pour Toit éternel / Les Voussures du Ciel – // Pour Visiteurs – les plus beaux – / Comme Occupation – Celle-ci – / Ouvrir toutes grandes mes Mains étroites / Pour cueillir le Paradis – ». Emily Dickinson, Poésies complètes, Paris, Éditions Flammarion, 2009.
[9] Note d’exposition de Joëlle Tuerlinckx du 27 mai-17 juin 2018.
[10] Serge Daney, Persévérance (Entretien avec Serge Toubiana), P.O.L. Éditeur, Paris, 1994, p. 124.
[11] Ibidem, p. 71.

Ce texte a été écrit pour le numéro 76 (été 2018) de la revue l’art même.
© l'art même, 2018.



États des lieux 1. Proposition pour La Constellation du peut-être, CIAP Vassivière. Joëlle Tuerlinckx 2018.
Atelier 1er juin 2018, Bruxelles.

États des lieux 2. Proposition pour La Constellation du peut-être, CIAP Vassivière. Joëlle Tuerlinckx 2018.
Atelier 1er juin 2018, Bruxelles.

États des lieux 3. Proposition pour La Constellation du peut-être, CIAP Vassivière. Joëlle Tuerlinckx 2018.
Atelier 1er juin 2018, Bruxelles.

États des lieux 4. Proposition pour La Constellation du peut-être, CIAP Vassivière. Joëlle Tuerlinckx 2018.
Atelier 1er juin 2018, Bruxelles.
 Joëlle Tuerlinckx, La Constellation du peut-être, Centre international d’art et du paysage de l’île de Vassivière, du 8 juillet au 4 novembre 2018.
 http://www.ciapiledevassiviere.com/fr/actualites_expositions.aspx

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