Hemali Bhuta, le paysage comme fêlure géologique
De
la série Encounters with gold, 2017.
Tapis
en caoutchouc, imitation de feuille d'or, poussière de gneiss, carottage de quartz,
laque incolore
et gomme arabique. 80,50 cm x 60 cm
Vue
de l’exposition
personnelle Subarnarekha (La ligne d'or)
au Centre international d'art et du paysage – Île de Vassivière, 2017 – Salle des études
Courtesy
de l’artiste et Project 88, Mumbai
Photos ©
Aurélien Mole / CIAP de Vassivière
Rien n’oblige à considérer un paysage à partir des seules surfaces de ses formes visibles, à partir de ses lignes extérieures, affectées des activités humaines. Rien n’oblige à se contenter de la vue spectatrice, dans une variable de distance, paresseusement globale dans l’acte de voir une œuvre, de regarder une œuvre posée dans l’espace clos de l’exposition, qui peut se faire espace à découvert, espace microscope. Observer une œuvre, scruter un paysage, dans leurs tréfonds géologiques et symboliques: ce sont les deux actes rendus accessibles par le geste de creusement de l’artiste indienne, née en 1972, originaire de Mumbai, Hemali Bhuta.«Le paysage n’est pas simplement pour moi ce que nous voyons et ce que nous savons du paysage comme paysage. Il s’agit bien davantage d’une zone de contact entre le paysage et moi. (1)» Il y a chez Hemali Bhuta un geste modeste, attentif, attentionné, scrutateur, à la fois artistique et anthropologique, marqué par la déchirure, par l’ouvert sur une intériorité du paysage, par un déplacement topographique, sensible et symbolique des formes et des matériaux. Déchirer, c'est fendre et ouvrir; déchirer, c’est pointer et écarter la faille, la fêlure. Dire les entailles et les intimités du paysage. Déchirer, c’est entrevoir, enfin et passagèrement, la nudité première des choses: c'est rendre ou restituer à cet impossible visible à l’œil, cet opaque qui alors éclôt, c'est dissoudre la scission de cette binarité réductrice du visible/invisible. C’est rendre les choses à ciel ouvert. Les œuvres de Hemali Bhuta sont des zones de contact entre leurs formes et matériaux et l’œil du spectateur, de la spectatrice. Nous sommes alors au plus près du contact, par cette faille ouverte, du charnel d’un matériau, du réel d’un paysage, d’un quotidien stratifié de sens, de récits et d’histoires. C’est être au plus proche d’une œuvre, sculpturale, dessinée ou peinte, dans un mélange des genres; c’est être là où l’œuvre se cristallise, loin d’une monumentalité compacte, finie, et d’une valeur marchande. L’œuvre, Hemali Bhuta va la prélever dans les écarts de la faille, dans le souterrain de sa forme, de son matériau et de son sens; dans l’en dessous de ses lignes et de ses matériaux bruts, martelés, froissés, incrustés, imprimés que l’artiste rassemble, ramène, réunit, agence, dépose, dispose en sculpture, dessin, installation. Il y a chez Bhuta un rapport corporel, physique, profondément tactile – pictural – avec les matériaux qu’elle extrait, creuse, reprend, dissèque, recouvre, couche, frotte, jusqu’à leur restituer un état de poussière, de flottement, de déchet, d’infime. Pour Hemali Bhuta, l’œuvre est ce qui donne à voir l’absent, le négligé, le passé et le présent rapporté. Le paysage dans son unité diffractée et élémentaire. Qu’y a-t-il à l’intérieur d’une forme, de la forme de l’objet, du dessin, de la sculpture éphémère, de la trace? Hemali Bhuta travaille avec ce qui fait paysage, avec ce qui fait objet, avec ce qui fait œuvre. Au plus minimal. Et cela passe par le petit, le minuscule, le détail négligé, le rebut, par des imperceptibles mouvements de déroulé et d’enroulement, par des fragmentations, des dispersions, des étendues, des superpositions, des infiltrations de matières, des plis, des replis, des réemplois, des déplis.Invitée à l’automne 2017 en résidence au Centre international d’art et du paysage de Vassivière, Hemali Bhuta a fait l’expérience d’un paysage autre, a tissé des liens, des correspondances, des failles entre ce paysage du Limousin inconnu d'elle et les paysages indiens familiers. Les pièces et installations sculpturales et dessinées conçues par l’artiste durant son court séjour de deux mois sur l’île de Vassivière inscrivent la première exposition personnelle de Bhuta en Europe. Son titre double, Subarnarekha (La ligne d’or), relie, joint des paysages, des géologies, des passés, des archéologies, des savoir-faire industrieux. «Subarnarekha» est le nom donné à la rivière qui traverse le Nord-Est de l’Inde pour se jeter dans le golfe du Bengale. L’étymologie de ce mot évoque l’extraction aurifère tout au long des fonds sédimentaires de ce «corps aqueux» (2). Activité humaine d’extraction d’un matériau dit noble, envié, convoité, en miroir d’une exploitation d’hommes et de femmes, ce titre choisi par l’artiste est aussi une référence au film du réalisateur bengali Ritwik Ghatak – La Rivière Subarnarekha –, tourné en 1962 et racontant la vie de réfugiés du Bengale oriental après la partition de l’Inde en 1947. Hemali Bhuta est venue en Limousin avec son histoire, son quotidien, son paysage, et les matériaux qui les constituent. Elle est aussi venue avec l’histoire de ses précédentes expositions personnelles, montrées à Project 88, centre d’art de Mumbay, dont elle est la cofondatrice: The Hangover of Argalu (2010), Point-Shift and Quoted Objects (2012), Measure of a foot (2016). La ligne d’or devient pour Bhuta l’élément commun, ce qui lui permet de faire contact, avec une région limousine connue également pour son activité d’extraction d’or, qui lui permet de faire contact avec ce paysage artificiel et lacustre de Vassivière. «La ligne d’or» porte toutes ces histoires comme elle porte la géologie du matériau tant convoité. Cet or et sa couleur jaune sont pour l’artiste le lieu visuel et le lien subtil qu’elle (re)trouve et choisit pour mettre en contact un paysage natal et ce paysage soudain découvert, intensément présent. Comment ne pas être contre un paysage et son histoire, ses géologies sédimentées, son archéologie, ses altérations dues aux activités humaines? Comment faire contact? Comment faire intimité, en sa profondeur, avec un paysage inconnu? L’expérience de Hemali Bhuta à Vassivière fut profondément troublante, voire étrange, pour cette artiste dont le geste producteur se nourrit d’un rapport intériorisé, charnel, rituel aux objets, aux matériaux, aux restes, aux rebuts de la vie quotidienne, qu’elle prend, recueille, récupère, parfois sur les marchés indiens, qu'elle rassemble, dépouille, étale, pose comme des objets morts ou fossiles, qu’elle réagence, découpe, déconstruit en installations sculpturales fragmentées, fendues, éphémères, pour en toucher l’ultime ou première matérialité. Une artiste dont le geste créateur a besoin du temps, du temps long d’un savoir à la fois pratique, symbolique, écologique et anthropologique. Les précédentes expositions de Bhuta à Project 88 s’enchâssaient les unes aux autres, se construisant avec ou contre ou en inversion de l’histoire et de la scénographie de la précédente, se moulant dans le pli de l’une puis dans le repli de l’autre, réalisant ce que l’artiste qualifie de «géologies du moi» (3), interrogeant l’usage et la valeur des matériaux ordinaires, usagés ou référentiels utilisés, des objets exposés, déposés, extraits d’une vie commune et cérémonielle, que l’artiste ouvre à la chair du regard du spectateur/de la spectatrice: la cire d’abeille, le savon, l’alun, le plâtre de Paris, le papier imprimé, la poussière de pierre, le graphite). Ces matériaux refont paysage par la forme offerte et déchirée qu’ils permettent, faisant surgir le caché, le souterrain. L’artiste engage, à chacune de ses expositions comme des lieux à ciel ouvert, une réflexion sur la valeur accordée à l’œuvre d’art, s’appuyant sur le rebut, l’imperfection, la vulnérabilité, la faille, la fragilité, la fêlure, venant subvertir a contrario toute notion imposante d’une forme ou de valeur symbolique (l’or). Elle qui n’hésite pas à citer Georges Bataille pour donner tout son crédit à la poussière d’un sol foulé ou à exposer des miniatures en or, empreintes de sculptures éphémères anciennes (Maquette for “the Fold” & Maquette for “80 Cuts”, 2017), réitère, dans les espaces postmodernes du centre d’art de Vassivière, les mêmes interrogations: qu’est-ce qu’une forme? Qu’est-ce qu’une valeu? L’exposition de Vassivière, du Phare au Petit Théâtre, en passant par la Nef et la Salle des études, pose des agencements horizontaux et verticaux de roches de gneiss, de planches de découpe, de feuilles d’aluminium (I’ll still bring you flowers, 2017), fait se rencontrer un tapis de sol récupéré dans les carrières de gneiss de la région, des poudres de pierre, un établi de frappe d’or, des fossiles exhumés, des papiers grattés à la feuille d’or (Encounters with gold, 2017) ou frappés de plomb d’impression, miniatures d’or... Hemali Bhuta ne hiérarchise rien, joue des métamorphoses, des confrontations, des communs et des écarts, afin de (ré)concilier deux paysages et sa propre histoire d’artiste, et celle de ses expositions où le doute demeure, où les frictions de la rencontre des matériaux, où la dissolution de la peinture avec la sculpture dessinent les zones de contact soudain à fleur du visible d’une expérience intérieure minutieuse et déroutante.(1) Entretien par mail avec l’artiste, 19 décembre 2017. Hemali Bhuta, Subarnarekha (La ligne d’or) - Centre international d’art et du paysage de Vassivière. Du 3 décembre 2017 au 11 mars 2018.http://www.ciapiledevassiviere.com/fr/actualites_expositions.aspx?id=310 Ce texte consacré à Hemali Bhuta a été publié dans des versions différentes dans le numéro de février 2018 de la revue Artpress et sur le site Aware : https://awarewomenartists.com/magazine/hemali-bhuta-lexposition-paysage-a-ciel-ouvert/ et https://awarewomenartists.com/en/magazine/hemali-bhuta-lexposition-paysage-a-ciel-ouvert/ (version anglaise)
Vue
de l’exposition
personnelle « Subarnarekha » (La ligne d'or)
au Centre international d'art et du paysage – Île de Vassivière, 2017 – Salle de la Nef
Courtesy
de l’artiste et Project 88, Mumbai
Photos ©
Aurélien Mole / CIAP de Vassivière
Maquette for The Fold,
2017
Or 18
carats
4 cm
x 6,25 cm
Installée
sur une tige métallique sous plexiglas et éclairée par une ampoule.
Production
CIAP de Vassivière avec la participation de la bijouterie Verlinden (Limoges)
Vue de
l'exposition personnelle d'Hemali Bhuta « Subarnarekha » (La ligne
d'or)
au Centre international d'art et du paysage – Île de Vassivière, 2017 – Salle de la Nef
Courtesy
de l’artiste et Project 88, Mumbai
Photos ©
Aurélien Mole / CIAP de Vassivière
De
la série Encounters with gold, 2017
Tapis
de caoutchouc, sable mélangé à de la poudre de gneiss,
morceau de gneiss avec
fossile végétal, peinture acrylique, fil d’or zari
H 22,50 x 173 x 71 cm
Production
CIAP de Vassivière avec la participation des carrières Men Arvor
(Saint-Yrieix-la-Perche)
Vue de
l'exposition personnelle d'Hemali Bhuta « Subarnarekha » (La ligne
d'or)
au Centre international d'art et du paysage – Île de Vassivière, 2017 –
Salle de la Nef
Courtesy
de l’artiste et Project 88, Mumbai
Photos ©
Aurélien Mole / CIAP de Vassivière
Vue
de l’exposition
personnelle « Subarnarekha » (La ligne d'or)
au Centre international
d'art et du paysage – Île de Vassivière, 2017 – Salle de la Nef
Au premier
plan : From the pile, 2017, deux
planches de découpe, poussières de granit, curcuma, fil d’or zari.
Production CIAP de Vassivière avec la participation de la
Marbrerie Bonnichon (Linards), 206 x 244 cm
Au fond : Cut Piece Corner, 2017. Papier fait main de 70 gr/mÇ en coton, chanvre et lin, fil
d’or zari,
feuille d’or jaune 22 carats, ruban doré, ruban de papier, curcuma frais et en poudre, 360 cm x 44 cm non plié. Production CIAP de Vassivière avec la participation du Moulin du Got (Saint-Léonard-de-Noblat)
Courtesy
de l’artiste et Project 88, Mumbai
Photos ©
Aurélien Mole / CIAP de Vassivière
Sculptures
et dessins issus de la série Encounters
with gold, 2017
Divers
matériaux
Vue
de l’exposition
personnelle « Subarnarekha » (La ligne d'or)
au Centre international d'art et du paysage – Île de Vassivière, 2017 – Salle des études
Courtesy
de l’artiste et Project 88, Mumbai
Photos ©
Aurélien Mole / CIAP de Vassivière
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Maquette for The Fold (détail),
2017
Or 18
carats, 4 cm
x 6,25 cm
Production
CIAP de Vassivière avec la participation de la bijouterie Verlinden (Limoges)
Exposition personnelle
d'Hemali Bhuta « Subarnarekha » (La ligne d'or)
au Centre international
d'art et du paysage – Île de Vassivière, 2017 – Salle de la Nef
Courtesy
de l’artiste et Project 88, Mumbai
Photos ©
Aurélien Mole / CIAP de Vassivière
Cut Piece Corner, 2017
Papier
fait main de 70 gr/mÇ en coton, chanvre et lin, fil d’or zari, feuille d’or jaune 22 carats, ruban doré, ruban de papier, curcuma
frais et en poudre, 360 cm x 44 cm non plié.
Production CIAP de Vassivière avec la participation du
Moulin du Got (Saint-Léonard-de-Noblat)
Vue
de l’exposition
personnelle « Subarnarekha » (La ligne d'or)
au Centre international d'art et du paysage – Île de Vassivière, 2017 – Salle de la Nef
au Centre international d'art et du paysage – Île de Vassivière, 2017 – Salle de la Nef
Courtesy
de l’artiste et Project 88, Mumbai
Photos ©
Aurélien Mole / CIAP de Vassivière
Cut Piece Corner, 2017
Papier
fait main de 70 gr/mÇ en coton, chanvre et lin, fil d’or zari, feuille d’or jaune 22 carats, ruban doré, ruban de papier, curcuma
frais et en poudre, 360 cm x 44 cm non plié.
Production CIAP de Vassivière avec la participation du
Moulin du Got (Saint-Léonard-de-Noblat).
Détail avec abeille. © marjorie micucci.
Détail avec abeille. © marjorie micucci.
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