Claire Kito & Marjorie Micucci, une histoire d’encres et de poèmes
... Ou histoires d’encres et de poèmes... «“Elle marche, / dos monolithe”; “Elle marche, / dos monocorde”; “Elle marche, / dos monochrome”; “Elle marche, / dos d'albâtre”; “Elle marche, / dos de neige”; “Elle marche, / dos sans mots”... L’artiste et calligraphe Claire Kito a regardé ces mots venus d’un poème de Marjorie Micucci, Le crâne s’ouvrit (2008). Elle a regardé l’histoire de ce poème – histoire d’un crâne qui s’ouvre, d’un corps qui s’ouvre, d’un cœur qui s’ouvre; elle a comme rassemblé ce “Elle” qui marche, le dos en mille états, en mille matières, qui marche dans l’à-côté rêvé d’un “Jour surpassé”, d’une “Nuit démentie”, d’un “Instant locataire”, d’une “Éternité élémentaire”, qui marche sans fin vers une requête intime au monde, vers un “rêve aveugle / Qui demande”.
Claire Kito a regardé dans l’écoute visuelle tout le poème en chaque lettre et en chaque mot de ce “Elle” passant, anonyme, unique et multiple, sans visage, absolu corps qui se tient dans l’inconnu d’un dos.
“Elle marche” s’est métamorphosée sous le tracé fragmenté d’une encre scandée des tonalités et des nuances de ce “dos”, s’est confondue dans le geste graphique et peint de l’artiste.
“Elle marche” est désormais une encre signée de Claire Kito, datée de 2012, faite de circulations rehaussées, de rhapsodies réinventées, faite d’un souffle régulier, fragile, décidé et si obstiné que le papier oriental absorbe puis redonne au regard par la vertu de sa douce et imprévisible palpitation. Claire Kito a posé des pleins modulés, des silences, des blancs découpés, des vides loquaces, des masses discrètes qui redessinent l’ouvert et la séparation d’un corps encre devenu personnage parmi d’autres, rejoignant peut-être les foules si chères à l’artiste. Le poème avait eu pour lieu originel les pages en papier coton d’un recueil unique. Soudain, sous l’encre de Chine de Claire Kito, il se défait de ses caractères typographiques avec leurs empâtements, leurs cursives, leur romain, leur italique, leurs majuscules et leurs minuscules, il quitte la conque des mots qui l’ont fait naître. Le poème se perd dans une forme plastique ou il se cache dans les interstices de son propre souvenir. L’encre s’est adjoint le poème, un mot, une image, s’est faite poème dans ce que Jorge Luis Borges nommait l’ordre des “sympathies et des différences (1)”.
Claire Kito a regardé un autre poème de Marjorie Micucci: Elle guette, l’Ombre. Poème des mêmes années. États du corps, encore. Attente du corps, toujours. États d’un paysage où l’œil se fait “affleurement utopique”, la pupille “reflet boréal”, où la main est “fjord ivre” et la bouche “élégance de l’oubli”. Claire Kito prend cette main, cette main paysage irriguée d’ivresse froide. La main (2012) est une encre d’un noir cendré, tout de variations et de gradations, translucide. Mais elle est aussi un territoire de blanc solitaire et de tracés tendus vers “Les Souffles de la chute”, vers la “Souplesse des limites”, vers “L’ultime Événement”. La main de Claire Kito respire, se déplie, se déploie, se détache tel le négatif du poème entier. Elle se tend vers les mots de ce dernier, elle étend le corps du poème... Main nue et singulière, main bienveillante et ouverte d’un poème qui se retient sans s’effacer.
Mais l’histoire de ces deux poèmes et de ces deux encres ne se conclut pas là. Poèmes et encres respirent aujourd’hui ensemble à travers les deux diptyques qui furent réalisés pour l’exposition dionysienne, en février 2017, de Claire Kito, Ma cabane de papier... C’est une histoire de correspondances, d’échanges, d’allers et de retours. Les poèmes de Marjorie Micucci ont, à leur tour, regardé les encres qu’ils avaient fait naître. Topographies nouvelles des poèmes qui s’étendent à partir de la forme étendue de la main, de la silhouette longiligne et divisée qui marche. Les mots se recomposent sur la feuille, vibrant d’une dynamique visuelle qui joue avec le dessin des encres, s’y coule, s’y moule. Et le regard de l’un à l’autre ou de l’une à l’autre voyage d’accords en écarts, de liaisons en déliaisons pour un chant commun.»
Marjorie Micucci - Texte publié dans le numéro 68 de septembre 2017 de la revue Poésie / Première.
Claire Kito, La main, 2012. Encre de Chine.
Marjorie Micucci, Elle guette, l’Ombre, 2009-2017.
Poème exposé sur papier Fabriano Tiziano 160 g, format 21 x 35 cm.
Typographie Times roman 12 et BauerBodoni Italic Oldstyle Figures 12.
(1) Jorge Luis Borges, «Préface inédite de l’auteur», Anthologie personnelle, coll. “L’Imaginaire”, Paris, Éditions Gallimard, 2016, p. 9.
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