Écrire pour, “Sublime, les tremblements du monde” - exposition Centre Pompidou-Metz

Juan Navarro Baldeweg, A Tropical Forest in an Artic Landscape. Application of a Climatic Control System, 1972.  Photomontage, 68,5 x 53,5 cm. Madrid, Navarro Baldeweg Asociados. © ADAGP, Paris, 2015.

L’exposition Sublime, les tremblements du monde s'est ouverte le 11 février 2016 occupant  la galerie 2 du Centre Pompidou-Metz. Elle se terminera 5 septembre prochain. Elle a été conçue et réalisé par Hélène Guenin, alors responsable de la programmation du Centre Pompidou-Metz. Elle est accompagnée d’un catalogue auquel nous avons participé sous la forme de l’écriture de notices d’œuvres et d’artistes présentés dans le parcours de cette exposition: «Susan Hiller: Les Déferlantes»; «Cornelia Parker: L’émiettement du monde»; «Ursula Biemann: L'effet papillon»; «Gina Pane: Le geste compassionnel»; et «Rosa Barba: Conjurer l’inexorable dérive d’une île». Ainsi que par des articles thématiques: «Museum mortem»; «L’éthique du care».
Parcours des notices et des articles

Susan Hiller   Les déferlantes 


Vue de l’exposition Sublime, les tremblements du monde,
Centre Pompidou-Metz,
2016. 


En 1976, à l’issue d’une résidence d’artiste, Susan Hiller, installée en Grande-Bretagne depuis la fin des années 1960, expose au Gardner of Arts (University of Sussex) Dedicated to the Unknown Artists (1972-1976), première des «installations mémorial ou hommage» (Monument, 1980-1982; From the Freud Museum, 1990-1997) et des «installations enquête» (J-Street project, 2002-2005) qui ponctuent l’œuvre conceptuelle, multimédia et participative de l’artiste. Hiller, après un abandon radical de la peinture en 1972, va collecter et travailler de multiples matériaux visuels et sonores, des faits culturels marginalisés, des phénomènes aux frontières de l’inconscient et du subconscient: rêves (Dreaming Mapping, 1974), écriture automatique (Sisters of Menon, 1972-1979), films sur le paranormal (Psi Girls, 1999), langues disparues (The Last Silent Movie, 2007), témoignages d’expériences de mort imminente (Channels, 2013). Matériaux ou artefacts que Susan Hiller, anthropologue de formation, traite sous la forme de l’investigation méthodique, de l’analyse lexicale, de la série comparative et de la classification, telles les trois cent cinq cartes postales initiales composant Dedicated to the Unknown Artists. Ces dernières, recueillies par l’artiste en Angleterre, en Écosse ou au pays de Galles à partir de 1972, recouvrent le thème des Rough Seas: paysages de mer agitée ou tempétueuse. Images photographiques reprenant l’un des motifs picturaux de prédilection du romantisme, et que Susan Hiller continue de collectionner et de travailler sous la logique – souvent subvertie – de la grille conceptuelle. Dès 1976, elle commence ainsi une série en noir et blanc, toujours en cours, intitulée Addenda, et, à partir des années 1980, ce seront des retirages photographiques utilisant la couleur monochrome (Rough & Ready, 2011; Rough Dawns et Rough Sunsets, 2012). En 2015, elle produit une nouvelle œuvre, On the Edge, rassemblant 482 vues de 209 sites suivant le littoral anglais.
Ces vues de mer impressionnantes des côtes anglaises – mais réduites au format de la carte postale – ont été prises par des photographes anonymes auxquels l’artiste rend hommage, en se faisant, par l’installation qu’elle réalise, la commissaire, et qu’elle réinscrit dans une histoire de l’art trouée de lacunes et d’absences. Le motif pictural et sa représentation du sublime sont ici mis en abyme par les médiums de la modernité (la photographie, la carte postale), mais, qui, paradoxalement, se réapproprieront leur qualité de démesure dans la forme sérielle et in progress de l’installation contemporaine dont le spectateur fait l’expérience.

Cornelia Parker  L’émiettement du monde






Cornelia Parker, Neither From Nor Towards (1992),
vue de l’exposition Sublime, les tremblements du monde,
2016,
Centre Pompidou-Metz.


«[...] Je voulais réaliser une œuvre utilisant un processus destructif qui s’était fait sur plusieurs années, et non en une fraction de seconde. Un archéologue [...] me parla d’un lieu, sur la côte sud de l’Angleterre, entre Folkestone et Douvres, où tout un ensemble de maisons avait chuté dans la mer, à la suite de l’érosion de la falaise. Au cours de plusieurs voyages, je ramassai sur la plage, parmi les débris, une masse de briques qui, peu à peu, s’étaient mêlées aux galets, sous la force continue des vagues.» (1) Connue pour son travail sculptural et performatif (The Maybe, avec l’actrice Tilda Swinton, 1995), pour son œuvre dessiné et vidéo (Chomskian Abstract, avec le philosophe et linguiste Noam Chomsky, 2007), c’est ainsi que Cornelia Parker relate la genèse de son installation Neither From Nor Towards (1992). Celle-ci figure ce processus narratif et temporel, tout à la fois lent et violent, et reprend cette forme développée par l’artiste, dès la fin des années 1980, de la sculpture «chorégraphiée» dont les éléments (objets trouvés, collectionnés) et les matériaux altérés – ici des briques érodées par la nature après la catastrophe – sont suspendus à de minces fils métalliques et dessinent dans l’espace une fragile géométrie en volume. Neither From Nor Towards redéploie, dans un vide spatial, à la fois par le vestige et ses ombres, par le fragment dans son enveloppe abstraite, la maison disparue, soustraite par l’œuvre à son «aura de mort», et, au regard du spectateur, l’image à la fois de la chute et du lent processus d’érosion rongeant les falaises calcaires des côtes anglaises.
Avec ses installations, Cornelia Parker, qui explore les champs de la psychanalyse, de la littérature, de l’archéologie ou de l’astronomie, place le spectateur devant la «scène de la catastrophe». «Voir» la catastrophe en ses composantes: les débris d’une remise de jardin volontairement explosée (Cold Dark Matter: An Exploded View, 1991), les bois carbonisés d’une église baptiste incendiée par un geste criminel raciste (Anti-Mass, 2005)...

Voir, métaphoriquement, sur la surface de la Terre, l’impact de la chute d’une météorite. Peur ancestrale à laquelle Cornelia Parker donne une vision saisisssante, teintée d’un humour caustique et distancié, avec ces Meteorite Lands, réalisés à partir de 1998. Chauffant le fragment d’une météorite, Parker le place sur une carte de la capitale londonienne, précisément sur l’emplacement de lieux célèbres ou symboliques du pouvoir (humain), pulvérisés par la brûlure cosmique. En 2001, l’artiste conçoit Meteorite of Nowhere, The American Series, sur le même principe, le New York d’avant le 11-Septembre devenant la «cible» de la catastrophe. Cette pièce ne fut jamais ou peu montrée.
(1) Iwona Blazwick, Cornelia Parker, Thames & Hudson, London, 2014, p. 52.
Cornelia Parker, Meteorite Lands on... London. Vue de l’exposition.


Museum mortem — Peter Hutchinson, Jorchen Lempert, Hiroshi Sugimoto



















Peter Hutchinson est une figure pionnière tant du narrative art que du land art, lié dans les années 1960-1970, à Dennis Oppenheim et Robert Smithson, avec qui il partage un même intérêt pour les sciences naturelles, la cartographie et la géologie, et un goût passionné pour l’écriture et la science-fiction. Installé et travaillant depuis 1976 à Provincetown, sur la Côte est des États-Unis, Hutchinson témoigne d’une activité artistique profuse, nourrie de ses lectures de Carl Jung ou de Charles Darwin, et fondée sur les formes de l’expérimentation en biologie. Fondée, aussi, sur toutes les ressources, manipulations et métamorphoses de la langue, des mots et des images (Alphabet Series, 1974; Mountain Grammar Series, 1984-1985, Alliterative Alphabet, 1993), de la nature et de ses cycles micro- et macrotemporels, des mix-médiums que sont, pour l’artiste, la peinture, la sculpture et la photographie. Peter Hutchinson étudie les processus de croissance et de décomposition de la matière organique. En 1970, Paricutin Volcano consista à placer, sur les rebords du cratère d’un volcan mexicain, trois cents kilos de pain humide enveloppé dans du plastique, puis à en observer la formation de moisissures  et la recomposition en un paysage originel. Ces earthworks sont fixés par la photographie, accompagnée de textes descriptifs ou narratifs, de dessins ou de cartes. Ce travail sur la décomposition, Hutchinson l’expérimente avec le mot et la lettre. Dans Untitled Species Series – Erase Study (1970), huit photographies en noir et blanc, alignées en grille, d’animaux en voie de disparition des grands espaces naturels, « sous-titrées » d’un «study for “E” from “E” “R” “A” “S” “E”», scandent visuellement et verbalement l’effacement d’une espèce, et réassemblent les images d’un monde perdu. Les œuvres de Hutchinson sont éphémères, comme tout organisme vivant, mais elles se «recyclent», se «rejouent», par les montages ou collages de leur image photographique, retravaillée par la couleur picturale ou la production du mot.
 Peter Hutchinson, Erase Study («Étude d’effacement»), 1979.
Photomontage, peinture et écriture. Vue de l’exposition.


Connu pour ses séries photographiques en noir et blanc (Wax Museums, 1976; Theaters, 1978; Seascapes, 1980; Conceptual Forms, 2004; Lightning Fields, 2009), tendues entre composition architecturée, temporalités arrêtées en une méditation immémoriale et hyper-fictionnalisation du motif, Hiroshi Sugimoto réalise, en 1976, Dioramas, série fondatrice qu’il photographie dans les espaces muséaux de l’American Museum of Natural History de New York. Un lieu de monstration dont il photographiera encore en 1982, 1994 et 2012 les dispositifs scéniques et de reconstitution peinte de paysages ou d’environnements naturels, d’où se détachent des animaux naturalisés et des figures préhistoriques en cire, que sont ces dioramas. La méthode de Sugimoto se focalise, ici, sur une double illusion: la facticité de ces reconstitutions à vocation pédagogique, et celle de son médium auquel la modernité a assigné la fonction d’une représentation «vraie» du réel. L’œil de l’appareil photographique, le temps de pose et le travail sur le tirage argentique produisent un effet de réel augmenté ou de surréel, procurant cette sensation d’étrange véracité de la présence, dans l’image, de ces espèces disparues ou en voie de disparition. Que ce soit Polar Bear ou Hyena Jackal-Vulture (1976), Earliest Human Relatives (1994) ou Homo ergaster (1997), ce sont des temps fossilisés qui reviennent vers le spectateur, ou un temps déjà présent, après la disparition de toute humanité. Sugimoto imagine et postule l’achèvement, condensant dans l’image les commencements et les fins.
 Hiroshi Sugimoto: Earliest Human Relatives, 1994. Vue de l’exposition.
 Jochen Lempert place son travail photographique aux frontières perméables de l’image, de son objet et du dessin. À la fois minimales dans leur noir et blanc argentique et conceptuelles dans leur forme et leur exposition sans cadre, ses images renvoient au monde animal et végétal, aux traces éphémères de phénomènes naturels, dans une démarche de (fausse) typologie analogique – Lempert a  une formation de biologiste et d’entomologiste – d’archive. Oiseaux, feuilles d’arbres, paysages de pluies, nuées de moucherons, grains de sable érodés par le vent... déposent sur la surface photographique des lignes abstraites, des points happés par la disparition, des signes furtifs, dans une évocation fantomatique. Il y a une forme d’atemporalité dans les images de Jochen Lempert, qu’il dispose en grille ou en diptytique, comme il y a un désir mélancolique d’inventaire, post mortem, qui se déploie dans sa série The Skins of Alca impennis (1995-2014). Ces vues de profil, tels des portraits, de spécimens naturalisés et conservés dans des muséums d'histoire naturelle du Grand Pingouin de l’océan Atlantique Nord, fixent l’image répétée d’une extinction. Celle de cette espèce pourchassée par l’homme, disparue au milieu du XIXe siècle, et dont il ne reste que cette trace muséale, que l’artiste recherche, inventorie depuis une vingtaine d’années, complète. Ainsi par un spécimen retrouvé au musée de la Cour d’Or, à Metz.
 Jochen Lempert, The Skins of Alca impennis (1995-2014). Vue de l’exposition.


Ursula Biemann   L’effet papillon

 “Artiste vidéaste, co-commissaire d’expositions pour des projets curatoriaux collaboratifs, théoricienne de la culture à l’ère de la globalisation, chercheuse à la Züricher Hochschule der Künst, Ursula Biemann réalise Deep Weather en 2013, sous la forme d’une «vidéo essai». Format dont les dispositifs narratifs et de montage, entrecroisant témoignages, sources d’images et voix multiples, ou voix off distanciée, lui permettent, au-delà du documentaire journalistique ou anthropologique, d’interroger, par un langage visuel renouvelé, des réalités humaines et non humaines en mutation, des géographies mouvantes et des temporalités divergentes, dans un monde global pris dans le réseau complexe des causes et des effets – ce que l’on a appelé l’«effet papillon».
Le travail d’Ursula Biemann soude à la fois une analyse critique d’une vision anthropocentrée des ressources premières comme l’eau et le pétrole (Black Sea Files, 2005; Egyptian Chemistry, 2006-2009) et celle des écosystèmes menacés (Forest Law, 2014), des mobilités migratoires (Sahara Chronicle, 2006-2009), de la prostitution des femmes dans les zones-frontières (Performing the Border, 1999).

Deep Weather est un diptyque sur le changement climatique et ses significations humaines et écologiques, à l’échelle locale et mondiale. La première partie («Carbon Geologies » [géologies du carbone]) a été tournée dans le nord de la province de l’Alberta, au Canada, zone d’extraction et d’exploitation intensives, à ciel ouvert, des sables bitumineux, située au cœur d’immenses forêts boréales, territoire de vie des nations premières amérindiennes. La seconde partie («Hydrographies») a été réalisée dans les deltas du sud du Bangladesh, là où les terres sont menacées par la montée inexorable du niveau de la mer et par de dramatiques inondations, conséquences de la fonte accélérée des neiges himalayennes. Une voix off narrative, celle de l’artiste, relie les deux phénomènes et sphères géographiques, et recouvre, sur le mode d’un murmure glaçant, des images d’une «terrible beauté» (1). Celles des paysages détruits de la forêt boréale par l’industrie pétrolière, paysages mutants vers l’inhumain; celles de milliers de femmes et d’hommes bangladais qui, en une longue file serpentine, «bâtissent», de leurs mains, des digues de boue pour protéger leurs villages des crues, et survivre.
(1) Extrait de Pâques 1916, du poète irlandais William B. Yeats: «All changed, changed utterly:/A terrible beauty is born.»


 Ursula Biemann, Deep Weather, «Carbon Geologies», 2013. 
Vidéo HD, couleur, sonore, 8 minutes 58.

Ursula Biemann, Deep Weather, «Hydrographies», 2013. 
Vidéo HD, couleur, sonore, 8 minutes 58.


L’éthique du care — Christo et Jeann-Claude — Mary Beth Edelson, Marianne Heske — Petr Stembera




À l’automne 1969, le couple d’artistes Christo et Jeanne-Claude installent, après des mois de préparation, nourris de dessins, de maquettes, de collages et de photographies, leur premier projet d’«empaquetage» d’un site naturel, à Little Bay, le long d’un rivage rocheux de la côte sud-est de l’Australie, près de Sydney. Wrapped Coast. One Million Square Feet (1968-1969) nécessite, comme chacune des œuvres sculpturales, monumentales et éphémères des réalisées par les deux artistes dans des environnements urbains ou naturels – 5,600 Cubicmeter Package, pour la documenta 4 de Cassel (1967-1968); Wrapped Museum of Contemporary Art and Wrapped Floor and Stairway, Chicago (1968-1969); Running Fence, Californie (1972-1976); ou Surrounded Islands, Biscayne Bay, Floride (1980-1983); The Pont Neuf Wrapped, Paris (1975-1985) –, une «infrastructure» humaine et technique imposante et collaborative. L’installation et la fixation d’un voile de tissu anti-érosion, gigantesque drapé pictural de couleur grège – proche d’une neutralité sculpturale monochrome – mobilisent une centaine d’étudiants en art et en architecture. L’œuvre, qui emballe 92 900 mètres carrés (ce «One Million Square Feet») de rivage et de falaise, restera visible pendant dix semaines, soumise aux aléas climatiques. Les formes créées laissent émerger, non pas tant un nouveau paysage, qu’un moment de suspension du paysage originel ainsi préservé. Ce paysage qui s’efface pour se reformer, enclos dans une enveloppe le moulant et l’abritant, lui restituant ses structures cachées, se trouve rehaussé dans l’ampleur de sa surface et de son volume. Recouvrement passager, nomade – notions revendiquées par Christo et Jeanne-Claude  pour l’ensemble de leur travail –, qui fixe, provisoirement, la matière et la découpe d’un paysage en son dessin dévoilé.
 Artiste conceptuelle américaine, Mary Beth Edelson compte parmi les pionnières de l’art féministe de la Côte est, dès les années 1960. Avec Carolee Schneemann, Ana Mendieta, Hannah Wilke, Judith Chicago et Nancy Spero, elle appartient à cette génération engagée dans une remise en question des représentations idéologiques d’une société occidentale patriarcale, dénonçant la négation des artistes femmes par l’histoire de l’art. Un activisme qui traverse jusqu'aujourd’hui, par la sculpture, l’affiche, le collage, la gravure, l’écriture, la photographie et la performance, l’œuvre politique d’Edelson. Dans les années 1970, elle pratique le body art et la performance, en public mais également de façon plus intime. Des performances dans la nature où le corps de l’artiste et de la femme, recouvert d’un léger tissu, se situe hors des normes culturelles, se mêlant aux énergies vitales du paysage ou semblant émerger de celui-ci, dans une recherche d'identité. Des photographies en noir et blanc en sont le seul témoignage et mode de communication. Cliff Hanger (1978), réalisée du haut des berges de Montauk, à Long Island, montre un corps accomplissant un saut dans le vide, tout en semblant se fondre dans la matière d’argile sombre, à même la falaise. Edelson confronte, dans Up From the Earth (1979), performé en Islande, et dans un «rite» vestimentaire identique, son corps à un paysage rugueux, inhospitalier de lave durcie. L’artiste teste les limites de son propre corps, dans une nature première, muette, seul lieu d’une connaissance de soi.
 Depuis la fin des années 1970, Marianne Heske pratique la vidéo et l’installation multimédia interactive (Voyage pittoresque, 1983). Elle explore, notamment, les potentialités de l’image vidéo, le traitement virtuel de la couleur à travers des «video paintings» (Mountains of the Mind, 2009-2010), dont le motif central est le paysage. Celui unique, grandiose et imposant des fjords de Norvège. Et un lieu précis et isolé sur la côte ouest du pays: Tafjord, village dont Marianne Heske va utiliser, dans plusieurs installations, l’histoire et la géographie. En 1980, Heske participe à la XIe Biennale de Paris et présente, au Centre Pompidou, Project Gjerdelao Tafjord-Paris. Dans ce qui a pu être qualifié d’esthétique du déplacement, Marianne Heske transporte, au sein de l’institution muséale, une cabane en rondins datant du XVIIe siècle, provenant des montagnes de Tafjord, et qui, au cours des siècles, servit entre autres de refuge de fortune. Démontée, morceau par morceau, puis «reconstruite» dans l’exposition, elle accueille les visiteurs, invités à joindre leurs graffitis, traces écrites ou dessinées, à ceux accumulés par les anciens occupants sur les murs de bois de cette «cabane-objet». Un an plus tard, celle-ci sera réinstallée sur son site d’origine. L’artiste met ainsi en place un art du détachement, du déplacement et de la «relocalisation». En 1993, Heske réalise une installation in situ, à Tafjord: Petrified Video. Sur l’ancien site d’une avalanche de pierres, huit moniteurs diffusent les interviews d’artistes (Nam Junk Paik), de collectionneurs ou de critiques d’art. Sur ce même site, où, en 1927, un éboulement de rochers emporta un tiers de la population du village, Marianne Heske imagine une installation multimédia – Project II – qui vise, par de grandes photographies de roches, tirées sur toile et tendues sur toute la surface de la catastrophe, à «cicatriser» visuellement le paysage, à effacer le désastre, par l’image reproduite de l’élément naturel. L’installation restera à l’état de projet.
Petr Stembera est l’une des figures majeures de la scène artistique tchèque des années 1970. Durant cette décennie de «normalisation», après l’écrasement du Printemps de Prague en août 1968, Stembera, avec Karel  Miler et Jan Mlcoch, va multiplier les actions de body art et les performances, dans des lieux isolés ou privés, devant un public restreint. Peintre de formation, Petr Stembera réalise ses premières interventions et actions corporelles en 1970-1971, dans des espaces extérieurs. Ce sont des expériences physiques et mentales éprouvantes, intérieures et solitaires, dans un geste ascétique revendiqué. Le corps se place à la fois dans un silence résistant à la souffrance (Flagellation, 1974), dans une acuité réflexive et existentielle (les séries Narcissus, 1974, 1976, 1978), ou s’exposant au danger et au hasard par l’utilisation du feu et de l’acide. Stepovani («Greffe») fait partie, avec Sleeping in a Tree, de performances réalisées en avril 1975, à Prague, mettant en jeu les relations entre le corps humain et des éléments naturels. Ainsi, pour Stepovani, Petr Stembera greffe sur l’un de ses bras le rameau d’un arbuste, utilisant, comme il le précise dans le «rapport d’action» documentant celle-ci, les techniques habituelles de l’arboriculture. L’accueil par le corps humain d’un corps exogène ou, peut-être, manquant, dans des conditions dont les conséquences demeurent inconnues, défie la division humain/non-humain. Les deux corps s‘expérimentant et se nourrissant l’un l’autre, dans une réciprocité symbolique.
 Petr Stembera, Stepovani, 1975.
Épreuve gélatino-argentique. Vue de l’exposition.



Gina Pane   Le geste compassionnel


La première action de Gina Pane dans des espaces naturels et avec manipulations d’éléments également naturels, Pierres déplacées (1968), est un récit symptomatique – et bien connu – des séries d’actions que l’artiste réalise, entre 1968-1969 et 1970, dans la solitude et l'environnement ouvert d’un paysage en voie de mutation industrielle. En juillet 1968, au cours d’une promenade dans la vallée de l’Orco, près de Turin où elle a passé son enfance et son adolescence, avant de s’installer en France, Gina Pane fait un constat, évident: les pierres placées sous l’ombre froide du versant nord de la vallée, «recouvertes de mousse et encastrées dans une terre humide» (1), ne reçoivent jamais la chaleur des rayons du soleil. Elle décide, in situ, de les déplacer vers le versant sud, ensoleillé. Geste prosaïque devenant acte et action artistiques, et venant perturber, modifier, «inverser une situation immuable» (2). Geste qui instaure un lien direct et une relation d’attention affective et de protection envers une nature exposée à ses propres cycles et fêlures, à des menaces extérieures. Ces actions pourront recouvrir une signification rituelle et symbolique, «écologique» et «cosmogonique», Gina Pane fonctionnant selon un système binaire de signifiants que l’on a pu qualifier d’«archaïque» (3): froid/chaud, nourricier/stérile, vie/disparition. Cette action fondatrice, qui engage, pour la première fois, le corps de l’artiste dans une médiation, voire une intercession, avec une terre vécue intimement «comme un lien de mémoire et d’énergies» (4), et qui pose les éléments de ce langage corporel que Pane développera – en public et en intérieur – durant la décennie suivante, sera reproduite et photographiée. Ce seront les «constats d’actions», longuement et précisément préparées par Gina Pane et sa photographe Françoise Masson. Plus que traces, ils sont des mises en séquences formelles de l’action solitaire conçue. Ce sont des actions minimalistes, non spectaculaires, laissant peu de signes visibles dans l’espace, à la différence des artistes du land art. Enfoncement d’un rayon de soleil, réalisé en 1969 à Écos dans l’Eure, est la captation, grâce à deux miroirs, de la lumière solaire, puis son enfouissement au sein d’une petite fosse creusée par l’artiste dans un champ cultivable. Terre de lecture, également de 1969, prend la forme d’une offrande, par la transmission du corps et de la main de l’artiste, de ce soleil nourricier à cette terre labourée. Gina Pane va aussi utiliser l’humus: le constat d’action de Manipulation d’humus (1970) montre celle-ci déposant, sur une étendue de terre sablonneuse, en rangées parallèles, des monticules carrés d’humus «humide mélangé à toutes sortes de graines, du vent». Soleil,, humus sont dans ces actions des sources vitales et énergétiques que Gina Pane renvoie à une symbolique de la fécondation, de la préservation et de la protection. Nourrir la terre, réchauffer la terre, protéger la terre, par un «geste primitif» qu’elle oppose au «geste décadent» (5), celui d’une société d’après la Seconde Guerre mondiale, des radiations atomiques, de la prospérité économique accompagnée d’une industrialisation et d’une urbanisation accélérées. Il y a une foi et une urgence dont le corps de l’artiste se fait l’émetteur et le transmetteur. L’ensemble générique Terre protégée, composé de trois actions, en scande la politique formelle. L’installation inaugurale, Terre protégée I (1968), mais, surtout, plus radicale, l’action Terre protégée II, réalisée en 1970, dans les environs de Turin,, dont le constat d’action montre le corps de l’artiste, immobile, les bras en croix, allongé sur cette terre, en adhérence avec elle, et face au ciel. «Je l’ai protégée avec ma chair, dit Gina Pane. [...] La terre est nourricière de mon organisme biologique et moi, je la protège parce que je suis coupable de ce qu’elle n’existe plus, de ce qu’elle disparaît.» (6) Ce sera la figure mélancolique de Terre protégée III (1971) où l’inscription même du titre est encerclée de trois rangées de pierres et balayées de fleurs blanches séchées, tels une tombe ou un mémorial. Ce corps si désirant de l’artiste de protéger la nature, en lui insufflant sa propre énergie vitale, inspire aussi l’action Mon corps (1970), où Gina Pane se fond littéralement dans un paysage de larges pierres enchevêtrées. Acte à la fois charnel, politique et d’échange, ce moment fusionnel s’inscrit dans la fragilité d’une nature désirée et immémoriale.
 (1) Gina Pane, Lettre à un(e) inconnu(e), textes réunis par Blandine Chavanne et Anne Marchand, Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, coll. «Écrits d’artistes», 2003.
(2) Ibid.
(3) Anne Tronche, Gina Pane – actions, Paris, Fall Éditions, 1997.
(4) Ibid.
(5) Cité par Sophie Duplaix, Gina Pane: terre – artiste – ciel, Arles, Actes Sud, 2012.
(6) Gina Pane, op. cit.
 Gina Pane: Terre protégée II (1970); Enfoncement d’un rayon de soleil (1969);
Terre protégée III (1971). Vue de l’exposition.



Rosa Barba   Conjurer l’inexorable dérive d’une île

 “Rosa Barba réalise Outwardly from Earth’s Center durant l’hiver 2006-2007, lors d’une résidence au Baltic Art Center de Visby, sur l’île suédoise de Gotland. L’artiste, dont l’œuvre protéiforme et chorale, faite entre autres de sculptures cinétiques, de sculptures-projecteurs ou d’installations projections, utilise et expérimente le médium cinématographique dans toutes ses composantes matérielles et immatérielles, en en dénudant et disloquant les mécanismes, voire en les hybridant, pour réorchestrer de nouvelles potentialités esthétiques: le projecteur 16 ou 35 mm, la pellicule vierge, la surface écran, l’image lumineuse et blanche, le texte et ses infinies virtualités de dialogues et de fictions, la bande-son, la salle de projection... Il y a au cœur de la pratique filmique de Rosa Barba la recherche documentaire de paysages, disponibles, possibles, porteurs de passés géologiques ou industriels, d’histoires singulières: «Je vois les lieux que j’utilise comme des scènes où j’installe mes histoires. Je recherche des paysages qui ont déjà une histoire, un cadre auquels j’ajoute ma propre fiction.» (1)
L’île à la dérive de Gotska Sandön, au large de celle de Gotland, est le «lieu paysage» d’Outwardly from Earth’s Center, à la fois scène et perspective d’une fiction à performer, d’une dramaturgie de la catastrophe et d’une forme sensible, à la rencontre duquel va la caméra de Rosa Barba (comme elle a pu le faire pour le Vésuve, dans The Empirical Effect, en 2010, pour le désert californien du Mojave, dans They Shine, en 2007, ou celui du Texas, dans Time as Perspective, en 2011).
Conjurer l’inexorable, la dérive – fait réel – d’un mètre par an, vers le pôle Nord, de cette île de la mer Baltique. Conjurer la disparition annoncée qu’elle porte en elle. La fiction mise en place par Rosa Barba, avec des protagonistes qui se présentent au spectateur par leur seule profession – le gardien du phare, les archéologues, l’archiviste, l’architecture et le politicien –, est l’anatomie de cette dérive par le discours de l’autorité des savoirs constitués – et de leur vacuité – et une réponse utopique. Celle des habitants, de la communauté, du nous. Et, au-delà, celle de l’art. Arrêter la dérive et la menace par l’invention d’une forme nouvelle, celle réalisée par les habitants grâce à des cordages tirés vers la mer, arrimés à un infini futur, imaginaire, et qu’une vue aérienne magnifique découvre au regard.
(1) Rosa Barba, In conversation With, Milan, Mousse Publishing, 2011.


 Rosa Barba, Outwardly from Earth’s Center, 2007. Film 16 mm, couleur, sonore.
Durée: 25 minutes.


© Marjorie Micucci / © Centre Pompidou-Metz. Catalogue Sublime, ou les tremblements du monde, sous la direction de Hélène Guenin, Éditions du Centre Pompidou-Metz, 2016.

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