Mâhki Xenakis — L‘œil méduse dans l’attraction de la forme


           Qu’est-ce qui lie, raccroche les « créatures » de Mâkhi Xenakis, petites, verticales, ramassées, longilignes, silencieuses et, pourtant, dans l’attente de la conversation et d’un dire des peurs et des secrets, au corps, sans doute humain? Parce que cela pourrait être l’unique et multiple question que posent, obstinément, les hautes sculptures torsadées en béton de Xenakis, ses sculptures hybrides d’une rose rondeur hiératique, ses dessins marins à l’encre aquarelle sur calque découpé, ses dessins à l’incertitude minérale ou peut-être végétale faits à la gomme et au pastel noir rose, toutes œuvres d’une force fragile, d’une présence qui toujours revient, nouées dans des digressions plastiques à la fois radicales, surprenantes et reconnaissables: le corps humain, dans son isolement, dans sa propre quête, dans la crainte de son absence, de sa fragmentation, dans son regard, là où il pourrait s’affranchir d’une figuration rationnelle et effrayante, là où il peut renouer avec une abstraction première, originelle des formes, au plus près du souvenir mythologique et de lénigme métaphorique, au plus près de l’acte renaissant des métamorphoses ou de la transmutation. Le corps est un organe étrange. Ce corps et «des corps qui écoutaient comme des visages» écrivait Rilke, en 1903, dans son essai sur Rodin.
      Méduses, Sphinges, Folles... la nouvelle exposition de Mâkhi Xenakis, présentée à la Mairie du 4e arrondissement, à Paris, fait ressurgir cette interrogation, au point précis où le motif retrouvé de la méduse (celle-ci circule dans les livres de l’artiste depuis longtemps, il suffit de relire, par exemple, Laisser venir les secrets: le mot a ainsi aujourd’hui découvert sa forme plastique) se déroule, par glissements imprévisibles d’un bleu profond, en œil flottant, en œil univers. Un œil méduse qui se fait œil médusé. Œil unique. Œil seul. Œil solitaire dans l’espace, qui s’enroule, fixe du très loin d’une profondeur apaisante, indique, pointe un monde — le nôtre — de cauchemars et de hantises, de souvenirs et de peurs, de folies et de fantômes. Un œil sensuel cherchant dans notre œil son miroir. C’est alors moins un œil cyclopéen, qu’un œil qui semble se perdre dans l’aveugle et qui, pourtant, se reforme pour devenir une simple et attentive adresse au visiteur, à nous. Une adresse intense et insistante. Nous serions des Œdipe toujours dans la suspension de l’énigme, dans sa bordure. Œil alors vivant par ses bleus délicats, en état de surprise, nous propulsant en nous-mêmes et hors de nous-mêmes, au cœur de ce qu’est une forme, de ce que peut devenir une forme. Un sorte de cosmos fluide.
L’œuvre de Mâkhi Xenakis est peuplée. Solitaire et peuplée. Elle rassemble des solitudes et des regards qui de partout émergent des corps. Elle assemble des chœurs et des conversations, intimes, criées ou murmurées. Entre les dessins des Méduses et des Yeux aux étranges filaments vermeeriens qui se souviennent de La Dentellière du Metropolitan Museum de New York, formant un cercle aquatique, se retrouvent une partie des Folles, celles de l’enfer, de l’enfermement, celles de la chapelle de la Salpêtrière, exposées en 2004; se retrouvent des Sphinges, seules ou à deux, conversant, répétant une scène, une pose. Une sensuelle théâtralité parcourt, unit l’espace et les séries de sculptures, les dessins qui cachent leur fragilité, leur inquiétude formelle sur la surface sculptrice blanche qui les soutient, les effleure, les isole tout en les rivant les uns aux autres. Tout est silencieux et tout parle chez Mâkhi Xenakis. Comme tout regarde. Les Folles d’enfer groupées continuent de crier leur histoire. Elles ne peuvent crier que par leurs yeux, elles ne peuvent crier par leurs yeux que ce qu’elles ont vu, que ce qu’elles ont subi, elles qui furent femmes dans un temps classique de la folie humaine. Mais, là, dans la salle d’exposition, elles voient tout, leur passé en témoignage creuse encore une fois le présent. La solitude devient visible. La peur devient visible. L’effroi devient visible... et le silence tactile... et tout peut, enfin, s’échapper. Les Méduses adviennent par le hasard chaotique d’une encre rebelle qui se débat avec d’autres matières, inhospitalières: l’aquarelle, le calque. La matière pourrait avoir raison de la forme qui s’ignore, et c’est parfois le cas. Parfois, la main de l’artiste apaise les contraires, les dérives, et la forme se fixe, respire, devient un souffle bleu. La Méduse est là, qui va rejoindre l’œil qui est son corps.






1. Mâkhi Xenakis, Regard, encre aquarelle sur calque découpé, 2016.
2. Grande Méduse, encre aquarelle sur calque découpé, sur carton plume, septembre 2015.
3. Regard, encre aquarelle sur calque découpé, 2016.
4. Grande Méduse, encre aquarelle sur calque découpé, 2016.
© Mâkhi Xenakis/Courtesy the artist.

 Exposition Mâkhi Xenakis: Méduses, Sphinges, Folles...
Salle Jean-Mouly, Mairie du 4e arrondissement, Paris. Du 12 mai au 11 juin 2016.

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