Pia Rönicke, «The Pages of Day and Night» – La vérité est une longue histoire

«La vérité repose par terre
mais personne n’ose la prendre.
La vérité est dans la rue.
Et personne ne la fait sienne.»

Tomas Tranströmer, Air Mail, Pour les vivants et les morts, 1989.
Baltiques (œuvres complètes, 1954-2004) (1).
 Pia Rönicke, The Pages of Day and Night, vues de l’installation —
gb agency, Paris — 12 novembre 2015 - 16 janvier 2016.


—Les formes contemporaines sont un art qui recueille et qui convoque. Parfois de façon exhaustive jusqu’à un impossible épuisement de la multiplicité, parfois de façon lacunaire ou aléatoire, parfois de façon ostentatoire ou mimant un théâtre de l’absence, parfois de façon spectrale, parfois de façon univoque par répétition ou paradoxale par association anachronique ou hybride, parfois de façon ornementale ou atone. Toujours dans une expérience de l’émiettement, de la dispersion, de la fragmentation, de l’hétérogène, et d’un montage/remontage au gré d’une réminiscence revendiquée ou pas de la manière warburgienne. Toujours, encore, dans l’expérience d’un mouvement, d’un déplacement physique, qui se réengage dans le visible de l’exposition. Cette manière qui recueille, accumule, dispose, compare, accole et agence le fragment et les fluidités qu’il dissémine. Pour dévoiler, pour mieux dévoiler. Mais moins pour voir que pour poser les choses. La vision est désormais du côté du spectateur, de sa perplexité, dans l'expectative d’un «ce que voit le spectateur». Recueillir dans l’espace et convoquer dans l’espace... des signes, des courbes, des statistiques, des listes, des diagrammes, des objets, des lignes, des documents, des archives, des collections – réelles ou fabriquées –, des faits – vrais ou fictifs –, des enquêtes, des images, des images d’images (photographies, dessins, gravures, vidéos, films... : qualité polysémique du visuel, qualité dynamique du visuel), des livres, des mots, des récits, des graphies et des typographies, des matières organiques ou non, des «noblesses» et des «rebuts» mêlés, confondus – brouillage des médiums, récolte des choses. Les formes contemporaines ont endossé les habits de gestes savants: archéologiques, historiques, géologiques, géographiques, scientifiques, cosmologiques, anthropologiques, sociologiques, philosophiques, archivistiques. Un contemporain encyclopédique par collecte, voire collectionneur, toujours à la recherche de son motif et de sa forme, à la recherche d’une forme temporelle et d’un dit temporel. L’espace présent d’exposition s’emplit de savoirs et d’érudition parcellaires, lacunaires, citationnels, troués, réappropriés par le geste de l’artiste, et qui tentent de faire histoire ou regard, ou de refaire une histoire du regard. Ou qui tentent, à tout le moins, sans aucune certitude, d’en permettre l’expérimentation. Tisser des liens, des accumulations, des extensions comme pour essouffler ou exténuer l’installation, elle qui veut, presque en sourdine, faire œuvre unique dans ses partitions, ses partages, ses dédales. Une convocation et un recueil d’«ornements» et d’«accessoires» (2), de «choses» et de «discours» qui, dans l’aujourd’hui, occupent ou habitent, dessinent la forme contemporaine, lui donnent corps. Une forme contemporaine ouverte et hétéroclite, reclose et mélancolique, éloquente et dispersée, fabriquant ou esquissant ces temporalités discontinues qui la traversent, pour ajouter, peut-être ajuster un récit, sampler une vérité possible – disparate, souterraine, oubliée, disponible, niée, ou à rejouer dans des ailleurs  – de l’état ou des états d’un monde que l’on a longtemps (peut-être depuis les années quatre-vingts) suspendu aux fixités rassurantes et libérales de l’atemporel, moulé dans l’oubli jouissif de la finitude, laissant place et espace à un infini dispensé de mort, la refusant, l’occultant lorsqu’elle resurgit, la mettant au pilori d’une décennie, un pâle infini simplement répétitif, indistinct, indéterminé, qui n’est qu’un perpétuel présent. Comment, alors, à un moment donné du temps, l’art prend-il forme contemporaine, et comment, à un moment donné de l’actuel, l’histoire et des passés, qu'ils fussent proches ou lointains, prennent forme contemporaine, et se reposent sur la scène provisoire de l’exposition, se faisant disponibilité à l’intérieur d’un présent reformé, coexistence du divers et de lanachronique, prêt à être perçu, saisi et pensé par le spectateur...

The Pages of Day and Night, 2015. 
Ensemble de 30 impressions noir et blanc sur papier. Photogravures.
Arabia Felix, The Danish Expedition of 1761-1767 by Thorkild Hansen, 
Harper & Row Publishers, 1964, Medicago lupulina, 2015.
Vue de l’exposition, © mm.
Avec The Pages of Day and Night, installée dans l’espace Level One de la galerie gb agency, à Paris, Pia Rönicke propose cela, nous confronte à cela. Sans bruit excessif – ce qui pourrait être inadéquat pour une œuvre circulant entre les images fanées et les langues d’une histoire en creux – ou inutile, avec une légère et précise délicatesse, afin de faire surgir, à l’intérieur du tempo largo et de la géographie de son installation, les réalités et les imaginaires de voyages anciens, d’expéditions maritimes et savantes vers un Orient à la fois mythique et colonisé, de temps et de dates parallèles, disjoints, mais, un instant, se croisant, se recouvrant, se recoupant. Afin de faire émerger, affleurer au seul regard ces temps passés rejoignant le présent de l’œuvre, porteuse de toutes ces temporalités, qui les convoque et les accueille. Un présent inquiet. Un présent qui se sait disparaître, qui se sait l’acteur de la disparition. Et faire résonner une violence bien actuelle, politique, mais patiemment, doucement assourdie par le papier jauni, fragile, écorné, dentelé de journaux d'information du siècle dernier et des années actuelles si vite évanouies, ou par la finesse de traits – qui semblent à peine gravés, peut-être dessinés – de plantes conservées, photographiées, sauvegardées, formant collection, herbier, atlas, formant arabesques de mémoire et réserve visuelle. Une violence retenue grâce au noir et blanc d'un film au plus près d'une luxuriance végétale, vivante, grâce à la fragilité usée de plantes séchées d’un autre herbier, personnel de l’artiste, posées sur les pages grainées d’un recueil de poèmes du poète syrien exilé Adonis – donnant son titre à cette nouvelle installation de Rönicke –, disposées sur les unes de ces journaux du monde occidental et du monde arabe, figés dans l’événement, le fait divers, l’anecdote mondaine, dont ils ont été le présent, dont aujourd’hui ils sont le terrible écho muet et la mémoire archivée. De toute cette récolte au fil du passé et du passé revenu ou réintroduit dans le présent déjà poussière, de ces passés repris et de ce présent devenu continu, à égalité de contemporanéité, Pia Rönicke figure l’une des tragédies du monde, celle des exils, au cœur de celle, contemporaine, à vif, du Moyen-Orient. Elle choisit de se situer aux bordures de l’histoire et de l’événement saillant. Pour mieux les retrouver et les éprouver. Elle fait taire – ou à tout le moins elle invente et tisse une distance avec – le bruit compulsif des images, celles des télévisions en «continu», de YouTube, de Facebook, de Twitter, d'Instagram et autres Smartphone, celles des propagandes et des frontières. Chacun des socles recouverts d’une feutrine bleu sombre où viennent s’organiser, en grille furtivement moderniste, ces journaux, eux-mêmes simplement traversés par les plantes séchées du souvenir, chacun des deux ensembles de photogravures issues de l’Herbarium de Copenhague, chacun des deux films, celui qui circule au plus près du dessin vibrant du végétal, celui qui, par la seule écriture, trace une géographie, sont surface de l’installation, sont surface du politique, silencieux, latent, poétique. Pia Rönicke compose tel le peintre d’une fresque récit du Quattrocento, avec plans, échelles, moments arrêtés, retraits de sens, fluidités de regards, la tragédie, dans la délicatesse d’une vérité lente et obstinée. Il suffirait, ainsi que le dit le poète Tomas Tranströmer, de «la prendre» et de «la faire sienne». Le geste artistique de Rönicke est bien celui-là, et dans le moment de l’expositioncelui qui invite à une patience du tempsde faire nôtre cette «vérité» diffuse, sourde, du monde, posée, là, sous nos yeux. 

  Adonis, The Pages of Day and Night,
The Malboro Press/Northwestern, 1994, Lathyrus pratensis, 2015.

   An-Nahar July 13, 1979, Melilotus alba, 2015.  
Herald Tribune Paris, Friday, April 2, 1954, Lathyrus sativus, 2015.

The Pages of Day and Night, 2015.
Ensemble de 30 impressions en noir et blanc sur papier. Photogravures. Détail. ©. mm.



« Au-delà de la bouche Pélusiaque, se trouve l’Arabie qui s’étend jusqu’à la mer Rouge, et jusqu’à cette fameuse terre riche et fertile en parfums, célèbre par son surnom d’Heureuse. La première Arabie porte le nom des Arabes Catabanes, Esbonites et Scénites ; elle est stérile, hormis l’endroit où elle touche aux confins de la Syrie, et n’est illustre que par le mont Casius. »
Pline lAncien, Histoire naturelle, Livre V. Géographie. Asie, chap. XII (3).


 (1) in Tomas Tranströmer, Baltiques (œuvres complètes, 1954-2004),
coll. Poésie/Gallimard, Éditions Gallimard, Paris, 2004.

(2) Georges Didi-Huberman, Mouvements émouvants: les accessoires de la nymphe, in Ninfa fluida, essai sur le drapé-désir, coll. «Art et artistes», Éditions Gallimard, Paris, 2015, pp. 27-61.
(3) in Pline l’Ancien, Histoire naturelle, texte traduit, présenté et annoté par Stéphane Schmitt, Bibliothèque de la Pléiade, Éditions Gallimard, Paris, 2013.


© Photogaphies Aurélien Mole. Courtesy galerie gb agency.

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