Roni Horn - Butterfly to Oblivion - Arles - l’œuvre en forme de mot



D’Arles, Fondation Vincent Van Gogh.
“A word is dead, when it is said
Some say –
I say it just begins to live
That day”
Emily Dickinson, 1862, F 278.

«7. — De ce qu’à moi, ou à tout le monde, il en semble ainsi, il ne s’en suit pas qu’il en est ainsi.
Mais ce que l’on peut fort bien se demander, c’est s’il y a sens à en douter.»

Ludwig Wittgenstein, De la certitude, 1949-1951.


Autant de mots, autant d’écritures qui disent et ne disent pas. Autant de mots qui sont dits, là, dans l’espace visuel, qui y sont inscrits et présents. Autant de mots qui vibrent à l’intérieur d’eux-mêmes, de leur couleur coupée, de leur dessin tranché, de leur sens commun et de leur sens poétique. Autant de mots qui s’alignent, entrent en collision, s’immiscent dans les fragments de pigment, les déroutent, les traversent; autant de mots comme des inventaires de sonorités, de déclinaisons verbales, de moments répétés d’histoire privée, de souvenirs intimes, de moments mémoire de la «fabrication» même de l’œuvre,
qui fusent dans les découpes du dessin, entre les entailles du dessin dont ils saturent ou distendent les espaces vides, dont ils suivent dans une répétition doublée les diagonales. Autant de mots qui deviennent phrases de mots torsadés par la couleur, torsadés par un sens intérieur et solitaire. Des mots qui ont en eux une histoire et font image poétique.
Cette exposition de Roni Horn, à la Fondation Van Gogh, à Arles, installe, dans une déambulation quasi circulaire pour le ou la visiteur(se), un ensemble de sculptures en verre moulé bleu-blanc opaque – dont les titres sont formés avec des fragments littéraires (Edgar Allan Poe et la forme de la nouvelle, Cormac McCarthy et la forme romanesque, et Harry Kessler et la forme du journal) –,  une série de dessins grand format au pigment, dont les titres sont – depuis toujours – des mots de liaison, des prépositions, des adverbes, une série des Clowns dont les titres, encore, sont, par accolement d'un autre mot, en état de mouvance, d’incertitude, de fragilité, et cette nouvelle série Hack Wit (quelques pièces par rapport à ce que l’on a pu voir à Londres, à la galerie Hauser & Wirth, en juin dernier). Ce que dit et montre cette exposition, c’est le mot dans sa matière vivante, dans son récit et dans sa virtualité poétique, dans tous ses «moments de relation» («Events of relation» pour reprendre le titre de l'exposition qu’eut Roni Horn, en 1999, au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, et qui était l’écho d’un fragment extrait de Je et Tu, du philosophe Martin Buber, et noté par l’artiste dans l’un de ses tous premiers catalogues (1), daté de 1983: «Entering into the event of relation»); c'est combien le mot et, avec lui, les formes de l’écriture et des écritures, sont ce qui lient l’œuvre de l’artiste, ce qui fait rencontre, dans le spectre des arts visuels et plastiques où se retrouvent et semblent se distinguer le dessin, la sculpture, la photographie. Le mot et la césure comme forme de l’œuvre. Césure constante, plastique et poétique. Le mot et la rencontre. Ce que l’exposition rend ainsi plus visible ou plus lisible, c’est la part poétique et la part littéraire qui nourrissent, depuis les débuts de sa carrière, le travail de Roni Horn. C’est la liaison par le verbe, et, par-delà, par la littérature. C’est ce lieu où se produit la rencontre du plastique et du poétique.
       L’expression Hack wit – qui défie toute traduction – pourrait être un jeu entre le plastique et le verbal. Là, où toute liaison s’est effacée. «Hack» ou «entaille», «wit» ou «trait d’esprit». L’entaille du dessin venant rencontrer, dédoubler – une forme de redondance – le sens débridé du poème tracé, dessiné. Ou un mot («hack») pour le geste et la matérialité plastique, un mot («wit») pour une forme de l’entendement et une figure littéraire, se composant en image verbale et en dessin sur papier aquarelle, encre, gomme arabique, ruban adhésif. Entre, il n'y a que l’espace d’un blanc, d’un vide, la distance des choses avec elles-mêmes («Of the space between things as of the things themselves» (2)). Ainsi «hack» serait le double plastique de «wit» et/ou «wit» serait le double poétique de «hack». Dans cette forme du double, nous retrouvons cette figure de la paire chère à Roni Horn. Dans cette forme du double, il y a le moment dédoublé d’une rencontre entre la matière et l’esprit (joueur ou tranchant).

Accrochée entre une première salle accueillant trois sculptures circulaires dont les surfaces absorbent et moulent les lumières et les variations du monde extérieur, tentants reflets inaccessibles à une image de soi ou uniquement de soi, et une salle des dessins au pigment, la série des Hack wit coule, s’étale tels de subtils miroitements verbaux, appelant et interpellant le regard dans sa propre fluidité face à la forme et à la couleur, le coupant dans son appréhension incertaine et mouvante du sens du «poème» muable. Lieu, alors, d’une perméabilité du sens par les possibilités syntaxiques et grammaticales du langage que l’artiste découpe, permute, associe, assemble, réagence.
Roni Horn et le poème, peut-être davantage que la poésie, est un récit presque premier dans l’œuvre. Ce sont d’abord des noms venus des lectures constantes de l’artiste (Kafka, William Blake, Wallace Stevens, d’une certaine façon, aussi, la philosophe Simone Weil, Flannery O’Connor), puis ce sont des fragments de phrases ou de vers, de phrases notées, de vers prélevés, et inclus dans une matière (le plastique ou l’aluminium), dans une forme minimale, dans une sculpture minimaliste et en volume géométrique. Là, le littéraire et le poétique viennent faire corps avec le plastique et le visuel, avec l’exposer. Là ou ici, se situe la rencontre à la fois très physique, voire sensuelle, et abstraite entre les arts. C’est à la fin des années 1980 que Roni Horn réalise ses premières sculptures-textes, phrases qui vont redoubler les limites de la sculpture, les souligner et les circonscrire, en marquer le seuil, et ouvrir sur la surface de celle-ci; questionner la présence/absence dans le monde, tout autant que celle d’un «je» non défini. Thicket n°1 - To see a landscape as it is when I'm not there, réalisée en 1989-90, inclut sur les bords de la sculpture plane en aluminium, cette phrase extraite du chapitre «Effacement» de La Pesanteur et la Grâce, de Simone Weil, et composée en lettres typographiques de plastique bleu. Thicket n°3: Kafka’s palindrome (1990-1991-1994) se modèle de la même façon avec une phrase extraite du Journal (1910-1923) de l’auteur de La Métamorphose: «It would be enough to consider the spot where I am as some other spot.». Une autre œuvre, avant la réalisation des «Dickinson Works» à partir des années 1990, Thicket n°2 (1990-1999), faite de deux blocs rectangulaires en aluminium, où sur l’une des faces de chacun est incruté, en plastique jaune, le mot «Tiger», en référence au poème de William Blake, The Tyger, et à son premier vers – «Tyger Tyger burning bright», extrait du recueil Songs of Innocence and Experience (1794), signale, alerte, la présence poétique dans l’espace sculptural. Roni Horn considère ces «emprunts» ou ces «citations», ou ces «références» comme des formes de collaborations. Nous pourrions dire des formes de paires, ou des formes du double, encore une fois. Elle instaure cela à la fois avec le texte et avec l’auteur(e). Ce qui sera largement développé avec la poète Emily Dickinson, dont Horn lit la poésie complète et la correspondance lors de ses séjours en Islande. À propos de laquelle elle établit des textes critiques, à la fois de sa propre lecture, du matériau sculptural que devient ce texte poétique, avec ses difficultés de sens, et de la vie de Dickinson.
Ce que Roni Horn invite à voir et à penser et à lire, c’est le poème dans la sculpture, c’est l’écriture dans la sculpture, c’est l’écrit dans la sculpture. C’est la matérialité du texte. Ou une autre matérialité pour le texte, pour le poème. Ou dans une matérialité autre que celle qui fut la sienne. Dans une «matérialité poétique» qui enchâsse des formes et des lectures, des feuillets et enveloppes manuscrites des poèmes de Dickinson à leur inscription sur une surface en aluminium et dans une typographie de la lettre réalisée dans un matériau plastique. Ce qui inscrirait aussi Roni Horn dans une continuité des formes de la poésie américaine contemporaine et d’un certain nombre d’artistes conceptuels et minimalistes qui pratiquèrent d’abord l’expérience poétique et le «pouvoir des mots». Et, c’est la force du « dans » – ce n'est pas le simple “in” anglais, c’est ce “inside” que l’on retrouve porté, manuscrit, sur l’un des dessins au pigment présents dans l’exposition (Put 1, 2012-2013). C’est comment, par exemple, Roni Horn, dans les séries When Dickinson Shut Her Eyes (1993-2004) ou Keys and Cues (1994-2003), fait venir Emily Dickinson dans son espace, comment elle – Horn – la place elle – Dickinson – dans sa forme et sa matière, l’y moule. Comment l’espace poétique du livre édité, de la page (manuscrite), traverse l’espace plastique de la sculpture, comment l’un transmue l’autre. Et c’est comment Horn redonne à lire Dickinson dans cet espace volume, hors du livre, mais dans son strict souvenir de composition typographique et éditoriale. Comment il s’agit aussi d’une entrée nouvelle dans le livre, et dans le poème. Ce qui pourrait alors être un enjeu paradoxal — voire anachronique – pour l’art contemporain, ou tout du moins pour les formes artistiques des années 1960-1990, c’est comment Roni Horn se réapproprie la question de ce que Daniel Arasse, dans son texte La Thèse volée (3) et parlant des mots dans la peinture, appelle «l’image du verbe» – et ainsi de l’image du vers, et ainsi de l’image du poème. De ce que devient sa lecture, son rythme, sa scansion, ses sonorités et ses rimes, sa métrique, sa prosodie, sa typographie, son sens. Et, comment Roni Horn, par cette œuvre qui travaille avec le mot, l’écrit (littéraire ou poétique), à la fois dans la sculpture, dans le dessin, et à la fois à l’intérieur de la sculpture, à l’intérieur du dessin, et hors d’eux (dans les titres, dans des formes de notes de bas de pages comme pour Still Water, the River Thames, for example), permet de réinterroger également la question qui fut centrale dans les arts à partir et depuis la Renaissance et les humanistes — à travers une relecture politique et esthétique de la Poétique d’Aristote et, surtout, de l’Art poétique d'Horace (avec ce vers «Ut pictura poesis»: «Une poésie est comme une peinture», qui dans des traductions récentes devient – ce qui n'est pas inintéressant: «Un poème est comme un tableau») – jusqu’au XVIIIe siècle et le Laocoon ou Des limites respectives de la poésie et de la peinture, de Lessing, avec sa distinction entre les arts (4) : la poésie comme «objet esthétique» — et pour se replacer dans les débats critiques de l’art conceptuel et de l’art minimal des années 1960 – et agissant dans l’espace d’une matière, du langage, d’un lieu qui sera alors le «white cube». C’est aussi – et la configuration de l’exposition à la Fondation Van Gogh – le révèle bien, l’antériorité du champ littéraire ou comment celui-ci se pose comme annonce de l’espace plastique. C’est un passage tenu entre ce que je peux lire et ce que je vais voir. Ainsi, les trois sculptures en verre moulé dont les titres sont des fragments littéraires: Untitled («I deeply perceive that the infinity of matter is no dream», extrait d’une courte nouvelle dialoguée d'Edgar Allan Poe, The Power of Words, 1850) ; Untitled («... The Aga Khan arrived in Indian costume covered in precious gems... He has several dozen million... subjects a fortune of untold millions in pounds sterling and, sitting next to Nijinsky with his jaw and vulgar face, was like a fat sack of real money next to fantastic dream of wealth», extrait des Cahiers, 1918-1937, de Harry Kessler) et Untitled («Two thick ropes of dark blood and two slender rose like snakes from the stump of his neck and arched hissing into the fire. The head rolled to the left and came to rest... The fire streamed and blackened and a gray cloud of smoke rose and the columnar arches of blood slowly subsided until just the neck bubbled gently like stew.», extrait de Blood Meridian, roman de Cormac McCarthy, 1989). Forme que Roni Horn développe avec les ensembles de sculptures en verre moulé depuis quelques années, et dont ces extraits littéraires – on trouve également Marcel Proust, Fernando Pessoa, Edith Wharton, Shirley Jackson, Anne Carson  – semblent constituer une sorte de bibliothèque citationnelle et ouvrir l’œuvre plastique conceptuelle, moins à un sens littéral (ce que Roni Horn revendique et affirme avec constance dans ses interviews. Ainsi ceci n’est que de l’eau, donc ceci n’est que le poème) qu’à un récit masqué, caché, secret, intime... Une revendication de l’obscur ou de l’obscurité dans le visible.
On pourrait aussi ici rappeler que William Turner accompagnait certains de ses tableaux de textes en vers, voire de poèmes, de sa composition (5).
     Butterfly to Oblivion
pourrait se lire à la manière d’une déclinaison poétique, où le regard du visiteur ajusterait constamment son regard de lecteur. Elle pourrait être une exposition de la lecture même, une forme de «reading exhibition».





Deux hack wit - chasing blue, présentés lors de l’exposition Butterfly Doubt, à Londres, à la galerie Hauser & Wirth.
Miroitements plastiques et modulations verbales.

Hack wit - Chasing blue - présenté lors de l’exposition Butterfly to Oblivion, à Arles,
à la Fondation Vincent Van Gogh.

Autre miroitement et autre modulation.

Une bibliothèque citationnelle... Là, et après.












(1) Roni Horn. Works (1976-1983), catalogue de l’exposition qui s’est tenue, en 1983,
à la Kunstraum München, Munich, p. 98.
(2), Roni Horn, op. cit., p. 100.
(3) Daniel Arasse, La Thèse volée, in Histoires de peinture, Coll. «Essais folio», 
Éditions Gallimard-Denoël, Paris, 2004.
(4) Rensselaer W. Lee, Ut Pictura Poesis (Humanisme et Théorie de la peinture. XVe-XVIIIe siècle), Éditions Macula, Paris, 1998 (pour l’édition française, 1967 pour l’édition américaine).
(5) Daniel Arasse, Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Coll. «Champs arts», Éditions Flammarion, Paris, 1996, p. 38. 

Roni Horn, Butterfly to Oblivion, Fondation Vincent Van Gogh, Arles. 
Illustrations : marjorie micucci/DR.

Commentaires

Articles les plus consultés