Mark Lewis - les distractions d’un œil solitaire


Les quatre œuvres filmées ou essais filmiques – qui forment Invention au Louvre — projetées en boucle dans la salle des Maquettes du musée  — telle une narration visuelle, une narration à la fois mouvante et flottante, incertaine, une narration incluse dans une temporalité panoramique qui, au-delà d’être non sonore, est paradoxalement, pour le spectateur, une écoute du silence, d’un «silence volume» (lors de la rencontre organisée le 23 novembre dernier à l’auditorium du Louvre en présence de l’artiste, de Laura Mulvey et de Philippe-Alain Michaud, le philosophe Élie During qualifiait chez Mark Lewis une «image volume»), est une attention de l’ouïe aiguisée à sa plus extrême tension par la tension du regard lui-même, par cette sollicitation focale de l’œil qui ne peut se substituer à rien d’autre qu’à cette quête aventureuse dans l’image du musée: Pyramid (8 minutes 18 secondes) ; Child with a Spinning Top (Auguste Gabriel Godfroy) (4 minutes 39 secondes) ; The Night Gallery (4 minutes 50 secondes) ; In Search of the Blessed Ranieri (29 minutes).
Un œil, dont le savoir et la perception fusionnent dans le seul mouvement du déplacement, des déplacements d’une caméra dont on pourrait dire qu’elle «enregistre» moins le réel que les possibles virtuels de sa plasticité (par cette steadycam qui fait corps avec le corps), constitution même d’une image interrogative et solitaire, pour elle-même. Ce savoir de Mark Lewis qu’une image est solitude, qu’elle porte en son mouvement à la fois ample et fragile une solitude, celle du corps et celle du regard. Une solitude anonyme, de l’anonyme. Dans In Search of the Blessed Ranieri, l’image évacue et rend muet le public du  Louvre, cette masse consommatrice d’images de l’image. L’image doit-elle être solitaire pour voir ou percevoir? À quel moment l’image se fait solitude? Devient solitude? Dans le film Forte! (Forte di Bard, 6 minutes, 2010), montré actuellement dans l’exposition du Bal, à Paris, Mark Lewis, Above and Below, mais que nous avions pu voir dans une autre exposition, thématique celle-ci, Vues d’en haut, au centre Pompidou-Metz (mai - octobre 2013), la caméra part et se détache de la solitude blanche d’une paroi montagneuse couverte de neige pour se décaler, puis plonger vers une vallée encaissée du Val d’Aoste, cherchant, approchant en un mouvement tournant, mesuré, à peine perceptible, une forteresse militaire. La caméra en épouse alors les formes circulaires et découpées, géométriques et complexes, mais dans une distance observatrice, qui enveloppe le paysage sculptural et architectural, le paysage alpin, une route vertigineuse, serpentine – qui semble sans fin et se perdre dans sa propre forme –, et la course incompréhensible d’enfants ou d’un public figurant dont l’œil, à distance et en surplomb, ne sait s’ils fuient, pour une cause à jamais inconnue, ou s’ils jouent. Ils sont des touches d’un mouvement qui seul anime l’image. Il y a, dans les films de Mark Lewis, un moment où l’œil touche à la solitude de l’image, à la solitude du contemporain, à la solitude de l’œil même. Il y a, dans les films de Mark Lewis, dans la durée même du mouvement qui instaure le film comme film, ce temps visuel où se pose une démesure qui dés-ajuste la capacité du regard, la puissance et la persistance de l’œil. L’œil au défi entre dans une lacune du savoir et de la vision. Ou dans leurs ombres. Dans des échappées d’un visible distrait par la multiplicité des appels visuels et par l’uniforme de cette démesure. Et, alors, il ne s’agit plus tant d’enregistrer en un long plan séquence qui viendrait restituer la mesure d’un paysage, la mesure durée d’un réel, mais d’en rendre une démesure mélancolique et élégante. Une démesure qui caresse le tableau jusqu’à faire disparaître l’objet motif, comme cette toupie dans le tableau de Chardin, L’Enfant au toton (1737), dont le mouvement est l’unique objet de la concentration du corps et du regard de l’enfant. Et dont Mark Lewis, dans le court Child with a Spinning Top (Auguste Gabriel Godfroy), fait disparaître toute distance entre l’œil de la caméra et le motif, celui-ci devenant pure surface abstraite. Dissolution du motif dans l’angle d’une approche étendue. Si l’œil moderne s’inventa dans le fragment, le montage, le collage, et l’omniscience, l’œil contemporain pourrait être dans cette démesure et dans cette dissolution interne: l’œil contemporain est un œil face à la distraction du multiple et de l’étendu. C’est cette image que produit Mark Lewis, à «l’image» du monde, des mondes filmés. L’œil contemporain est un œil qui ne voit pas, l’œil contemporain est un œil distrait, là où l'œil moderne voulait voir. Nous pourrions évoquer les plans séquences rosselliniens de Stromboli (1949), de Viaggio in Italia (1953). Ou encore d’Europa 51 (1952), ce moment où le personnage d’Ingrid Bergman – Irene – découvre et englobe de son regard le paysage désolé d’une banlieue romaine. Le mouvement du regard est celui de la caméra, à hauteur humaine, à mesure humaine. Il s’agit bien de voir ce que l’on ne connaît pas. Dans sa distraction dé-mesurée, ce que l’œil contemporain évacuerait, parce que placé devant une béance paradoxale de vides et de multitudes, c’est bien la connaissance.

















Mark Lewis - Invention au Louvre —
9 octobre 2014-31 août 2015 — Musée du Louvre, Paris.
Commissariat: Marcella Lista.

Mark Lewis – Above and Below — 5 février- 3 mai 2015 — Le Bal, Paris.
Commissariat: Chantal Pontbriand et Diane Dufour.  

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