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Jean-Christophe Norman - Ulysses, a long way - Passage Belleville
Marcher et écrire. Tracer par le pas et par la ligne à la craie blanche des traversées dans des villes du monde (Berlin, Poznan, New York, Tokyo, Metz, Montevideo, Besançon, Marseille, Aigues-Mortes, Vilnius, Dale, Venise, Istanbul, Gdansk... Paris, etc.) et redessiner dans les jours et dans les nuits, dans les instants et dans les heures, des géographies singulières et anonymes, des géographies éphémères et imaginaires, des géographies qui s'effacent pour ne pas limiter le monde, histoires passantes d'un quotidien troublé, vibrations nouvelles, au cœur de l'expectative, du présent sensible.
Recopier le temps compté humain des secondes, des minutes, des heures ; recopier des textes au long cours ; recopier des œuvres littéraires – ces expéditions romanesques et temporelles de la modernité que sont l'Ulysse de James Joyce, ou À la recherche du temps perdu de Proust, ou La Mort de Virgile de Hermann Broch, Fictions de Borges, ou bien encore Le Navire de bois de l'écrivain allemand Hans Henny Jahnn, La Ligne d'ombre de Joseph Conrad – sur des feuilles ordinaires au format A4, sur des bâches, sur des écrans d'ordinateurs, sur des murs muséaux, sur ces mêmes surfaces d'asphaltes urbains où la géographie se confond, s'épouse à la traversée fictionnelle. Recouvrir jusqu'à saturation confondante toute surface, recouvrir de graphite noir des images photographiques extraites de magazines, de journaux et placer l'œil dans une position visuelle d'attente, de circonspection, de doute de la forme rendue indistincte, rendue fantôme, rendue souvenir d'elle-même, mais toujours présente dans le temps de la reproduction et de la présence du spectateur.
Stratifier en une superposition de couches picturales d'horizons et en dégradés verticaux de couleurs atones le souvenir de marches dans le présent d'un temps pictural réapproprié, assumé comme moment biographique de l'artiste Jean-Christophe Norman... et marcher toujours. Acte performatif qui contient et diffracte en multitudes la pluralité mêlée des pratiques artistiques de Norman.
La ligne d'écriture, la ligne monde, de Jean-Christophe Norman, celle qu'il reprend, réactive, poursuit, cet automne, dans le cadre de la troisième édition de la Biennale de Belleville - La Piste des Apaches (http://www.labiennaledebelleville.fr/), à l'invitation de Patrice Joly – qui en est le commissaire – et consacrée aux artistes marcheurs, aux artistes flâneurs (de Hamish Fulton à Dector & Dupuy, de Laurent Tixador à Jacques Clayssen et Patrick Laforet). Elle se poursuit dans les rues du quartier de Belleville à travers ce projet débuté en 2013 qu'est la recopie plastique de l'Ulysse de Joyce. Celle qui fut d'abord, sur sa table de travail à Besançon, une « sculpture feuilletée » de feuilles A4 empilées, puis d'immenses « paysages textes » inscrits sur des bâches suspendues sur les remparts d'Aigues-Mortes, puis encore une installation, dans l'ordre de l'accrochage conceptuel, accueillie au Frac PACA, à Marseille, et ce long tracé urbain, arrêté, repris, à Tokyo et à Gdansk, est une présence modeste tout autant qu'un acte modeste, un événement imperceptible dans la sphère du sensible. L'artiste faisant corps avec le monde et la vie, avec la ville et le quotidien, et faisant advenir le paysage ou faisant advenir dans le paysage ce supplément, ce surcroît, cette faille d'art, ce trouble serpentin, éphémère et dérisoire, mais qui, un instant, suspend et détourne le cours surpris de ce quotidien aléatoire, neutre ou foisonnant, pour le dévoiler, pour le déplacer, pour le déciller, le mettre en fragilités et en curiosités, l'étendre dans des temporalités autres, fictives et réelles tout à la fois.
Dans la rue de Ménilmontant, dans la rue de Belleville, Ulysses, a long way s'est déroulé, s'est inséré, s'est invité, s'est immiscé, s'est confondu aux minuscules événements d'une surface d'asphalte striée de poussières, de résidus, d'éclats de papier, d'autres lignes d'eau, d'urine, de cris. Parmi les passants passant, pressés, les inattentifs et les surpris. La ligne passe et s'efface, sous les pas des habitants, sous les effets météorologiques, sous les coups de balais des commerçants nettoyant leur pas-de-porte... La ligne respire au cœur battant du quartier, la ligne dévale des hauts de Belleville pour continuer sa propre histoire éphémère. Mais la regardant, elle offre cette attention accrue au réel qu'elle perturbe.
Longtemps Jean-Christophe Norman a contenu le geste pictural dans le geste graphique de cette écriture ligne. Ses « tableaux textes » prenaient pour motif le roman, la phrase, un motif à la fois figuratif et narratif. Avec les quelque cinquante « tableaux marches » appartenant à la série Biographie et dont douze sont présentés au Carré Baudoin dans l'exposition collective de la Biennale de Belleville, Norman étend le motif dans la mémoire même de l'acte performatif de la marche. Temporalité qu'il inscrit dans les titres donnés à ces tableaux de petit format, quasi monochromes, matérialité d'une sensation intime, d'une vibration retrouvée, transportables dans le temps et dans le cours d'une autre marche : ainsi Biographie Rome 1978-2014, Biographie Tokyo 2008-2014, Biographie New York 2008-2014. Une géographie souvenir qui fait se joindre des temps distants... et nous fait entrer dans cette question du comment ce temps se vit dans sa qualité de présent et de passé, comment ce temps se donne à voir tel un motif permanent dans l'espace en constant déplacement... et dans un entremêlement contemporain des gestes artistiques. Comment dans un accrochage minimal et linéaire, chaque « petit » tableau est surface de dégradés imperceptibles de matière peinture, comment dans un recouvrement de modulations des couleurs, compact des strates d'ocre, de bleu, de jaune, de rouille, chaque tableau devient à la fois affleurant et mystérieux, en toute primauté, ce qui longtemps dans la peinture, ces ciels indéterminés d'arrière-fond, ces horizons neutres, sans relief, qui comblaient les vides de la toile, cette ligne en attente.
La 3e Biennale de Belleville se tient jusqu'au 26 octobre 2014. Jean-Christophe Norman réactivera Ulysses, an long way (Paris) les 25 et 26 octobre prochain.
Photographies : © DR. Rue de Belleville.
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