A perfect afternoon ... le film comme présent de l'histoire - Une programmation «Parle pour toi» - à la galerie Marian Goodman



Avant de rendre compte de cette initiative de la galerie Marian Goodman, à Paris, et de l’invitation qu’elle fit à Marie Muracciole, critique d’art et actuelle directrice du Beirut Art Center (Liban), de présenter, au printemps dernier, une large programmation de films et de vidéos jamais ou rarement ou peu vus en France, sous le titre familier de Parle pour toi (le fait est qu’il s’agit d’une double restitution de la parole et de l’image filmée de cinéastes et de vidéastes d’Afrique, du Proche et du Moyen Orient. Qu’il s’agit de rendre visible et au visible des paroles enfouies, intimes, cachées, quotidiennes dans les strates de l’actualité des conflits, des occupations militaires et économiques. Restituer et donner à voir), nous voudrions citer une phrase de Jacques Rancière extraite des dernières lignes de Conversation autour d’un feu : Straub et quelques autres (in Les Écarts du cinéma, Éd. La fabrique, Paris, 2011) : « Je pense qu’il y a plus de puissance commune préservée dans la sagesse de la surface, dans la manière dont les questions de la justice y sont mesurées selon des impératifs de justesse. Mais aussi ces histoires d’espaces et de trajets, de marcheurs et de voyages peuvent nous aider à inverser la perspective, à imaginer non plus les formes d’un art adéquatement mis au service de fins politiques mais des formes politiques réinventées à partir  des multiples manières dont les arts du visible inventent des regards, disposent des corps dans des lieux et leur font transformer les espaces qu’ils parcourent.»
Ainsi cette programmation scandées en trois sessions – «Singulier pluriel», du 22 au 26 avril 2014 ; «Reprises, montage, histoire», du 13 au 17 mai ; et «Transitions», du 27 au 4 juillet – a proposé des surfaces politiques et de «justesse» au travers de corps et de paroles intimes ou en dialogue ou en conflit. A proposé un paysage étendu des scènes cinématographiques et artistiques (hors du marché du film et du système commercial de diffusion, hors également du marché de l’art) du Maghreb au Moyen et Proche Orient. Programmation où se sont succédé les noms d’Etel Adnan, d’Avi Mograbi, de Simone Fattal, de Rania Stephan, de Ferhat Özgür, de Hiwa K., de Lamia Joreige, de Bouchra Khalili, de Maha Maamoun, d’Yto Barrada, de Joana Hadjithomas et de Khalil Joreige, de Marian Ghani, de Zineb Sedira… C’est peu dire l’intérêt et la pertinence de ce moment singulier dans l’espace culturel parisien où il a été possible de parcourir les paroles quotidiennes, les complexités (on pourrait parler d'enchevêtrements) historiques et géographiques issues de la colonisation occidentale et des formes contemporaines de colonisation, des migrations économiques et politiques, des effacements et des disparitions liées aux guerres civiles (libanaises de 1975 à 1990), aux conflits politico-religieux, des tensions entre les enjeux du capitalisme libéral et  l'extension du religieux le plus radical… Une traversée politique par la parole sociale, par la parole poétique, par la nostalgie, par la dérision, par l’intime, par l’écoute sensible d’un quotidien qui affleure l’image, une image aux statuts multiples, croisés : image documentaire, image de fiction, image d’archive, image d’actualité. 

 Conversation avec Rania Stephan (droite),
Bouchra Khalili (centre) Simone Fattal (deuxième personne sur la gauche) 
et Marie Muracciole (gauche). Courtesy des artistes et de la Galerie Marian Goodman, Paris.

Le spectateur visiteur de ce programme projeté dans la salle souterraine – quasi crypte — qui se trouve au sous-sol de la galerie Marian Goodman s’est retrouvé — s’il ne fragmentait pas son propre rythme de projections et de vision selon les horaires prévus des films, s’il ne pratiquait pas son propre montage lié à son intérêt, à sa fatigue visuelle, à sa disponibilité personnelle — devant une sorte de long corps visuel, de long corps cinématographique, de long corps politique, un continuum qui produisait un film de plusieurs heures, où visages, situations, scènes, paysages, rues, villes, espaces sub-urbains, frontières, migrations, rêves, imaginaires, natures mortes offraient ce champ pluriel d’appréhension du politique. L’une des sessions – la deuxième – qui fut ouverte par une rencontre accueillant Paola Yacoub et Joseph Rustom – s’intitulait «Reprises, montage, histoire». Ce titre aurait tout a fait pu recouvrir cette programmation et les stratégies parallèles mises en jeu par l’ensemble des cinéastes choisis et par le spectateur hors champ que nous étions. 

 Présentation O Syria! de Paola Yacoub (photo) et Joseph Rustom. 
Courtesy des artistes et de la Galerie Marian Goodman, Paris

Restituer, monter, raconter… Une vie à Beyrouth dans les années 1970, celle de l’artiste libanaise Simone Fattal : Autoportrait (1971-2012). Seul film de cette dernière qui nous en parla longuement lors de la première rencontre pour l’ouverture de ce cycle de films. Deux vies qui se regardent avec amitié, deux vies sous la forme d’un constat, deux vies qui, l’instant d’un film de 9 minutes, s’échange par l’échange de vêtements (de codes, de traditions) : dans Metamorphosis Chat (2006), l’artiste turc Ferhat Özgür filme sa mère rendant visite à l’une de ses amies d’enfance qui perpétue la tradition religieuse, dans une vie modeste; la mère d’Özgür, professeure, s’habillant à l’occidentale. Le jeu du vêtement qui dévoile deux quotidiens, deux choix – ou pas d’ailleurs – de vie, deux réalités, et qui en rend palpable toute l’ambivalence, le trouble lorsque les deux femmes inversent leur position dans l’échange de leurs vêtements. 

 Conférence avec Amal Khalaf (droite), Monira Al Qadiri (gauche),
Fatima Al Qadiri (centre) et Khalid Al Gharaballi (deuxième personne sur la droite)
et Marie Muracciole (deuxième personne sur la gauche).  
Parle pour toi, troisième volet « Transitions »
Courtesy des artistes et de la Galerie Marian Goodman, Paris.

Raconter Beyrouth, encore et encore, et raconter les déplacements, les migrations, les mémoires par les films de Lamia Joreige (A Journey, 2006 ; Ici et peut-être ailleurs, 2003, dans un détournement reprise du titre d’un film de Jean-Luc Godard, pour tenter de rendre visible les disparus pendant la guerre civile), ce film de Joana Hadjithomas et Joreige Khalil, Don’t Walk (2000), où dans le plus intime de la grossesse de la cinéaste qui est immobilisée dans sa chambre à Beyrouth, nous revient par la caméra de Joreige (qui devient son regard) Beyrouth, ses rues, les quartiers, les reconstructions, les ruines. Visions partielles, visions politiques qui s’interrogent par la vie simple, par la vie poétique. Poésie au sens pasolinien ainsi que la donne à voir les films de l’artiste franco-marocaine Bouchra Khalili par The Speeches Series, dont deux volets furent projetés : Speeches Chapter 2 : Words on Streets (2013) et Speeches Chapter 3 : Living Labour (2013). Histoires des migrants et des identités méprisées, traversées par une parole à la recherche d’un lieu de vie face à l’exploitation économique, au refus  d'accès à l’espace civique et citoyen. Raconter des résistances – le très beau film de Rania Stephan sur l’écrivaine syrienne Samar Yasbek – et raconter des ruines comme dans A Brief History of Collapses (2012) de Marian Ghani, raconter des errances silencieuses (MiddleSea, de Zineb Sedira, en 2008), pour s’opposer au réel ou/et dire ces réalités. Histoires des disparitions, mais aussi histoires des survivants : Hiwa K. dit aussi sur le mode de la performance et du documentaire le soulèvement de la population kurde irakienne et la répression par des gaz lacrymogènes au parfum de citron (This Lemon Tastes of Apple, 2011). Histoires des frontières arbitraires, des séparations et des murs : il fut plus que nécessaire de voir ou de revoir les films du cinéaste israélien d’Avi Mograbi, Once I Entered A Garden (2012) et August, Before The Eruption (2002).
Écouter le sensible du présent, écouter le sensible de l'histoire... Le film organise ces lieux d'inscription et de regard. Surfaces du politique, de ses détournements, de ses failles, de ses souffrances, de ses lucidités face à cette inexorable opacité du réel, mais surtout face au dévoiement des images et de leur utilisation par les médias télévisuels et des réseaux Internet. Joana Hadjithomas et Joreige Khalil ont réalisé en 2008 ce film Je veux voir, avec Catherine Deneuve et Rabih Mroué. Cette programmation nous a exactement placés dans cette position, à la fois d'opacité et de spectres de compréhension face aux images.








http://www.mariangoodman.com/exhibitions/?location=paris

Remerciements à la galerie Marian Goodman et Raphaële Coutant pour leur accueil et les documents mis à notre disposition.

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