Jean-Christophe Norman : “Ulysse, James Joyce” à Gdansk ou la ligne d'épiphanies
Toujours recommencer. il faudra toujours recommencer. Dans la circonstance du « bon moment » (1). Chaque nouvelle traversée de Jean-Christophe Norman, chaque reprise du geste d’écriture visuelle devient ce « bon moment », dans un temps de hasard, dans ce temps juste qui le fait naître. Faire naître un temps dans le quotidien poreux, dans la physique d’une géographie humaine et historique. Ainsi, toujours recommencer. Dans une géographie suspendue. Dans cette géographie du réel redessinée par une fiction, redessinée par une déambulation narrative qui vient dans un instant bref, troublant, la faire vaciller, la retourner et la dévoiler jusque dans l’imperceptible de ses accrocs, de ses propres histoires minuscules, humaines. Ulysse à Gdansk, fiction de Joyce qui continue son work in progress, au-delà du livre mythique de la littérature moderniste, par le geste toujours en reprise de Jean-Christophe Norman. Jour étendu du 16 juin 1904, durant lequel les personnages rejouaient la partition antique du poète homérique, et dont James Joyce se plut à les perdre dans les vibrations monologue d’une journée, dans les rues de la ville de sa naissance. Espace étendu au-delà de Dublin. Hasard du temps... 16 juin 1904, Dublin, Irlande ... 9-15 juin 2014, Gdansk, Pologne...
Et puis recommencer à accompagner la phrase qui deviendra ligne ou ligne phrase (ambivalence de l’image) à partir de la marque, de la courte annotation au crayon portée à la page 505 d’Ulysse, dans son format de poche, commun, « Folio Gallimard », exemplaire parmi les exemplaires qui ont servi à produire cette écriture de la phrase joycienne dans une diaspora épiphanique de temps et de géographies. Partir de la page arrachée du livre en cours, envoyée par voie virtuelle d’un email de Jean-Christophe Norman, avant son départ pour Gdansk. Gdansk, Pologne, dans le cadre de « Alternativa International Contemporary Visual Art Festival », à l’invitation d’Aneta Szylak, directrice artistique du Wyspa, et de Béatrice Josse, directrice du Frac Lorraine, à Metz.
Revenir au temps d’Ulysse. Revenir à un temps neuf d’Ulysse, peut-être, tout autant celui de Dublin que celui qui erra de par les rives et les îles antiques, imaginaires, de la Méditerranée, dans un refus caché du retour. Dans cette appréhension de la fin qu’est l’Ithaque domestique, cette Ithaque du sédentaire, des rivalités et du pouvoir. Et de la reconnaissance. Et de la femme qui en est la figure. Ne jamais arriver à Ithaque, et poursuivre l’infinie errance. Ulysse archaïque, Ulysse moderne, Ulysse contemporain dans une dissolution temporelle et spatiale. Ulysse nomade. Ulysse pluriel. Ulysse rencontres. Un Ulysse qui, à chaque pause et à chaque reprise du voyage sien contemporain, efface les histoires antérieures dans l’instant disparu, dissout et recouvre toute géographie par une cartographie réinventée, qui par le corps se déplaçant de l’artiste dans une simple marche, qui par le corps écrivant de l’artiste porteur de tous les protagonistes, de toutes les situations, de tous les monologues, de toutes les voix pensives, est un défi aux limites de la fiction, aux limites des temps, aux limites des géographies, à leurs dessins physiques et imaginaires.
La ligne qui a repris son texte joycien sur une route asphaltée de Gdansk, dans une zone portuaire, industrielle, anonyme, ordinaire, en cette fin d’après-midi du 10 juin 2014, défile, déroule ce qui, toujours, restera pour nous un moment inconnue de la narration. Cette ignorance qui emplit l’imaginaire et rend libres. Imaginer Ulysse de Joyce dans les surprises, dans les fugacités, dans les morosités d’une autre ville, d’autres villes. Recouvrement des villes, sans cesse. Gdansk recouvre Dublin, comme ces derniers mois, Besançon, Aigues-Mortes, Tokyo, Paris, Marseille s’étaient glissées par-dessus les rues dublinoises. Partir du livre, sortir du livre, mais toujours en sa présence, et le voir se métamorphoser sur des surfaces multiples, en des traces scandées par un corps. Le livre est infini.
Il y a, sans doute, dans cette ligne épiphanique de Jean-Christophe Norman un acte politique, profondément politique. C'est un des rares gestes d’artiste à contester l’horreur de ce que d’un terme terrifiant nous avons appris à nommer « mondialisation ». Une ligne politique qui « dé-globalise » le monde, pour le rendre à la modestie du moment, loin de la scène marchande ou de l’exhibition perpétuelle. Une ligne telle une passagère et imperceptible entaille de poésie fissure l’asphalte du monde, l’asphalte de paysages présents. Fissure brève, étirée, chaotique d’une main qui la trace, dilatée dans un quotidien qui se désire dans l’instant d’imaginaires venu le recouvrir, le rejoindre. Et, dans ce bref instant, cette ligne devient cicatrice de fiction pour un monde vivable.
Le soir du 9 juin, à Gdansk, Ulysse retrouve sa langue d’écriture,
sa version originale que James Joyce publia, par épisode, dans The Little Review,
entre 1918 et 1920. Jean-Christophe Norman ne le nomme plus « réactivation »,
mais Ulysses - a long way. Une longue épiphanie.
(1) Enrique Vila-Matas, Impressions de Kassel, Christian Bourgois Éditeur, Paris, 2014.
Photos : © courtesy Jean-Christophe Norman. Images envoyées par email ou postées sur la page Facebook de l’artiste durant son séjour à Gdansk, Pologne, du 9 juin au 14 juin 2014.
http://alternativa.org.pl/?lang=en
http://www.wyspa.art.pl/title,lang,2.html
http://www.fraclorraine.org/
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