Carolee Schneemann: les prismes cinétiques de l'histoire
Carolee Schneemann, «Terminal Velocity» (2001-2005) -
Collection du musée départemental d'art contemporain de Rochechouart.
«Tout ce que je perçois
est actif à mes yeux. L’énergie contenue dans une surface de peinture (ou de
toile, de papier, de verre, de bois…) dépend du temps qu’il faut à l’œil pour
identifier et suivre son mouvement et sa direction. Les yeux décryptent
l’élaboration des formes… quelque soit le matériau utilisé pour les créer. Une
telle lecture d’un objet à deux ou trois dimensions, implique une certaine
durée et cette durée dépend du pouvoir communicatif de tous les paramètres
visuels en action.» Carolee Schneemann, «Meat Joy & et le Théâtre cinétique», 1962.
Lors du 51e New York Film
Festival, au Lincoln Center, en octobre dernier, fut présenté en avant-première
le film documentaire de la réalisatrice canadienne Marielle Nitoslawska
consacré à la vie et l’œuvre multimédia, performative, filmique et picturale de
Carole Schneemann : «Breaking the Frame». Ce film se veut «immersion
cinétique dans la vie et l’œuvre de Carole Schneemann» : à la fois ce «briser
le cadre» (celui du tableau, du film, des espaces scéniques possibles, du
genre), cette «immersion» et ce «cinétique» (Schneemann nomme elle-même son
travail «théâtre cinétique»), expression et termes qui définissent les pièces
(danses, performances, happenings, films expérimentaux, vidéos, peintures,
photographies, installations, sculptures) de Carole Schneemann, dans des formes
où les limites entre danseurs/performeurs et spectateurs se dissolvent, où les
frontières classiques des disciplines s’annulent pour laisser respirer, pulser
des espaces sensoriels et formels proches d’un «art total», où énergie des
corps sexués et mouvements scéniques ou filmiques se mêlent et se disposent
dans une profusion d’un collage infini. Un documentaire qui se veut également
«testament lyrique», dans lequel la cinéaste suit l’artiste américaine, née en
1939 en Pennsylvanie, qui compte parmi les figures centrales de la scène
new-yorkaise des années 1960, chez elle, dans l’intimité de son atelier, de son
espace vibrant tourné vers le présent du monde en conflit, en guerre. Un film
nourri des archives personnelles de celle qui fut engagée dans les
expérimentations théâtrales/scéniques avant-gardistes de ces années 1960 au
sein du Judson Dance Theater (elle y travaille très tôt, produisant aussi
textes, travaux graphiques, affiches ; y côtoie Yvonne Rainer, Lucinda
Childs, est liée, entre autres, aux artistes Anthony Mac Call, Robert Morris),
engagée politiquement, comme toute cette génération, contre la guerre au Vietnam,
engagée dans une revendication féministe qui met en jeu exploration du corps et
du corps comme production sociale, de la sexualité dans une société
d’interdits, exploration du masculin et du féminin (dans une approche
qu’aujourd’hui on définit comme genrée). Une artiste, enfin, qui n’a jamais eu
d’exposition personnelle en France (tout comme, par exemple, Lynda Benglis, née
en 1941, qui recouvre dans les mêmes années des préoccupations féministes sur
la corporalité, sur la sexualité, et dont on a pu voir la première monographie
française seulement en 2010, au Consortium de Dijon). D’où la curiosité et
l’intérêt suscités par cette proposition curatoriale du musée départemental
d’Art contemporain de Rochechouart et de sa jeune conservatrice Annabelle
Ténèze : «Carole Schneemann : œuvres d’histoire».
Carolee Schneemann, «Viet Flakes» (1965). Film, 7 minutes.
Collage sonore par james Tenney.
Courtesy de l'artiste et EAI (New York).
Titrer
ainsi cette exposition consacrée à Carolee Schneemann désarçonne et induit un
angle précis d’interprétation de l’œuvre et une mise en perspective spécifique
de ce travail multimédia (nous l’avons déjà évoqué plus haut) qui convoque,
englobe pratiques performatives et corporelles, collages photographiques,
installations, films, dessins, peintures (dans tous les états), qui s’inscrit
dans les courants Fluxus et néo-dada avec ses provocations décapantes, cet entremêlement
de la vie et de l’art… Une œuvre profuse, sensuelle, sexuée, expressive,
violente par son énergie à dire la violence de nos sociétés occidentales, qui
se déploie sur cinq décennies, en résonance directe avec les événements
traumatiques de la seconde moitié du xxe siècle et du début du xxie siècle.
Mais, à l’avoir catégorisée dans un genre très identifié et reconnu de
l’histoire de l’art classique («l’œuvre d’histoire» ou le «tableau
d’histoire»), c’était courir le risque de l’enfermer, de la limiter (alors que
tout est flux, matière et mouvement chez Schneemann, flux et matière picturaux,
flux et matière d’images, flux des corps), de la clore, de la vider de sa
substance, et d’oublier (dans un acte trop historien) que cette œuvre a été/est
dans l’immédiat de son présent politique et social, dans la contestation, a
été/est dans les explorations formelles qu’elle engageait, qu’elle engage.
Resterait donc à mesurer la pertinence de cette approche et du corpus d’œuvres
montrées pour étayer et construire cette catégorie de l’œuvre d’histoire dans
le continuum dynamique de la création chez Schneemann. Disant cela, l’intérêt
de cette exposition de Rochechouart est néanmoins non négligeable. D’abord
parce qu’elle permet de découvrir des pièces récentes de Carole Schneemann (des
années 2000), au travers d’un parcours qui s’origine dans la projection en
boucle de la vidéo d’une des performances «historiques» chorégraphiées par
l’artiste en 1964, «Meat Joy». Performance qui fut montrée pour la première
fois à Paris, à l’invitation de Jean-Jacques Lebel, à l’American center, dans
le cadre du festival de la Libre Expression. Qui fut «rejouée» dans le haut
lieu de l’expérimentation new-yorkaise du début des années 1960 à la Judson
Church, où elle est filmée et photographiée. Cette danse/performance éclate
littéralement, les performeurs et performeuses formant un ballet
expressionniste, sensuel, érotique où les corps, la peinture, des matières
animales (poulets, poissons) composent peut-être bien plus qu’un happening,
mais un tableau mouvant, où les corps qui se roulent, s’enroulent, se
contorsionnent, sont à la fois figures en mouvement et pinceaux vivants. Cette
force du corps, du charnel, de la destruction des interdits, des règles
établies par une société américaine pudibonde et conservatrice issue de
l’après-guerre, fait de cette «danse peinture» un temps fort, libérateur et
jouissif dans l’excès, et ouvre, sans doute, sur une perception immersive de
l’œuvre de Schneemann. Et sur son rapport puissant à la peinture et sur ses
relations ambivalentes avec l’art conceptuel et le minimalisme qui dominent
alors. Dans un entretien accordé en septembre 2012 à Gia Kourias sur le site de
la revue «Time Out» (New York), l’artiste rappelle : «Je suis avant tout
peintre.» («I am essentially a painter»). Cette affirmation lie l’ensemble des
diversités de formes et de supports et de pratiques, et lie, au fond, toute
l’exposition. Autre œuvre centrale : «Viet Flakes», «film-collage»,
réalisé en 1965, manifeste de dénonciation de la guerre du Vietnam. Autre
pratique qui rejoint cette affirmation de l’importance picturale. Schneemann
filmant dans un premier temps des images de guerre, puis accomplissant un
travail de brouillage et de colorisation de la matière photographique, qui devient
un film à la fois abstrait et expressif où la guerre trouve son statut de
motif. Schneemann poursuivra cette mixité des médias en projetant les images de
«Viet Flakes» sur les corps du groupe de danseurs de la performance «Snows»
actée en 1967 au Martinique Theater de New York.
Si,
dans ce temps des premières salles de l’exposition, nous circulons à
l’intérieur de cette fameuse dynamique du «théâtre cinétique» recherchée par
l’artiste américaine, la suite du parcours se fige dans cette démonstration que
promettait le titre «Œuvres d’histoire». Nous accomplissons un saut temporel
avec des «tableaux» comme les «Dust Paintings» («peintures de poussières»)
datant du début des années 1980. Tableaux à la surface monochrome sale,
rugueuse, réalisés avec des matières rebus, cendres, composants morts
d’ordinateurs, nés de l’horreur des guerres civiles libanaises. Schneemann
poursuit, bien sûr, ses révoltes face aux événements de l’actualité du monde,
face à la guerre, face aux guerres, face aux médias et aux flux constants et
uniformisant des images produites par le pouvoir télévisuel ; elle en fait
son matériau dans un acte de dénonciation. L’exposition se centre alors sur une
pièce photographique, «Terminal Velocity» (2001) (d’ailleurs acquise par le musée
pour sa collection permanente). Schneemann, dans une composition collage de
quarante-deux photographies noir et blanc, tirées des journaux, va représenter
la tragédie du 11-Septembre. Cette image – ou ces images – sont celles des
hommes ou des femmes qui se sont jeté(e)s des tours du World Trade Center,
échappées tragiques dans le vide pour fuir, vertige hallucinant et halluciné
que l’artiste rend sensible, plus que palpable, par démultiplication de l’image
sur un arrière-fond formaliste et abstrait. Ce qui a pour «effet» d’isoler le
corps tombant, ce point d’humanité qui se perd dans la mort, face à la déraison
humaine. Toujours cette captation d’un mouvement, d’une paradoxale énergie,
d’une mise en vision de cette vitesse suspendue dans notre regard, le temps de
prendre conscience dans notre propre corps de spectateur de l’horreur.
L’exposition
décline donc ces œuvres de Carolee Schneemann qui adhèrent aux événements du
monde (nous pourrions aussi évoquer les «collages numériques» qui superposent
des images de la guerre du Kosovo et une évocation du travail performatif de
l’artiste Ana Mendieta) dans un prisme individuel et collectif. Que ce soit,
aussi, dans les pièces les plus récentes comme «More Wrong Things» (2000-2001),
installation sculpture faite de moniteurs sur les écrans desquels défilent en
continu des images d’actualités et des images d’archives personnelles de
l’artiste, ou «Precarious» (2009), sorte de panoramique filmique ou de fresque
filmique saturé, là encore, d’images au statut différents, travaillées par la
couleur, on se retrouve toujours devant des essais picturaux animés d’une vibration toujours au présent. Ce
n’est pas tant des «œuvres d’histoire», que la constante mise en forme, en
représentation du monde contemporain, et des aliénations qu’il produit.
Carolee Schneemann, «More Wrong Things» (2000).
Installation vidéo.
Courtesy of the artist and P.P.O.W .
Carolee Schneemann, «Precarious» (2009).
Installation vidéo avec système de miroir motorisé.
Courtesy de l'artiste, P.P.O.W gallery et EAI (New York).
Le
parcours de Carolee Schneemann suit le cours du temps sur les tempos des
horreurs et des possibilités d’expression des corps humains. À quelques
kilomètres de Rochechouart, il y a une autre exposition consacrée à l’artiste.
Elle se tient au Centre des livres d’artistes de Saint-Yrieix-la-Perche. Elle
montre des livres, des publications, des partitions, des scénarios de
performances, des affiches crées par Schneemann, des textes relatifs aux
performances ou tirés de son journal personnel. Nous sommes là dans la part à
la fois intime et publique de l’œuvre de Schneemann. Dans ses recherches et ses
doutes. Dans ses jeux amoureux et ses séparations. Nous sommes là où tout se
construit et se déconstruit. Là où l’art et la vie ne font qu’un, dans la joie
et le péril des deux.
Carolee Schneemann, «Untitled» 5 -
Documents- Éditions- Scénarios de performances-Affiches réalisés
par Carolee Schneemann montrés au Centre des livres d'artistes,
à Saint-Yrieux-La-Perche.
Exposition «Carolee Schneemann. Œuvres d’histoire»
Jusqu’au 15 décembre 2013. Musée départemental d’art contemporain
de Rochechouart.
Place du Château
87000 Rochechouart
musée d'art contemporain de Rochechouart
Exposition «Carolee Schneemann. Livres/publications/textes/documents.
Jusqu’au 21 décembre 2013
Centre des livres d’artistes – Saint-Yrieux-La-Perche
1, place Attane
87500 Saint-Yrieux-La-Perche.
Centre des livres d'artistes
Ce texte a été publié en ligne le 12 décembre 2013 sur www.mouvement.net
http://www.mouvement.fr/critiques/critiques/les-prismes-cinetiques-de-lhistoire
Carolee Schneemann, «Meat Joy» (1964), film 16 mm transféré en vidéo.
Courtesy de l'artiste, P.P.O.W gallery et EAI (New York).
Courtesy de l'artiste, P.P.O.W gallery et EAI (New York).
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