Roni Horn, habiter la surface en ses étoilements




«Je suis Personne ! Qui êtes-vous ?
Êtes-vous – Personne – aussi ?
Ainsi nous faisons la paire !
Ne le dites pas ! Ils le feraient savoir – c’est sûr (…)»1



Ainsi joue avec le langage et avec l’identité, avec une définition qui se pose en indéfinition, ainsi questionne et ironise la poétesse américaine Emily Dickinson, dans l’un de ses poèmes les plus emblématiques, daté de 1861. Exclamation ou surprise faite à soi ou adressée comme un événement qui soudain advient dans toute sa présence, et question immédiate à l’autre – indéfini –, mise en complicité d’une intimité double, semblable (peut-être), et qui cherche à se reconnaître. Intimité ouverte et distante qui construit une perplexité du sens tout comme l’événement identitaire originel énoncé : qu’est-ce que «personne» ? Qu’est-ce que qu’une «paire de personne» ? Nos yeux de lecteur vacillent, nos yeux de visiteur également, puisque de ce «Je suis Personne ! Qui êtes-vous ?» («I’m Nobody ! Who are you ?»), Roni Horn a fait l’un des éléments de sculpture de «Key and Cue» (1994-2003), sa première série incluant le poème dickinsonnien dans une simple barre d’alumium, les lettres en typographie noire dessinant des formes géométriques. Vers sculpture, objet sculpté, sculpture : toute l’ambivalence chez l’artiste américaine – qui débute sa carrière sous l’égide de Donald Judd à l’université de Yale au milieu des années 70 – tient à la fois dans l’extrême simplicité des matériaux et dans la multiplicité des possibles entrées formelles, dans la multiplicité des définitions possibles (qui va la démarquer très vite du courant minimaliste), et dans cette «fabrique» de l’indéfinition des choses. Indéfinition qu’elle décline jusque dans ses récents travaux par les figures syntaxiques de la paire et du double, qu’elle fait éprouver par les agencements de monstration de ses dessins, sculptures et photographies, et dans le rapport qu’elles (l’artiste, l’œuvre) établissent avec le spectateur – ou plus justement le «regardeur» dans une traduction incomplète et restrictive du terme anglais «viewer».
Indéfinition de l’objet porté à la vue-vision de celle ou de celui (l’autre élément de la paire ou la tiers personne) qui passe, séjourne, traverse les salles d’une exposition de Roni Horn : car sculpture, dessin, image photographiée, livre… les frontières sont indicibles. Est-ce une sculpture ? Est-ce un dessin ? Est-ce une photographie ? Les grands dessins au pigment sont-ils, aussi/en outre/semblablement, des surfaces sculptées (par exemple, le diptyque «Enough 10», 2005) ? Les sculptures sont-elles des points dessinés (par exemple, «Well and Truly», 2009-2010) ou des paysages textuels (par exemple, l’ensemble «White Dickinson», 2006-2007) ? L’image photographiée découpe-t-elle une ligne reprise au trait et/ou sculptée (par exemple, les 100 photographies de «You are the Weather», 1994-1996), est-elle seule écriture visuelle (par exemple, les 15 lithographies annotées et chiffrées de «Still Water (The River Thames, for Example, 1999) ? Allons plus loin : nous sommes placés avec l’œuvre protéiforme et polysémique de Roni Horn devant une indéfinition de genre de ce qui se déploie, de ce qui se dispose, de ce qui s’inscrit, de ce qui se lit sur les surfaces irrégulières du papier, sur les surfaces lisses du métal, ou sur celles rugueuses et/ou translucides du verre moulé, sur les surfaces tendres et rigides du caoutchouc. Roni Horn fonctionnerait-elle sur le principe d’un «peut-être», d’un «sans doute» ou d’un «cela est, et est aussi, mais, et encore…» ? Le doute, cette autre figure hornienne2, qui habite les titres de bien des installations (les photographies-dessins de «Clowndoubt», 2001 ; les paires photographiques de «Doubt Water», 2003-2004), fonde littéralement l’œuvre, la pose formellement dans le double paradoxe de l’évidence et des infinies métaphores, la situe dans une relation inédite à la temporalité et à l’espace, et toujours, à nous, le regardeur, dans un trouble de la définition.
Ainsi, nous pouvons décrire, nous pouvons (re)connaître, nous pouvons voyager vers des métaphores, pointer des repères esthétiques ou culturelles ; nous ne pouvons réellement nommer, nous ne pouvons réellement qualifier. C’est une œuvre qui est dans l’échappement. Glissements, décentrements, jointures, distances, déséquilibres, balancements, mouvances, indéterminations, neutres, androgynies, les notions de partition et de binarité normatives sont inopérantes. Même les doubles et les paires ne sont pas doubles et paires, pas exactement. Il y a toujours un effet de non semblable dans ce que l’on croit identique. Ainsi, les infimes variations sur le visage de la jeune femme photographiée en plan rapproché dans «You are the Weather», variations venues de l’extérieur : le visage comme surface enregistreuse des déplacements du semblable. Même les oxymores qui travaillent l’intérieur de certaines sculptures – comme «Pink Tons», 2008, exposé lors de la grande exposition «Roni Horn aka Roni Horn» à la Tate Modern, à Londres, puis à la Collection Lambert en Avignon, en 2009 : «lourd/fragile», «opaque/translucide», «fluide/solide»3 semblent se déliter ou se (fondre).

Il y a, chez l’artiste, une évidence de la matérialité même de l’objet qui «devient paysage» dans le lieu d’exposition, et il y a, aussi, les espaces entre, ou comme le dit Roni Horn : «So I go between the spaces.»4 «Je vais/je passe/je circule entre les espaces»… et il y a les liens/les liants, le tout et les éléments. Voir une exposition de Horn, c’est faire l’expérience intellectuelle, conceptuelle, physique et sensorielle à la fois de ce tout en ses éléments, et leur traversée. Il ne s’agit de se placer dans la distinction artificielle ou normée par l’histoire de l’art occidental des choses et des objets, leur classification par matière, geste et pratique : «Tous ses éléments sont pour moi indissociables, rappelle Roni Horn, dans un entretien publié pour le catalogue de l’exposition «Well and Truly», à la Kunsthaus de Bregenz, en Autriche, en 2010. J’ai besoin de tous ses éléments pour en avoir un seul. Je ne peux avoir les installations photographiques sans les dessins. Je ne peux avoir les installations photographiques sans la sculpture, parce qu’ils sont liés, dès leur conception.»5 Et s’ils sont liés dans l’«Index hornien»6 qu’est le double catalogue de l’exposition (presque rétrospective) de 2009, «Roni Horn aka Roni Horn», ils sont liés dans les temporalités variantes de l’exposition, et du visiteur dans l’exposition.
L’œuvre de Roni Horn serait une «affaire» d’entrées, et d’«entre» – entre les espaces, entre les formes, entre les lignes, entre les mots, entre les couleurs, entre les temps, entre les géographies intérieures, entre les événements, entre les genres, entre les visages… Et cette œuvre, dans la plénitude de son indéfinition, dans son intimité organique et spatiale, dans la constellation de ses liens, de ses espaces et de ses surfaces, de ses matériaux et de ses signes, se déploie en un étoilement d’elle-même7 qui «précipite» (au sens chimique) une mise en «déprise» ou en «désindentification» ( du sujet et de l’objet, dans leurs interrelations et dans leurs rapports au monde, monde extérieur…
Roni Horn crée une œuvre dans l’intérieur et dans l’intériorité du musée ou de la galerie, ou de l’atelier new-yorkais, une œuvre dont le lieu trouve sa géographie dans la solitude neutre du «white cube».




Le cercle des solitudes

L’ensemble de sculptures de verre moulé «Well and Truly» synthétise la syntaxe ou la grammaire formelles et spatiales de l’artiste. Daté de 2009-2010, celles-ci sont au nombre de dix, cinq doubles, cinq paires, disposées dans l’espace de telle façon que nous ne sommes jamais dans la certitude de leur apparence. Cercles parfaits d’un diamètre de 91,5 cm et d’une hauteur de 45,5, «Well and Truly» («Bel et bien» en son titre français… expression familière, expression qui attend une suite, nous sommes dans une entrée de phrase, dans une affirmation qui attend son sujet) a été présenté pour la première fois à la Kunsthaus de Bregenz, au troisième et dernier étage du musée. La pièce arrivait dans un parcours où le visiteur avait pu s’ouvrir à l’œuvre par des grands formats de dessins au pigment sur les tons bleu soutenu et rouge foncé (couleurs récurrentes dans la palette chromatique de Roni Horn), puis séjourner face aux barres d’aluminium, de longueur variable, incluses de lettres de plastique blanc et apposées verticalement contre les murs. Du paysage minimal et conceptuel des «White Dickinson» où chaque élément sculpté est un appel, une adresse, une invitation à une lecture (mais, au fond, rien n’est jamais imposé) du texte dickinsonnien (ce sont là des extraits de lettres de la poétesse, des territoires d’expérimentation poétique) aux tout récents autoportraits de l’artiste («Aka», 2009), le visiteur éprouve cette expérience de l’étoilement.
L’entrée dans l’espace où sont placés dans un constant décalage des sculptures, les «Well and Truly», démultiplie cette même expérience ou la fait constamment revivre. Présenté dans l’exposition «Éloge du doute», cet été, à la Pointe de la Douane, à Venise, les sculptures s’inséraient dans un parcours d’œuvres contemporaines autres où, soudain, elles apparaissaient dans une incomplétude, dans une solitude sensuelle… Devait alors fonctionner la mémoire possible du visiteur. Mais, dans la pièce longiligne où les dix sculptures étaient installées, la perception muable des œuvres était particulièrement sensible. La pièce, non seulement longiligne, mais basse, était éclairée par deux fenêtres voûtées, laissant passer une lumière (double) rasante. Une lumière prise entre le ciel très changeant de Venise et les variations chromatiques de l’Adriatique. Les «Well and Truly» sont alors dans des attentes et dans des espaces de lumière, ils ne la réfléchissent pas, mais plutôt, la lumière se pose sur eux, en modifiant la couleur. Du bleu clair au vert d’eau, d’un bleu intense à un blanc neigeux, d’un bleu ciel à un gris léger, les sculptures deviennent les mesures des variations climatiques, deviennent comme un rapport quotidien du monde extérieur. Étoilement, donc, puisque l’œuvre est dédoublée dans un impossible semblable, dans un impossible centrement. Autre événement du dispositif hornien, que se lit ou se voit dans les dessins où les formes se concentrent ou se diffusent, en ignorant tout milieu. «Il n’y a pas de centre. Il n’y a qu’un lieu infini répandu, qu’un infini milieu», avertit le philosophe français Roger Munier, dans «Le Moins du monde»9, Horn se déplace ainsi dans cet infini lieu.
Étoilement, aussi, puisque de son intériorité (la matière du verre), les sculptures deviennent l’extérieur, sont l’extérieur. La salle d’exposition se fait «chambre» dans, toujours, un sens lié à Emily Dickinson. Dans un texte de 199110, «When Dickinson shut her eyes», Roni Horn raconte l’existence recluse et solitaire de la poétesse, une existence sans voyage (ou si peu), une existence dont les événements sont ceux du quotidien, ceux de la nature environnante, ceux de ses déplacements de la maison au jardin, de sa chambre à la bibliothèque. Comme une courbe. Cette vie où se répètent toujours et jamais identiques les infimes trajets, les minuscules voyages, cette vie où se crée les 1 789 poèmes dont Horn fait une lecture continue. De la fenêtre de sa chambre, Dickinson perçoit le monde et le fait entrer totalement dans l’œuvre, son voyage est mental et physique. Roni Horn a sa «chambre dickinsonienne» qui nous est offerte par la salle d’exposition où ses œuvres sont des sismographes. Cette chambre fut et est l’Islande, où se rend l’artiste dès 1975. De l’île, elle voit, perçoit, sent le monde, la nature, le temps. L’île est sa bibliothèque de paysages (c’est dans la partie occidentale de celle-ci que Roni Horn a installé sa seule œuvre pérenne – «VATNASAFN/LIBRARY OF WATER», 2007 – où, à l’intérieur de colonnes de verre transparent sont recueillies les eaux de vingt-quatre glaciers islandais) ; l’île est sa circonférence et son étoilement ; l’île est lieu réel et rêvé, son «Oz» comme elle la nomme elle-même11 ; une «idée»12.
Synthèse formelle, thématique et spatiale, «Well and Truly», dans leur présence matérielle et dans leur disposition, sont, peut-être un début de réponse à l’indéfinition… Lorsque des critiques proposent des métaphores de l’œuvre, notamment celle de l’eau (si prégnante dans la plupart des travaux de l’artiste), Horn répond : ces sculptures sont du verre, et c’est juste ce que le verre est… Horn est dans la matière, est dans les éléments, est dans le mot pris dans sa plasticité, et c’est ce qui rend son travail conceptuel si tactile et sensuel, voire érotique pour certaines œuvres. Le poète John Keats, en 1818, dans une lettre à un ami affirmait : «Un poète est la chose la moins poétique qui soit ; car il n’a pas d’identité – il est constamment forme – et matière d’un autre corps (…)»13… Nous pourrions voir s’y refléter l’artiste Horn et son œuvre si intensément ouverte, car ne connaissant ni centre ni définition, entièrement dans la certitude du doute et la muabilité du monde.
Marjorie Micucci




(1) Emily Dickinson, Poésies complètes (traduction par Françoise Delpy, d’après l’édition R. W. Franklin, 1999), Éditions Flammarion, Paris, 2009.
(2) Élisabeth Lebovici, «A place for wandering : about Roni Horn’s work», in Roni Horn, catalogue, Kukje Gallery, Séoul (Corée), 2010.
(3) Élisabeth Lebovici, «À Roni Horn», in Roni Horn, catalogue édité par la Collection Lambert en Avignon, Éditions Phébus, 2009.
(4) Roni Horn, Well and Truly, catalogue édité par la Kunsthaus Bregenz (Autriche), 2010.
(5) Roni Horn, Well and Truly, ibidem.
(6) Catalogue Roni Horn aka Roni Horn, 2 vol. (dont Subject Index), New York et Göttingen, Allemagne : Whitney Museum of American Art et Steidl, 2009.
(7) André Hirt, L’Étoilement de l’existence, Éditions Kimé, Paris, 2005.
  (Élisabeth Lebovici, «A place for wandering : about Roni Horn’s work», ibidem.
(9) Roger Munier, Le Moins du monde, Éditions Gallimard, Paris, 1982.
(10) Roni Horn, Making being here enough – Installations from 1980 to 1995, Kunsthalle Bâle, Kestner-Gesellschaft, Hanovre, 1995.
(11) My Oz, catalogue, Listsasafn Reykjavikur, Island/Iceland, 2007.
(12) Briony Fer, «Complet avec parties manquantes», », in Roni Horn, catalogue édité par la Collection Lambert en Avignon, ibidem.
(13) John Keats, Lettres, Éditions Belin, 1993.
Texte publié à l'occasion de la présentation de l'œuvre «Well and Truly» de Roni Horn dans l'exposition «Éloge du doute», à la Punta della Dogana (Venise), et de l'exposition personnelle de l'artiste («Recent Work») à la galerie Hauser and Wirth, à Londres. Le texte – légèrement modifié – a paru dans la revue «Mouvement» (octobre-septembre-décembre 2011)

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