«Frac Forever» ou comment l'exposition m'expose - Centre Pompidou-Metz

«“Vous préféreriez ne pas”, repris-je en écho ; en proie à une grande excitation, je me levai pour traverser la pièce d'une seule enjambée. “Qu'entendez-vous par là ? Êtes-vous dans la lune ? Je veux que vous m'aidiez à collationner ces feuilles, tenez.” Et je les lui tendis.
     “Je préférerais ne pas”, dit-il.»

Bartleby, le scribe - une histoire de Wall Street, Herman Melville, 1853
(traduction de Jean-Yves Lacroix, Éditions Allia, Paris, 2003).


          Face aux circonstances institutionnelles (l'«anniversaire» des 30 ans des Fonds régionaux d'art contemporain : «anniversaire» d'une structure publique à l'origine sans lieu puis au fil des décennies implantée dans des bâtiments dédiés, d'un acte de collection au présent, et d'une mission culturelle de diffusion et de médiation extrêmement territorialisée), face à un lieu d'accueil tout aussi puissamment institutionnel qu'est le centre Pompidou-Metz, face encore aux discours que l'on s'oblige à produire, à construire, à circonscrire pour, à la fois «coller», «s'inscrire» dans une nécessité momentanée qu'est l'événement sus-cité tout en affirmant son exigence et ses choix, alors que – tel le personnage de Bartleby de la courte nouvelle de Herman Melville –, «on préférerait ne pas», advient un «acte» qui est cette «exposition Frac Forever». «Exposition de la collection du Frac Lorraine», exposition d'œuvres photographiques de cette collection aujourd'hui dotée de plus de sept cents pièces, œuvres surtout acquises dans les années 80 et au début des années 90. À l'exception de certaines qui renvoient aux orientations réitérées du Frac Lorraine depuis le milieu des années 90-2000 : immatérialité, désorientation, perception sensitive, le blanc/le noir, le visible/l'invisibilité, l'écriture, l'éphémère, la disparition, l'engagement féministe, la performance, le protocole... succession de mots et d'états qui sont des actes perceptifs dans le présent.
          «Frac Forever», ou l'exposition comme action, parce qu'elle préférerait ne pas... être une exposition, un accrochage, une collection. Et, c'est, au-delà des thématiques définies comme repères possibles, ce qu'il advient dans l'expérience de «Frac Forever», dont Béatrice Josse, la commissaire de l'exposition et directrice du Frac, fixe et donne les «objets» (et, de façon caractéristique, nombre de pièces photographiques de la collection à ses débuts), une reconfiguration de l'espace par l'obscurité, et un protocole des plus simples: une lampe de poche fournie à chaque visiteur, dont la puissance lumineuse doit être remontée fréquemment faute de s'éteindre. Le spectateur qui «sait» d'un savoir installé et commun que dans un musée, dans une exposition, on doit voir, on doit regarder – ce qu'il tente de faire ici en pointant, en balayant du faisceau lumineux à sa disposition les photographies accrochées dans un montage par série, par échelle et par degré –, se trouve dans un détournement constant de ce qu'il sait devoir accomplir, de ce qu'il se croit dans l'obligation de faire, et dans ce qu'il constate qu'il ne peut voir.
          Ce qui devient, à un moment de l'expérience, central, c'est que le Frac Lorraine n'est pas dans cette collection (première) des photographies retenues, mais dans le protocole mis en place et qui, chaque jour, se réactive par la présence et les déplacements aléatoires des visiteurs, de leurs efforts ou de leur indifférence à vouloir voir ou à y renoncer. Ou, bien plus radicalement, le Frac n'est une collection, mais un espace d'expérimentations, et c'est cet état d'un provisoire tracé depuis une vingtaine d'années que raconte le protocole établi.
Alors, petit à petit, le corps du visiteur trouve une autre façon de vivre ce qui lui est proposé. Il va «performer» l'exposition par la distance, en se plaçant au centre de la galerie de mille mètres carrés. il va s'exposer lui-même dans l'espace. Il va faire exposition. Être à distance des murs, des œuvres, laisser palpiter l'invisibilité, laisser respirer les vides et les «entre». Entre son regard, entre son corps, et là, se dessine et se dévoile l'action des autres visiteurs dans leur terrible et vaine tentative de «vouloir» voir, et là, des formes lumineuses, passantes, mouvantes, instables composent des espaces furtifs; parfois émergent des fragments échappés des œuvres elles-mêmes, des flous, des indistincts visuels, parfois l'accrochage surgit tel un dessin esquissé, pour s'éclipser immédiatement dans son obscurité première. Se placer ainsi dans l'attente de ce qui peut se produire, dans un état de veille, le regard mobilisé par les seuls déplacements inattendus, imprévisibles des points lumineux.
         «Frac Forever» défie le principe d'accrochage, que l'on dénie comme mode de vision et de perception. Mais il s'agirait également de poser cette autre hypothèse: comment nier et dénier à la partie sans doute la plus matérielle d'une collection sa matérialité, comment l'en vider? Ou, dans un point de vue retourné, comment la «dématérialiser», la placer et l'observer en situation de dissolution, de quasi disparition, pour qu'elle en fasse partie, malgré tout?

 Et si nous voulions, néanmoins, tirer la ligne photographique de cette exposition qui fait violence au corps du visiteur en l'exposant, seul, dans cet espace des obscurités ponctuées de formes rêves ou fantômes, de ressacs de réalités captées, figées, immobilisées, en en faisant le sujet photographique lui-même, nous devenons, non plus – ou aussi – le personnage de Melville qui, dans un acte de puissance hors de l'ordre établi, annihile l'autorité, mais le protagoniste de G. W. Sebald, Jacques Austerlitz fasciné par l'acte photographique, dans un saisissement compulsif et nostalgique du réel:
«Ce qui m'a constamment fasciné dans le travail photographique, c'est l'instant
où l'on voit apparaître sur le papier exposé, sorties du néant pour ainsi dire,
les ombres de la réalité, exactement comme des souvenirs [...] qui surgissent aussi en nous
au milieu de la nuit et, dès qu'on veut les retenir, s'assombrissent soudain et nous échappent,
à l'instar d'une épreuve laissée trop longtemps dans le bain de développement.»

Austerlitz, W. G. Sebald, 2001.

«Frac Forever - Œuvres de la collection du 49 Nord 6 Est - Frac Lorraine» -
Centre Pompidou-Metz, galerie 3.
Du 29 septembre 2012 au 25 février 2013. http://www.centrepompidou-metz.fr/node/21032

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